[RSS] Twitter Youtube Page Facebook de la TC Articles traduits en castillan Articles traduits en anglais Articles traduits en allemand Articles traduits en portugais

Newsletter

Ailleurs sur le Web [RSS]

Lire plus...

Twitter

Notes sur les grandes tendances de la situation internationale

Lien publiée le 25 février 2024

Tweeter Facebook

Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.revolutionpermanente.fr/Notes-sur-les-grandes-tendances-de-la-situation-internationale

Ce texte est une contribution en vue de la prochaine conférence internationale de la Fraction Trotskyste qui se tiendra dans les prochaines semaines.

Notes sur les grandes tendances de la situation internationale

[Ill. Oskar Kokoschka, (1886-1980), La fiancée du vent, entre 1913 et 1914, Wikimedia Commons]

Un interrègne convulsif

Depuis la crise capitaliste de 2008, mais plus encore depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, nous soutenons qu’une nouvelle étape s’est ouverte, caractérisée par la réactivation des tendances plus générales de l’époque impérialiste, définie par Lénine comme une époque de crises, de guerres et de révolutions. Ces caractéristiques convulsives, qui se manifestent par des tendances aux crises organiques (ou par des crises organiques ouvertes) dans les pays de la périphérie et du centre capitalistes, des tendances protectionnistes, une polarisation politique et des conflits sociaux importants, ont été atténuées par les conséquences de la défaite de la dernière poussée révolutionnaire dans les années 1970, le développement de la mondialisation néolibérale et le triomphe des États-Unis dans la Guerre froide, qui a donné lieu à un éphémère « moment unipolaire » de l’hégémonie étatsunienne.

Comme nous l’avons défini, la guerre de la Russie contre l’Ukraine/l’OTAN n’est pas une guerre de même nature que les guerres asymétriques menées par les États-Unis et d’autres puissances, telles que la guerre du Golfe, la « guerre contre le terrorisme » ou les guerres en ex-Yougoslavie de la fin des années 1990 et du début des années 2000. C’est la première guerre majeure sur le sol européen depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et elle marque le début d’une remise en cause ouverte, y compris sur le terrain militaire, de l’ordre mondial dirigé par les États-Unis.

L’« ordre (néo)libéral » sous l’égide des États-Unis, qui a régi la géopolitique de l’Après-guerre froide, semble en train de s’effondrer. La « grande récession » a mis en évidence son déclin. Non seulement la Chine a émergé en tant que puissance et principal concurrent des États-Unis, mais on a vu apparaître un certain nombre de puissances moyennes, telles que la Turquie, le Brésil, l’Inde ou l’Indonésie, qui poursuivent leurs propres intérêts nationaux. Certains analystes les comparent au mouvement des non-alignés bien que les pays concernés aient des dépendances croisées vis-à-vis des États-Unis (et de l’Occident) et de la Chine.

Avec l’alliance entre la Russie et la Chine formalisée à la veille du déclenchement de la guerre en Ukraine, un « bloc anti-occidental » a émergé, se présentant comme une « alternative multilatérale » aux exigences étatsuniennes, agissant comme un pôle d’attraction pour les États mis au ban par l’« Occident », comme l’Iran ou la Corée du Nord. L’émergence de ce bloc, encore en construction, a objectivement ouvert un espace pour des « alignements multiples » et des alliances fluides, que les différents pays utilisent à leur guise. L’ensemble constitue ce que l’on appelle le « Sud global », qui relève à l’heure actuelle plus du signifiant que d’une entité économico-politique aux contours définis, mais qui exprime de façon frappante l’affaiblissement de la capacité des États-Unis à continuer d’imposer un alignement quasi-automatique sur sa politique (à l’exception d’une poignée de valets de Washington comme le gouvernement Milei en Argentine, qui base sa politique étrangère sur un retour aux « relations charnelles » [référence à une expression du ministre des affaires étrangères de Menem, Guido Di Tella, NdT]).

Certains analystes et théoriciens bourgeois des relations internationales parlent d’une forme de réapparition du « monde bipolaire » de la Guerre froide, cette fois entre les États-Unis et la Chine. Un autre courant géopolitique, dit « décliniste », décrit l’émergence d’un « monde multipolaire » et nourrit l’illusion d’une reconfiguration des « institutions multilatérales », qui permettrait aux États-Unis de conserver une certaine domination, tout en « partageant » des pans de leur pouvoir avec d’autres puissances.

Il ne s’agit pas seulement de discussions académiques. Comme l’a montré la guerre en Ukraine, une partie de la gauche internationale considère que le bloc dirigé par la Chine et la Russie est « anti-impérialiste » parce qu’il s’oppose à l’hégémonie étatsunienne, reproduisant une position « campiste » typique de la Guerre froide, en substituant à l’Union soviétique un bloc capitaliste réactionnaire dirigé par la Chine, qui cherche à émerger comme puissance en approfondissant ses traits impérialistes. Une autre partie a adopté une position de « campisme inversé », en s’alignant sur le camp de l’OTAN et de l’Ukraine.

Les intellectuels bourgeois, libéraux et « progressistes », et donc pas uniquement les marxistes, ont avancé différentes théories sur la « crise multidimensionnelle » - géopolitique, économique, politique, sociale, environnementale – actuelle, qui a ouvert une période prolongée d’instabilité et pourrait conduire à des événements catastrophiques. Ce n’est pas un hasard si le terme « permacrise », néologisme désignant des crises permanentes et simultanées, a été désigné mot de l’année en 2022. D’une certaine manière, l’historien Adam Tooze a repris la catégorie de « polycrise » formulée à l’origine par Edgar Morin dans les années 1970, comme une alternative aux explications marxistes des crises ouvertes depuis 2008.

Pour le dire simplement, cette notion décrit une situation dans laquelle plusieurs crises ou affrontements interagissent de manière à rendre « le tout plus dangereux que la somme des parties ». Comme il s’agit de crises non-linéaires et rétroactives, le système devient imprévisible. Ce qui est intéressant avec le concept de « polycrise », c’est qu’au-delà de décrire la crise actuelle et son imprévisibilité, il souligne combien, dans ce cadre, les tentatives partielles de résolution de la crise tendent à en ouvrir de nouvelles. Par exemple, un ajustement pour résoudre une crise de la dette crée d’autres crises : récession, crises sociales, cataclysmes politiques, etc., qui finissent par aggraver la situation dans son ensemble. La limite est que cette « matrice » de crises interconnectées (quand bien même certaines restent relativement indépendantes) ne rend pas compte des causes de la crise systémique du capitalisme. Elle constitue finalement un « modèle de gestion de crise » qui ne pose pas d’alternative globale au système capitaliste, et encore moins en lien avec la perspective de la révolution sociale.

Bien qu’il n’y ait pas encore de conflit (militaire) ouvert pour l’hégémonie, et que nous ne soyons donc pas encore au début de la « troisième guerre mondiale », un interrègne a débuté, dans lequel prévalent des phénomènes transitoires typiques des étapes où les rapports de forces sont encore indéfinis. Sa durée dépendra en dernière instance de l’évolution et de l’issue de la lutte des classes.

Une conjoncture incertaine et dangereuse dans l’attente des élections américaines

Au cours de l’année écoulée, la tendance aux guerres et au militarisme s’est accentuée, renforçant le sentiment de désordre mondial. À la guerre de la Russie contre l’Ukraine et l’OTAN s’est superposée celle qu’Israël mène à Gaza, qui se diffuse à la région. En quatre mois, elle a déjà impliqué une dizaine de pays et menace d’entraîner les États-Unis dans une nouvelle guerre non voulue au Proche-Orient. Il s’agit là des deux principaux théâtres d’opérations actuels, mais ce ne sont pas les seuls et il existe d’autres fronts potentiels. En Asie, le conflit entre la Chine et Taïwan, qui est d’une importance stratégique majeure pour l’impérialisme étatsunien, reste latent, bien que Biden ait décidé d’en faire baisser l’intensité en réaffirmant que l’indépendance de l’île n’était pas à l’ordre du jour. En outre, les tensions dans la péninsule coréenne se sont intensifiées, Kim Jong-un ayant rompu les ponts avec le gouvernement sud-coréen, radicalement de droite et pro-américain. Même en Amérique latine, la crise de l’Essequibo entre le Venezuela et le Guyana, sans poser encore la question de la guerre, a déjà donné lieu à des tensions militaires, avec la mobilisation de troupes par la Grande-Bretagne. Sans parler de l’enchaînement des coups d’État en Afrique qui, au-delà des spécificités nationales, ont pour dénominateur commun l’expulsion des troupes françaises (et dans certains cas des troupes étatsuniennes, en raison de la poursuite de la « guerre contre le terrorisme ») et un rapprochement économique, géopolitique et militaire avec le bloc chinois et russe.

L’administration Biden est simultanément impliquée dans la guerre Russie/Ukraine/OTAN et dans la guerre d’Israël à Gaza. Dans les deux cas, et surtout à quelques mois d’une élection qui semble pour l’instant perdue, la politique de la Maison Blanche est de soutenir ses alliés tout en évitant une nouvelle guerre ouverte qui l’obligerait à envoyer des troupes au sol, ce qui reste peu probable dans le cas de l’Ukraine mais envisageable au Proche-Orient. En Ukraine, la stratégie étatsunienne, consistant à profiter d’une guerre par procuration pour affaiblir la Russie (et, ce faisant, renforcer son leadership sur l’Union européenne) sans envoyer un seul soldat américain sur le terrain, a fonctionné au début de la guerre mais montre aujourd’hui ses limites.

Les élections américaines de novembre se retrouvent momentanément dans une sorte d’impasse. Mais aucun de ses acteurs n’attend l’arme au pied et tout le monde se prépare activement à un changement de cap. C’est aussi la raison pour laquelle cette année est dangereuse.

S’il est vrai que sur des questions fondamentales, comme la politique d’hostilité vis-à-vis de la Chine (une affaire d’État), il y a eu davantage de continuité que de rupture entre Trump et Biden, la polarisation extrême entre le parti républicain trumpiste et le parti démocrate exprime une division profonde au sein de l’appareil d’État sur la meilleure façon de défendre l’« intérêt national » impérialiste. S’y opposent une logique plus interventionniste, cherchant à se placer à la tête d’un ensemble d’alliés (Biden) et une politique plus unilatérale, avec des éléments isolationnistes (Trump).

Bien qu’il reste encore de longs mois avant l’échéance électorale et que les démocrates espèrent que l’amélioration de la situation économique contribuera à la réélection de Biden (ce qui n’est pas encore joué), le « facteur Trump » a déjà des effets sur une géopolitique mondiale troublée, influençant le cours de la guerre en Ukraine, de la guerre d’Israël à Gaza, mais aussi les calculs stratégiques des alliés occidentaux et des ennemis déclarés des États-Unis.

L’Union européenne s’inquiète particulièrement d’une éventuelle victoire de Trump, qui a récemment remis en question le rôle de l’OTAN et même suggéré que les États-Unis pourraient ne pas réagir si un membre l’Alliance atlantique qui ne respecte pas la consigne de porter son budget militaire à 2% de son PIB était attaqué par la Russie. Dans le contexte des revers du camp ukrainien sur le champ de bataille, les pays de l’UE s’interrogent de plus en plus sur leur alignement inconditionnel sur les États-Unis. Le cas le plus symptomatique est celui de l’Allemagne, où une force « souverainiste » a émergé, menée par l’ancienne leader de Die Linke, Sahra Wagenknecht, qui propose explicitement de retirer tout soutien allemand à la guerre et de renouer les relations avec la Russie. Une politique présentée par le sociologue Wolfgang Streeck, comme un moyen pour l’Allemagne de « se libérer de l’emprise de Washington ».

C’est un fait que l’Ukraine et le Proche et Moyen-Orient sont affectés par les enjeux électoraux, avec toutes les conséquences que cela implique. Biden cherche à afficher un succès en politique étrangère (un « match nul » en Ukraine ?) ou, tout du moins, à atténuer le rejet suscité, dans une partie importante de sa base électorale, par sa complicité dans le génocide en cours contre le peuple palestinien. Pour les mêmes raisons, les Républicains ne sont pas disposés à concéder quoi que ce soit que Biden pourrait utiliser pour alimenter sa campagne qui bat de l’aile.

Dans ce bras de fer tendu, l’aide financière à l’Ukraine, à Israël et à Taïwan, que le « Freedom Caucus » – le bloc de droite républicain radicalisé – avait d’abord conditionné à l’approbation de la fermeture de la frontière avec le Mexique et au durcissement de la politique migratoire, est restée bloquée au Congrès. Une fois leurs exigences obtenues, ses élus se sont retirés de l’accord. Avec cette obstruction, Trump remet en question le financement et l’intervention des Etats-Unis dans des conflits où l’intérêt national impérialiste n’est pas directement en jeu. Bien sûr, ce dernier point est contesté. Non sans cynisme, ceux qui soutiennent la guerre pour des raisons « démocratiques » soulignent l’absence de logique des Républicains, qui refusent de reconnaître que cette aventure revient assez peu cher aux États-Unis : il n’y a pas un seul de leurs soldats sur le terrain (ni d’ailleurs d’aucune puissance occidentale) et le financement accordé à l’Ukraine pour cette année ne représente même pas 0,25 % du PIB combiné de l’UE, du Royaume-Uni et des États-Unis. De plus, un détail important qui passe souvent inaperçu est qu’une grande partie de cet argent reste aux États-Unis, dans les mains des entreprises du complexe militaro-industriel.

C’est Zelensky qui souffre le plus de la situation : non seulement l’aide dont dépend le front ukrainien est ajournée, mais si Trump remporte la présidence, il promet de suspendre toute aide étatsunienne à l’Ukraine. Comme l’a clairement montré l’interview amicale de Poutine par Tucker Carlson, le président russe se sent renforcé et la perspective d’une victoire de Trump ne l’incite pas à négocier, mais plutôt à n’accepter qu’une capitulation totale de l’Ukraine.

La polarisation interne aiguë (tendances à la crise organique) et l’image de faiblesse projetée par Biden - aggravée par l’image de sénilité sur laquelle s’appuie l’ensemble du Parti républicain - entravent les politiques que le gouvernement étatsunien tente de mener pour faire baisser les tensions au Proche-Orient. Plus généralement, elles érodent l’influence des États-Unis et leur capacité à maintenir l’ordre. Dans ce cadre, et quand bien même ils seraient suivis de moments de flottement, on ne peut exclure que des événements « inattendus », comme l’attaque du Hamas du 7 octobre, qui pourraient par la suite précipiter de nouvelles crises dans un cadre plus général de dégradation des relations interétatiques et d’accumulation des contradictions.

L’impasse de la guerre en Ukraine

Deux ans après le début de la guerre, et après l’échec retentissant de la contre-offensive ukrainienne au printemps 2023, le conflit se trouve dans l’impasse. Tactiquement, il est entré dans une phase qui combine une guerre d’usure sur le terrain et l’utilisation généralisée de drones, qui permettent à l’Ukraine de compenser son manque de munition et lui donnent une certaine marge de manœuvre pour attaquer des cibles sur le territoire russe. Cependant, dans le même temps, cette situation amplifie la capacité de destruction de la Russie, qui attaque sans relâche les villes et les infrastructures ukrainiennes.

Dans une large mesure, l’échec de l’offensive ukrainienne est dû à un changement de stratégie de la Russie, qui a corrigé les erreurs qui lui avaient coûté cher en 2022 et a adopté une stratégie de défense en profondeur qui s’est avérée redoutable. Malgré des pertes humaines importantes et une dépense en termes de munitions, l’Ukraine n’a pu avancer que de quelques kilomètres. Du point de vue de la direction politique de l’État, la décision de Poutine de démanteler le groupe Wagner et d’éliminer Evgueni Prigojine lui a permis de restaurer l’autorité de Kremlin et de remettre de l’ordre dans le commandement militaire.

Dans un contexte où, comme le souligne l’analyste Lawrence Freedman, « l’offensive est difficile pour les deux camps », la Russie a pris un avantage considérable, malgré de faibles progrès territoriaux, et conserve l’initiative grâce à la capacité renouvelée de son industrie de guerre. Plusieurs analystes « réalistes » admettent déjà que cette situation défavorable à l’Ukraine pourrait être très difficile à renverser. L’absence de résultats et de perspective stratégique pour mettre fin à la guerre (Zelensky ne recule pas devant l’objectif de reconquérir tout le territoire ukrainien, y compris la Crimée) a mis en lumière les divergences dans le camp ukrainien, ce qui a conduit à l’éviction du populaire général Valery Zaluzhnyi, une décision que les partenaires impérialistes de l’Ukraine ont observé avec inquiétude.

Zelensky subit également une érosion accélérée de son capital politique et le mécontentement intérieur s’accroît en raison de la lassitude face à la guerre et des accusations de corruption qui se multiplient. La Rada a refusé d’approuver un plan audacieux (et brutal) visant à incorporer et former 400 000 à 500 000 nouvelles recrues pour renforcer les rangs décimés de l’armée, dont la moyenne d’âge est de 40 ans. Le pari de Zelensky, qui dépend entièrement de l’assistance militaire et économique des puissances impérialistes, est que l’Occident continuera de l’armer et de le financer. Mais il fait face à toujours plus de difficultés.

L’Union européenne a mis des mois à faire approuver un programme d’aide à l’Ukraine - 50 milliards d’euros sur quatre ans - en raison de l’opposition du premier ministre hongrois, Viktor Orbán, politiquement proche de Poutine. Orbán a utilisé son droit de veto pour obtenir d’autres concessions de la part de l’UE, notamment le déblocage de fonds gelés en raison de ses politiques « illibérales ». Bien que l’UE ait finalement réussi à le faire plier, cela s’est fait au prix d’une usure considérable. Il en va de même pour l’élargissement de l’OTAN à la Suède et à la Finlande, qu’Erdogan a repoussé aussi longtemps qu’il le pouvait.

Aux États-Unis, principal contributeur à l’effort de guerre ukrainien, Joe Biden doit faire face à l’opposition du parti républicain au Congrès, qui avait d’abord conditionné l’adoption de l’enveloppe de 60 milliards d’euros pour l’Ukraine à la fermeture de la frontière sud et au durcissement de la politique migratoire, mais qui, après avoir obtenu cette concession de Joe Biden, est revenu sur sa décision. Face à ces échecs répétés, l’administration Biden envisage de remettre à l’Ukraine les 300 milliards de dollars de réserves russes gelées dans diverses banques centrales. Une mesure qui a peu de chances d’être légale et qui, d’un point de vue politique, est fortement remise en question, en particulier par les puissances moyennes et le « Sud global » qui estiment qu’ils pourraient subir le même sort.

La politique des États-Unis et des puissances occidentales visant à isoler la Russie par le biais d’un régime de sanctions économiques sévères n’a pas eu les résultats escomptés. Si le coût réel de la guerre sera visible dans les années à venir, à court terme, la Russie a relativement bien surmonté les sanctions économiques, en grande partie grâce à son alliance avec la Chine, et se développe grâce à l’économie de guerre. Les marchés qu’elle a perdu en Europe, en particulier en Allemagne, ont été en partie compensés par l’augmentation des exportations de pétrole brut à prix réduit vers la Chine « amie », l’Inde et plusieurs pays africains.

Poutine vient de prendre la présidence du bloc des BRICS, qui s’est élargi à de nouveaux membres, dont l’Arabie saoudite et l’Éthiopie (l’Argentine s’est retirée en raison de la politique du gouvernement d’extrême droite de Milei). A grand renfort de répression et de renforcement bonapartiste, il se prépare à assumer un cinquième mandat présidentiel, après avoir éliminé de la course électorale Boris Nadejdine, le candidat qui menaçait d’unifier le front anti-guerre. La plupart des analystes militaires estiment que les conditions ne sont pas réunies pour une nouvelle offensive ukrainienne en 2024 et que, tant que les attaques de la Russie le permettront, il serait souhaitable de passer à une position de « défense active » afin d’éviter de nouvelles pertes territoriales et reconstituer des réserves.

L’administration Biden se trouve dans une situation complexe. La lassitude face à la guerre se fait également sentir à l’intérieur du pays. La campagne des Républicains sur le gaspillage des ressources dans des pays lointains trouve un écho dans une partie de l’électorat. Après avoir milité pour une « victoire de l’Ukraine », Joe Biden veut éviter qu’une négociation dans laquelle l’Ukraine renoncerait à 18 % de son territoire actuellement occupé par la Russie ne soit perçue par les ennemis des États-Unis comme une défaite pour l’Occident.

Si l’année dernière, le scénario le plus probable était celui d’un « conflit gelé » à la manière de la guerre de Corée, il est aujourd’hui de plus en plus probable que la guerre se poursuive pendant encore au moins un an, alternant impasses et offensives russes. Comme nous l’avons noté ailleurs, la Russie a réalisé des progrès tactiques, même si c’est au prix d’une dépendance accrue vis-à-vis de la Chine et de la présence de l’OTAN à ses frontières. Toutefois, la stratégie étatsunienne consistant à épuiser la Russie en utilisant l’Ukraine comme chair à canon semble avoir atteint ses limites. L’ampleur de cette usure et sa signification stratégique restent à voir.

Le danger de guerre au Proche et Moyen-Orient

Les États-Unis continuent de mener une politique de « normalisation » des relations entre les États arabes et l’État d’Israël, dans le but d’isoler l’Iran et de porter un coup à la lutte nationale palestinienne. Cette politique a été initiée par Donald Trump en 2020 avec les Accords d’Abraham, et poursuivie par Biden qui, dans les jours précédant l’attaque surprise du Hamas en octobre dernier, avait fait avancer la « normalisation » des relations entre Israël et l’Arabie saoudite. Contrairement à celle de Trump, la politique de Biden incluait le rétablissement d’un certain niveau de relations avec le régime iranien.

Bien que nous ne partagions ni les méthodes ni la stratégie du Hamas, son action a remis sur le devant de la scène la lutte historique du peuple palestinien contre l’oppression de l’État d’Israël, un régime d’apartheid radicalisé par les gouvernements successifs de Netanyahou et ses alliés, l’extrême droite religieuse et les colons. La guerre brutale menée par l’État d’Israël contre le peuple palestinien à Gaza, avec le soutien des États-Unis et des puissances européennes, a perturbé ce schéma géopolitique et menace de dégénérer en une guerre régionale, qui pourrait finalement déboucher sur rien de moins qu’une guerre américano-iranienne.

En effet, la quasi-totalité des alliés de l’Iran, qui se désignent comme « l’axe de la résistance », ont déjà été impliqués dans des actions militaires de plus ou moins grande envergure : le Hezbollah au Liban, les milices liées au régime iranien qui opèrent en Syrie, en Irak et en Jordanie, et les Houthis qui ont attaqué des navires commerciaux dans la mer Rouge, provoquant des bombardements américains et britanniques sur le Yémen. À cela s’ajoute un accrochage qui n’a pas dégénéré entre l’Iran et le Pakistan au sujet du double attentat à la bombe qui a fait une centaine de morts en Iran et qui, s’il n’est pas directement lié à la guerre de Gaza, ne peut être dissocié du climat tendu qui règne dans la région.

L’incident le plus grave a été l’attaque d’une base étatsunienne en Jordanie par des alliés de l’Iran, qui a entraîné la mort de trois soldats américains. Dans un exercice d’équilibre délicat, cherchant à ne pas paraître faible sans provoquer d’escalade, l’administration Biden a réagi en attaquant 85 cibles alliées à Téhéran en Irak et en Syrie, mais a pris soin de ne pas s’en prendre directement à l’Iran.

L’administration Biden se trouve dans une situation de plus en plus compliquée. Elle est le principal allié et soutien financier et militaire de l’État d’Israël, et a maintenu son soutien inconditionnel au gouvernement d’extrême droite de Netanyahou et aux partis des colons et de la droite ultra-religieuse, qui déclarent ouvertement leur intention d’expulser le peuple palestinien de Gaza et de la Cisjordanie. Il n’est pas seulement complice, il est l’instigateur du génocide israélien à Gaza. Mais en même temps, la politique des Etats-Unis consiste à désamorcer le conflit, en coopération avec l’Arabie saoudite et d’autres alliés dans le monde arabe, afin d’empêcher la dynamique d’une guerre régionale de se développer, ce qui les conduirait à nouveau à s’impliquer directement avec des troupes au sol au Proche et Moyen-Orient.

Jusqu’à présent, les tentatives diplomatiques visant à remettre à l’ordre du jour la fausse « solution à deux États » ont été totalement infructueuses. Il existe une contradiction entre l’intérêt de Joe Biden pour la reconstruction d’alliances entre l’État sioniste et les monarchies arabes, impensable si Netanyahou n’arrête pas le massacre dans la bande de Gaza, et la stratégie de survie de Netanyahou, qui consiste à poursuivre la guerre aussi longtemps que possible, car c’est son seul espoir de conserver le pouvoir et d’échapper à la prison.

Netanyahou a renforcé ces contradictions avec l’attaque massive de Rafah, en réponse à laquelle l’Égypte, qui participe avec le Qatar à des négociations indirectes avec le Hamas pour la libération des otages, est allée jusqu’à évoquer la possibilité de se retirer des accords de Camp David. En conséquence, le secrétaire d’État Antony Blinken a défini la situation dans la région comme « la plus dangereuse depuis 1973 ».

Un « atterrissage en douceur » sur une pente glissante

L’accumulation des contradictions et des risques « extra-économiques » semble avoir échappé au radar pragmatique des grands milliardaires. Les prévisions les plus pessimistes pour l’économie mondiale ne se sont pas concrétisées dans l’immédiat. Dans sa mise à jour de janvier sur les perspectives mondiales, le FMI a revu légèrement à la hausse la croissance mondiale à 3,1 % en 2024, principalement en raison de performances meilleures que prévues des États-Unis et de la Chine. Pour 2025, il prévoit une croissance de 3,2 % (la moyenne historique pour la période 2000-2019 était de 3,8 %). Le commerce mondial devrait croître de 3,3 % en 2024 et de 3,6 % en 2025, ce qui est nettement inférieur à la moyenne historique de 4,9 %.

Selon le FMI, l’économie mondiale se dirige vers un « atterrissage en douceur », c’est-à-dire une sortie de l’inflation, qui s’est envolée dans la période post-Covid puis comme effet secondaire de la guerre en Ukraine et des sanctions, sans que la hausse des taux d’intérêt - la mesure monétariste adoptée par les banques centrales pour réduire l’inflation – n’ait produit une récession mondiale ou, pire, un scénario de « stagflation ». Cependant, davantage que de l’optimisme, c’est une vision « moins pessimiste que prévu » qui continue de prévaloir : la sortie de crise est lente et surtout vulnérable aux risques géopolitiques, comme l’illustrent les attaques des Houthis au Yémen contre les navires commerciaux en mer Rouge qui pourraient perturber les chaînes d’approvisionnement et les routes commerciales, rendant ainsi les produits de base plus chers, même si elles se maintenaient simplement au niveau actuel.

Il est important de noter les inégalités qui sont masquées par les tendances générales. À proprement parler, c’est l’économie étatsunienne qui se porte mieux, du moins conjoncturellement, avec une croissance annualisée de 3,3 % au dernier trimestre 2023, l’inflation passant de 8 % en 2022 à 3,1 % fin 2023 (toujours au-dessus de l’objectif de 2 % de la Fed). Le taux de chômage reste à 3,6 %, à des niveaux proches du plein emploi. Cependant, comme le souligne l’économiste marxiste Michael Roberts, la croissance est inférieure et l’inflation supérieure aux niveaux d’avant la pandémie ; en particulier, les prix à la consommation aux États-Unis et en Europe ont augmenté de 17 à 20 %. Cela explique pourquoi la grande majorité des travailleurs étatsuniens et de la classe moyenne ne perçoivent pas l’amélioration de leur situation personnelle, ce qui diminue l’impact électoral positif pour les démocrates des « bidenomics », à savoir la politique économique actuelle menée par l’administration étatsunienne. De plus, la FED n’a pas annoncé, comme l’attendaient les marchés, de baisse des taux d’intérêt à court terme (certains spéculaient sur l’idée que la baisse pourrait commencer en mars), de sorte que le poids des intérêts de la dette sur les économies des ménages et des entreprises s’alourdit.

Selon The Economist, trois motifs d’inquiétude, au moins, pèsent sur l’avenir. Le premier est que les consommateurs ont déjà utilisé leur épargne excédentaire pendant la pandémie, de sorte que de nombreuses entreprises s’attendent à une baisse de leurs ventes ; le deuxième est une possible contraction de la consommation en Chine ; et le troisième est un ralentissement du « boom manufacturier » qui avait été annoncé avec l’approbation de la « loi sur les puces », un puissant plan de relance étatsunien de 52 milliards de dollars pour la production locale de semi-conducteurs, dont seule une petite partie a finalement été mise en œuvre. À ce scénario s’ajoute le risque bancaire-financier posé par l’expansion des activités entre les banques traditionnelles et le secteur du « shadow banking », un secteur de prêteurs informels tels que les fintechs, auxquels les institutions financières américaines ont déjà accordé des prêts pour plus de 1 000 milliards de dollars. Des événements comme la crise de 2023 déclenchée par l’effondrement de la Silicon Valley Bank tirent la sonnette d’alarme et mettent en lumière les vulnérabilités du système bancaire qui, sous la présidence de Donald Trump, s’est affranchi des timides réglementations qui avaient suivi la crise de 2008.

L’Union européenne échappe à la récession de quelques dixièmes de points (une croissance anémique de 0,65% est prévue) à l’exception de l’Allemagne qui enregistre un recul de 0,3 %. L’ensemble du bloc européen traverse une crise majeure du secteur agricole qui, dans un contexte de baisse des prix internationaux, a perdu en compétitivité face aux importations en provenance d’Ukraine, et qui est mis à mal par les réglementations de l’UE et la Politique agricole commune, dont la réduction des subventions au diesel, qui font principalement porter sur les petits producteurs le coût de la transition dite « verte ». Comme il y a vingt-cinq ans, on recommence à débattre sur la question à savoir si l’Allemagne est « l’homme malade » de l’Europe, ou si elle souffre de fatigue passagère, comme le pense le gouvernement à Berlin, et aurait besoin d’une simple dose de caféine. L’inflation, le militarisme, les tensions géopolitiques qui mettent à mal les politiques d’exportation et surtout la fin du modèle de production basé sur l’énergie bon marché importée de Russie sont quelques-uns des éléments qui expliquent cette situation. La stabilité prolongée de l’ère Merkel est désormais derrière nous et l’Allemagne entre tardivement dans une dynamique de crises politiques et de turbulences sociales sans précédent depuis les trois dernières décennies.

À un autre niveau, la Chine, comme le note Roubini, connaît un « atterrissage en dents de scie » avec une croissance estimée à moins de 5,2 % en 2023. Bien que le FMI ait revu à la hausse ses prévisions de croissance pour 2024, de 4,2 % à 4,6 %, la tendance est toujours au ralentissement économique en raison d’une combinaison de plusieurs facteurs. Parmi les plus immédiats, la faillite coûteuse et prolongée d’Evergrande, qui a mis en évidence la bulle de l’immobilier et de la construction, un secteur qui représente au moins 20 à 25 % du PIB ; le krach boursier qui a fait perdre aux marchés chinois et hongkongais 1 500 milliards de dollars pour le seul mois de janvier 2024, une dynamique que le gouvernement de Xi Jinping tente à présent d’inverser en rachetant des actions d’entreprises d’État. Il y a également une tendance persistante à la déflation - l’indice des prix à la consommation a enregistré en janvier sa plus forte baisse en quinze ans - qui est un symptôme de difficultés structurelles, ayant déjà un impact négatif sur l’économie mondiale, notamment en raison de la réduction de la demande d’importations, y compris de soja.

Il existe donc un consensus autour du « tableau » que l’on peut faire l’économie mondiale. Même Nouriel Roubini, le plus « catastrophiste » des économistes bourgeois, reconnaît que ses prédictions les plus inquiétantes ne se sont pas réalisées. Cependant, il signale quelques « méga-menaces stagflationnistes » qui éclipsent l’optimisme relatif d’autres analystes. Parmi elles, il mentionne la possibilité que la hausse des taux (qui restent pour l’instant aux niveaux atteints en 2023) ait un effet différé sur les économies des pays impérialistes en 2024, sur le poids du refinancement de la dette des entreprises et des ménages ou encore l’endettement des États. La question de la dette est d’ailleurs absolument critique dans les pays de la périphérie capitaliste (le cas de l’Argentine étant le plus aigu) et d’autres pays à faible revenu du « Sud global », directement en situation de défaut de paiement. Parmi les pays les plus exposés à un éventuel défaut de paiement (en 2022, on comptait jusqu’à 50 pays dans cette situation) figurent l’Égypte et le Pakistan, qui se sont engagés dans des programmes d’ajustement très durs en lien avec le FMI, ce qui a déjà des conséquences sociales et politiques. La mécanique de l’endettement dans le cas du Pakistan, comme dans d’autres pays asiatiques tels que le Sri Lanka et surtout en Afrique, est marquée par le poids des emprunts chinois, en particulier pour les mégaprojets d’infrastructure liés aux Nouvelles routes de la soie. Face à l’impossibilité de rembourser, ces pays ont donc dû avoir recours aux fameux « programmes de sauvetage » du FMI.

Pour Michael Roberts, les perspectives sont encore plus sombres, étant donné qu’en dehors des États-Unis, la croissance de la plupart des pays continue à décélérer, avec des tendances à la récession en Europe et en Amérique latine (dans ce cas en raison de l’impact de la crise argentine), de sorte qu’au-delà des chiffres, les prévisions générales se rapprochent davantage d’une récession que d’un « atterrissage en douceur ». Enfin, il existe des facteurs de risque extra-économiques : affrontements géopolitiques qui feraient repartir à la hausse les prix internationaux de l’énergie et des denrées alimentaires, crises politico-étatiques sans oublier des explosions de luttes de classes.

Le néolibéralisme « zombie ». Guerre commerciale et tendances protectionnistes

Au-delà de la conjoncture immédiate, les tendances protectionnistes qui se sont développées dans les pays centraux à la suite de la crise capitaliste de 2008 et de l’épuisement de l’hégémonie néolibérale globalisante, pourraient connaître un développement ultérieur avec une nouvelle présidence Trump.

Si l’ampleur de la crise de la mondialisation fait encore l’objet de débats, tout le monde s’accorde pour constater que la soi-disant « hypermondialisation » a pris fin. Le cycle néolibéral s’essouffle, bien que le néolibéralisme survive voire revienne à la charge contre les travailleurs dans ses versions paléolibertaires et autoritaires d’extrême droite, synthétisées dans le discours délirant de Milei à Davos désignant le « collectivisme » comme l’ennemi principal qui aurait soi-disant pris le contrôle du monde capitaliste. Depuis la grande récession de 2008, la mondialisation recule, non sans contradictions, dans un contexte général de concurrence accrue et de guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine.

Ce recul de la mondialisation néolibérale a été accentué par la pandémie de 2020 ainsi que par les guerres et les tensions géopolitiques qui ont mis en évidence la vulnérabilité des chaînes d’approvisionnement. L’exemple le plus récent est l’impact sur le commerce international des attaques des Houthis en mer Rouge, conséquence de la guerre (génocidaire) d’Israël à Gaza.

Le nombre de néologismes relatifs à la phase actuelle de la globalisation et qui apparaissent dans les journaux spécialisés expriment à leur manière la difficulté de définir ce nouveau paradigme où convergent l’économie et la géopolitique. Les plus optimistes quant aux capacités de résilience du capitalisme parlent de « slowbalisation », c’est-à-dire de la poursuite sans changements significatifs de la phase de mondialisation, mais au ralenti. Ceux qui voient une crise irréversible parlent de « dé-mondialisation », tandis qu’une majorité d’analystes bourgeois privilégient des scénarios hybrides. Le néologisme le plus récent est « glocalisation », c’est-à-dire une situation intermédiaire entre la régionalisation et la mondialisation, qui serait plutôt définie par la négative et pourrait être résumée par la formule « ni mondialisation ni autarcie ».

De manière générale, et avec des différences logiques en fonction des pays, cette reconfiguration implique de resserrer les chaînes d’approvisionnement (nearshoring) ou de les situer autant que possible dans des pays amis (friendshoring) ou, du moins, loin des points chauds géopolitiques, ce que le jargon géopolitique et économique qualifie de « derisking ». A cela s’ajoute la délocalisation nationale de certaines productions et un degré d’intervention de l’État plus important que celui préconisé dans le credo néolibéral (le cas le plus emblématique étant celui du « Chip bill » et du « Inflation Reduction Act » aux États-Unis).

Nous avons souligné dans d’autres travaux la tension entre la structure internationalisée du capitalisme, dont profitent les grands monopoles, notamment étatsuniens à l’instar d’Apple, et les tendances protectionnistes ainsi que la concurrence technologique de plus en plus aiguë, comme le montre la course entre les États-Unis et la Chine pour la domination de l’intelligence artificielle, qui a été l’un des thèmes centraux du forum de Davos.

La grande question est de savoir ce qu’une nouvelle présidence Trump pourrait signifier pour l’économie et le commerce international. Au cours de sa présidence, sous le slogan « Make America Great Again », Trump s’est retiré du Partenariat transpacifique et d’autres accords de libre-échange. Il a reformulé l’accord de libre-échange avec le Mexique et le Canada, devenu T-MEC et il a ainsi limité la possibilité pour la Chine de bénéficier de tarifs douaniers promotionnels et a encouragé la réduction de l’écart salarial avec le Mexique dans l’industrie automobile. Mais la mesure la plus perturbatrice qu’il a prise a été de lancer la guerre commerciale avec la Chine, d’imposer des droits de douane de 25 % sur les importations, puis de recentrer l’attaque sur le secteur technologique (5G et autres technologies à usage militaire), des mesures sur lesquelles l’administration Biden n’est généralement pas revenu.

Les fondements de cette sorte de « nouvel ordre commercial » ont été exposés par Robert Lighthizer, représentant au Commerce de l’administration Trump, dans un livre récent intitulé No Trade is free. Changing course, taking on China, and helping America’s workers, que l’on pourrait traduire par « Rien de saurait être gratuit dans le commerce. Changer de cap, s’attaquer à la Chine et aider les travailleurs américains ». Dès la couverture, il déroule l’agenda de la droite populiste, dont on sait qu’une grande partie de la base électorale se trouve parmi les « perdants » de la mondialisation. Ce fonctionnaire influent, actuel conseiller de campagne, propose une guerre commerciale contre la Chine, qui commencerait par la révocation du statut de « relations commerciales normales permanentes » accordé à la République populaire lors de son adhésion à l’OMC en 2000.

Dans sa campagne, Trump s’appuie sur un programme protectionniste. Le « Tariff Man » (l’homme-Droits de douane), comme il s’est lui-même surnommé il y a quelques années, a promis sans trop de détails d’imposer un droit de douane universel de 10 % sur toutes les importations, qui serait relevé dans la même proportion pour les pays qui imposent des droits de douane sur les produits américains (« œil pour œil, droit de douane pour droit de douane » a-t-il dit). Et il a promis de mettre fin au Cadre économique indo-pacifique pour la prospérité, un accord commercial lancé par Biden en 2022 avec treize pays de la région, qui, sans proposer de réductions tarifaires, visait à regagner du terrain face à la Chine.

Indépendamment des formes tactiques (guerre commerciale et accords bilatéraux dans le cas de Trump, ou élargissement des accords commerciaux ou des partenaires dans le cas de Biden) et des moments de plus ou moins grande confrontation commerciale, le problème stratégique auquel sont confrontés les États-Unis est d’avancer dans le « découplage » de leur économie vis-à-vis de la Chine, en particulier dans les domaines critiques, avec l’idée que les rivalités et les différends économiques, géopolitiques et éventuellement militaires vont s’intensifier.

Crise organique, polarisation et lutte des classes

Paradoxalement, 2024 sera l’année électorale la plus importante de l’histoire puisque quatre milliards de personnes dans plus de soixante pays se rendront aux urnes. Mais la plupart de ces processus électoraux révéleront une fois de plus la crise profonde de la démocratie libérale. Celle-ci s’est développée au même rythme que les tendances aux crises organiques que traversent les pays centraux et périphériques depuis plus d’une décennie. L’expression la plus évidente de la crise organique est peut-être l’élection américaine. Le combat pour la plus haute position du pouvoir mondial oppose Joe Biden, le candidat démocrate ayant des problèmes de sénilité évidents, à Donald Trump, qui entrera dans la course en étant visé par des dizaines d’affaires judiciaires, y compris l’accusation soutenu une tentative de coup d’État à travers la prise du Capitole le 6 janvier 2021.

L’épuisement du « consensus néolibéral », c’est-à-dire de l’alternance au pouvoir des courants conservateurs et sociaux-démocrates situés à l’« extrême centre », pour reprendre l’expression de Tariq Ali, dans le cadre d’une profonde polarisation politique et sociale, a divisé les classes dirigeantes. Cette situation a conduit à la crise des partis bourgeois traditionnels et au soi-disant « moment populiste » tant à gauche (phénomène Sanders, Podemos, et même un peu plus loin dans le temps Syriza) qu’à l’extrême droite, comme la présidence Trump, avec de forts traits bonapartistes. Ces tendances bonapartistes ont différentes expressions, comme le renforcement du présidentialisme, et le poids croissant du pouvoir judiciaire (comme on l’a vu avec l’Opération Lava Jato au Brésil) ou de la Cour suprême aux États-Unis, dont la majorité conservatrice mène la charge contre les droits démocratiques, s’attaquant à l’avortement ou à certains éléments de ce que Gramsci appelle l’« État intégral » tels que la discrimination positive.

Dans ce contexte, la montée de l’extrême droite, qui s’est électoralement imposée comme le catalyseur du mécontentement de larges couches sociales, y compris de secteurs populaires, est un phénomène qui prend le pas sur les autres. Bien que de façon indirecte et sans être exempt de contradictions, ce phénomène exprime les tentatives « césaristes » autoritaire de la bourgeoisie pour renverser le rapport de force en sa faveur et en finir avec la crise organique. La nécessité de renouer avec une sorte de « césarisme » est débattue sur la place publique par les intellectuels de la droite trumpiste. Cette discussion de « théorie politique » est notamment posée par le programme Project 2025 de la Heritage Foundation - le think tank conservateur né avec le reaganisme - qui propose ouvertement d’« institutionnaliser le trumpisme », c’est-à-dire de renforcer le pouvoir exécutif, de démanteler les agences fédérales et de former une bureaucratie d’État purement conservatrice. C’est à cela que font référence certains médias libéraux lorsqu’ils parlent de l’instauration par Trump d’une « dictature » (civile, bien entendu).

Comme le dit Frédéric Lordon dans un article intéressant, la dynamique est à l’avancée de l’extrême droite sur la droite traditionnelle. L’article de Frédéric Lordon porte sur la France et, notamment, le vote de la loi Darmanin sur l’immigration et il y montre comment Macron a repris le programme de Marine Le Pen. Indépendamment des différences d’un pays à l’autre, il s’agit bien d’une tendance générale. On peut le voir, par exemple, en Argentine, dans la tendance à l’intégration du PRO (le parti macriste de droite) au sein du gouvernement libertarien de La Libertad Avanza, le parti de Milei. Cela dit, il est nécessaire de préciser l’ampleur du phénomène et sa signification pour les perspectives de la lutte des classes. Comme le montre le début du gouvernement de Javier Milei en Argentine - jusqu’à présent le seul représentant de l’extrême droite paléolibertaire à avoir accédé au pouvoir - il s’agit de tentatives bonapartistes faibles et instables, d’autant plus qu’elles ont encore devant elles la tâche la plus ardue et la plus risquée consistant à transformer le rapport de forces, c’est-à-dire à faire plier la classe ouvrière et les secteurs populaires.

Le revers de la médaille de cette avancée de l’extrême droite est la volonté de se battre dont font preuve d’importants secteurs des travailleurs, de la jeunesse et des classes populaires. Nous traversons la troisième vague de lutte des classes depuis la crise de 2008. La première vague a eu pour point d’orgue les Printemps arabes de 2011, les « indignados » en Espagne et la lutte en Grèce contre les mesures d’austérité qui s’est terminée par la trahison de Syriza au gouvernement. La seconde vague, plus radicalisée et « émeutière » a éclaté avec la mobilisation des Gilets jaunes en France, s’est poursuivie avec le soulèvement d’octobre 2019 au Chili, puis en Équateur, et la lutte contre le coup d’État en Bolivie, et a été interrompue par la pandémie. Cette période a également vu l’émergence à échelle internationale de grands mouvements tels que le mouvement des femmes, les mouvements antiracistes et les mouvements de jeunes pour l’environnement. Ces mouvements ont soulevé des débats stratégiques de différentes natures et les organisations qui composent la Fraction Trotskyste-Quatrième Internationale ont cherché à intervenir et à peser dans ces différentes situations. L’extrême droite, quant à elle, a désigné ces mouvements comme de véritables cibles pour alimenter la polarisation et les « batailles culturelles », alors que les courants « progressistes » cherchaient quant à eux à les institutionnaliser.

Les conséquences de la guerre en Ukraine et de la pandémie ont donné naissance à une troisième vague qui repose sur une composante beaucoup plus ouvrière que les précédentes. C’est ce que montrent le processus de grèves et d’organisation syndicale aux États-Unis ou les luttes ouvrières importantes qui ont pu secouer un certain nombre de pays impérialistes, à l’instar de la vague de grèves en Grande-Bretagne et en France. Le processus le plus avancé a été la lutte contre la réforme des retraites en France en 2023. Révolution Permanente y a joué un rôle important, en promouvant, avec des secteurs de l’avant-garde ouvrière, de la jeunesse et de la culture, le Réseau pour la Grève Générale. Ce mouvement, à la fois généralisé et massif, n’a pas pu aboutir en raison de la politique conciliatrice des directions syndicales qui ont refusé d’organiser la grève générale et qui ont ainsi permis à Macron de surmonter la crise et d’avancer un certain nombre de mesures bonapartistes. On saisit néanmoins la profondeur du processus au fait que la quasi-totalité des secteurs des classes subalternes sont passés à l’action au cours des dernières années.

Au cours des derniers mois, des mobilisations de producteurs agricoles ont éclaté dans différents pays européens comme en Allemagne, France, Pologne ou État espagnol. Bien qu’elles ne soient pas exemptes de contradictions, elles expriment également ces tendances à la lutte. En Allemagne, des dizaines de milliers de personnes se mobilisent contre le parti d’extrême droite Alternativ für Deutschland et ses projets de « remigration ».

L’élément le plus dynamique est l’émergence d’un mouvement de masse contre la guerre d’Israël à Gaza et en solidarité avec le peuple palestinien, principalement dans les pays impérialistes. Ces mobilisations se caractérisent par une dimension anti-impérialiste rarement vue depuis le mouvement contre la guerre du Vietnam. Malgré les attaques brutales des gouvernements impérialistes, qui sont complices du génocide de l’État d’Israël et accusent ceux qui se mobilisent d’« antisémitisme », des dizaines de milliers de personnes continuent de se mobiliser à Londres et dans d’autres villes pour exiger la fin de la guerre d’Israël à Gaza. Ce mouvement de solidarité impressionnant et l’ampleur du massacre contre le peuple palestinien ont probablement influencé la décision de la Cour internationale de justice de reconnaître la plainte pour génocide déposée par l’Afrique du Sud contre l’État d’Israël, un événement sans précédent qui accroît le discrédit et l’isolement de l’État sioniste et de ses alliés, à commencer par les États-Unis et leur président Joe « Génocide » Biden.

Bien qu’il s’agisse d’un pays secondaire, l’Argentine sera au centre de l’attention mondiale dans la période à venir. Pour l’extrême droite internationale, il s’agit d’une position précieuse, comme en témoigne la présence à l’investiture de Milei en décembre dernier de dirigeants tels que l’ensemble des membres du clan Bolsonaro, de Santiago Abascal, de Vox, du chilien José Antonio Kast et de Víctor Orbán. On songera également au voyage messianique de Milei en Israël et son invitation à des forums d’extrême droite tels que la Conservative Political Action Conference à Washington. Mais l’Argentine est également un grand « laboratoire de la lutte des classes », où le PTS, ce que nous discutons dans un autre document, est appelé à jouer un rôle clé, en combattant pour le front unique ouvrier, l’auto-organisation et la grève générale dans la perspective de la lutte pour le pouvoir des travailleurs. En fin de compte, comme le disait déjà Trotsky, reprenant une idée formulée par Lénine au début de la Première Guerre mondiale, « s’il ne se produit pas une série de révolutions, d’autres guerres suivront ».

18/02/2024

[Trad. et édition de "El convulsivo interregno de la situación internacional" par Jo.B, ND et JBT]