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Rap et capitalisme : les liaisons dangereuses
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://comptoir.org/2024/04/24/rap-et-capitalisme-les-liaisons-dangereuses/
Devenu le style musical préféré des moins de 35 ans, le rap domine outrageusement les charts depuis quelques années. Longtemps cantonné aux cités, il est aujourd’hui apprécié par toutes les classes sociales, dans tous les territoires et pratiqué par n’importe qui. Comment expliquer qu’une musique née dans la marginalité connaisse un tel succès ? C’est ce qu’explore notre co-fondateur Kévin Boucaud-Victoire, dans son cinquième ouvrage, « Penser le rap » (Aube). Nous vous proposons en exclusivité des extraits, qui explorent les liens entre rap et capitalisme.
Un mythe très tenace voudrait que le rap soit au départ une musique antisystème, libertaire et inclusive, récupérée et pervertie par le capitalisme.
C’est par exemple la thèse développée par l’essayiste Benjamine Weill dans À qui profite le sale ? Sexisme, racisme et capitalisme dans le rap français[1]. Cette idée un peu simple, voire simpliste, ne résiste pourtant pas à l’épreuve des faits.
Si le rap naît d’une contre-culture, le hip-hop, lui, devient rapidement une culture de masse [….] c’est-à-dire une culture produite par “l’industrie culturelle[2]”, qui s’adresse au plus grand nombre. Il participe ainsi à une forme d’uniformisation et de standardisation des modes de vie, liée au capitalisme[3].
Culture de masse et consumérisme
Dans L’aplatissement du monde, le politologue Olivier Roy décrit ainsi la culture de masse : « C’est une culture de consommation, décontextualisée, déshistoricisée, fondée sur les techniques de reproduction de l’image et du son, et accessible à tous sans initiation préalable grâce à de nouveaux moyens de production et circulation bon marché (livres de poche, disques, cinéma, radio, télévision, bandes dessinées). […] La culture de masse prépare ainsi la globalisation en mettant sur le marché des produits standardisés […], qui passent sans problème la barrière culturelle […]. S’il y a un rapport étroit entre culture de masse et déculturation, c’est moins par le fait que les classes populaires deviennent consommatrices de culture (alors que c’est cela qui est dénoncé par les conservateurs) que dans la capacité de la culture de masse de se déterritorialiser et à circuler d’une culture à l’autre. […] En ce sens, le développement de l’industrie de l’entertainement prépare, sans véritable stratégie, la globalisation d’une culture en kit à la portée de tous. La culture de masse est parfaitement compatible avec la globalisation de la culture, car elle a opéré sa décontextualisation. »[4]
« Si le rap a participé à l’intégration des classes populaires au consumérisme capitalisme, c’est en raison de caractéristiques bien spécifiques. »
De son côté, le collectif Offensive libertaire et social souligne que c’est grâce à la culture de masse, née en Angleterre, « berceau de l’industrialisation », qu’« au cours du XXe siècle, les modes de vie de nombreuses zones du monde ont été uniformisés et la société de consommation et son imaginaire s’est répandu dans une grande part de la planète » [5]. Comme toute culture de masse, le rap a créé, comme l’a très bien perçu Benjamine Weill, des idoles « qui rivalisent sur les murs des chambres d’ados »[6]. Chaussant les pas de Nietzsche et de son célèbre Crépuscule des idoles[7], l’autrice remarque que « l’idole permet ainsi à l’individu d’accepter son sort. Elle participe d’une forme de mythologie qui maintient le système en place. Comme les personnages de contes de fées, leur fonction est de façonner une vision du monde. […] Les idoles du rap participent à la diffusion de l’idéologie libérale, s’inscrivent dans une forme de soft power ».
Mais chaque forme de culture de masse fonctionne selon sa propre logique. Si le rap a participé à l’intégration des classes populaires au consumérisme capitalisme, c’est en raison de caractéristiques bien spécifiques. Les idées ne tombent pas du ciel et les imaginaires ne sont pas façonnés ex nihilo. Le rap est l’expression du vécu de ses acteurs et de leur perception du monde qui dépendent des conditions sociales dans lesquelles ils évoluent et des structures dans lesquelles ils sont pris.
Des rappeurs capitalistes ?
Mais comme tout art, le rap exprime ces imaginaires de manière légèrement déformée, en grossissant certains aspects et en en esthétisant d’autres. Il participe ensuite, dans un second temps, à les remodeler. Ainsi, rap et réalité s’influencent mutuellement dans un jeu dialectique. Le rap est autant le fruit des ambiguïtés et contradictions des rappeurs que leur vecteur.
Bénédicte Delorme-Montini décrit : « Les générations rap sont […] confrontées au chômage de masse et à une panne de l’ascenseur social, à quoi s’ajoute la discrimination raciale des minorités visibles. Le lien social du rap se charge pour ainsi dire de l’homme en entier, du corps au logos, du privé au politique, comme pour pallier l’exclusion intégrale du monde commun. Si elle peut sembler banalement s’inscrire dans la lignée des protest songs et des chansons contestataires, l’expression politique du rap, à l’instar de son expression musicale, est symptomatique de l’idéologie contemporaine et du changement qu’elle induit dans le rapport de force l’individu et la collectivité. Elle manifeste tout à la fois, mêlée aux premiers développements de l’altermondialisme et au réarmement souterrain du conspirationnisme, la délégitimation de la démocratie représentative et des institutions étatiques, une radicalité fondée sur le ressort affectif de l’indignation plutôt que sur des formations théorisées, la reconnaissance impérative de reconnaissance alliée au rejet du principe d’un collectif national, l’imposition, enfin, de la condition minoritaire comme baromètre de la légitimité démocratie.« [8]
« Ils critiquent les capitalistes, on est les mêmes mais en pauvres » Hugo TSR
Se présentant souvent volontiers comme “antisystèmes”, les rappeurs sont le fruit de la société de consommation. « Ils critiquent les capitalistes, on est les mêmes mais en pauvres », résume Hugo TSR. Un bel exemple est donné par Despo Rutti, dans un de ses morceaux les plus marquants, l’excellent « Innenregistrable ». « Monsieur l’juge, enfermez les économistes, capitalistes, la pauvreté est un crime », scande le MC avant de cautionner la logique capitalisme, à savoir que la recherche du profit compte avant toute considération éthique et que la fin justifie les moyens : « J’ai pas la droit de faire la morale à ceux qui bibi [bicravent, vendent de la drogue] / C’est pas moi qui paie leur loyer, c’est pas moi qui les habille / C’qui nous sauvera c’est pas l’espoir mais le khalis [argent] / Ni fataliste, ni moraliste, j’suis agressivement réaliste[9]. »
Plus cynique, Josman explique : « J’suis devenu capitaliste par nécessité. » « Capitaliste dans les phases, capitaliste dans les actes »[10], lui répond Georgio. Ärsenik, le duo composé de Lino et Calbo, qui a popularisé le slogan : Qui prétend faire du rap sans prendre position ?, est également celui qui démarre un de ses meilleurs titres par cette citation, issue du film Le syndicat du crime, de John Woo: « Moi je sais ce que je veux. Tu sais c’est quoi mon but ? Être un putain de bourgeois[11]. »
Cette contradiction se manifeste notamment lorsque les rappeurs font l’éloge du “street entrepreneuriat”, du “hustle[12]” au deal. Le fait que Tony Montana soit la figure cinématographique préférée des rappeurs des deux côtés de l’océan est de ce point de vue très symptomatique[13]. Cette dissonance cognitive est même présente chez les “rappeurs conscients”, ceux qui entendent donner le bon exemple et combattre la délinquance, comme Kery James. […]
Lacoste, Nike et le rap
Cette contradiction s’exprime par l’éloge récurent du consumérisme, notamment à travers les vêtements de marques. Les rappeurs sont, du moins au départ, pour l’écrasante majorité d’entre eux, issus des quartiers défavorisés des métropoles. Subissant les inégalités, ils sont en contact avec la richesse et sont exclus d’une société de consommation qu’ils peuvent observer et qui, sur certains aspects, les fait rêver, bien qu’ils vomissent – ou croient vomir – le système qui la façonne. Très vite, grâce au succès, les MC jouissent de biens de consommation qui vont faire envie au ghetto, au point de créer un nouveau lifestyle, ainsi qu’une nouvelle mode vestimentaire.
Tout commence en 1986 lorsque Run-DMC sort un morceau mythique intitulé « My Adidas » qui cartonne et qui fait exploser les ventes du modèle du géant du sportswear, auprès notamment des fans du trio américain. Lors de ses concerts, le trio demande par la suite à son public de brandir leurs paires à trois bandes. Cette communion autour de la basket, désormais mythique, d’Adidas pousse la marque à nouer un partenariat avec ce groupe phare du hip-hop des années 1980. Run-DMC récupère dans l’opération un million de dollars.
En France, si Adidas est plébiscité, tout comme Reebok, les équipementiers ne rivalisent pas avec Lacoste et Nike. Alors que la marque au crocodile est à l’origine faite pour les classes supérieures, l’un des groupes les plus mythiques et talentueux du rap français s’en empare : Ärsenik. En 1998, les deux MC posent fièrement sur la pochette de leur premier album, Quelques gouttes suffisent…, en croco. Le clip « Boxe avec les mots », enchaînement d’uppercuts verbaux, avalanches de punchlines qui mettent K.-O., est sur le plan visuel un véritable spot de pub de quatre minutes pour Lacoste. C’est efficace : la banlieue s’habille dorénavant comme les deux frères. Un succès que la marque française perçoit au début d’un mauvais œil, car elle fait fuir sa cible première, la bourgeoisie. Pour rattraper le coup, l’entreprise dépense une fortune en marketing afin de redorer son image… Sans succès.
Mais à terme, ce marché s’avère juteux, le succès du hip-hop lui assure d’excellentes ventes chez les 18-35 ans. Pragmatique, Lacoste finit par faire de Lino et Calbo ses ambassadeurs pour les 90 ans de la marque[14], en 2023. Preuve que Voltaire avait raison : « Quand il s’agit d’argent, tout le monde est de la même religion. » Le succès de Nike est plus diffus et moins associé à un seul groupe ou artiste. La “culture Nike” est véhiculée par de nombreux rappeurs, tant par leur style vestimentaire que par leurs textes.
[…] Benjamine Weill souligne à ce propos que « les artistes rap ont aujourd’hui la cote du côté des marques. Grâce à eux, certaines d’entre elles voient leur chiffre d’affaires gonfler sans avoir à débourser un centime. Décathlon, par exemple, a diminué par deux son budget publicitaire depuis que Jul s’en charge et Capri Sun remercie les rappeurs pour la promo non sollicitée ».
Comme leurs confrères états-uniens, les rappeurs français ne font pas que référence à ces marques, mais en sont parfois de vrais ambassadeurs. « L’influence des artistes de rap n’a pas échappé aux marques, qui se payent parfois leurs services comme Audi avec Oxmo Puccino ou Adidas avec Chilla qui avait déjà fait la campagne de Zaland , rapporte l’essayiste. « Peace, Unity, Have iPhone et pack de bières / Les r’belles d’aujourd’hui sont les petits-bourgeois d’hier »[15], résume de manière lapidaire Lucio Bukowski. Mais ce consumérisme ne concerne pas que les biens matériels. Il peut également s’appliquer aux relations humaines, notamment envers le sexe opposé.
« S’il n’est pas certain que le rap soit plus sexiste que les autres milieux, une chose est sûre : il exacerbe plus. »
Pour Benjamine Weill, « comme dans tous les milieux, des relais et des biais sexistes demeurent : dialectique de la mère et de la putain, conception viriliste du monde, représentations figées du féminin, hétérocentrisme et son corollaire hétérosexiste »16]. S’il n’est pas certain que le rap soit plus sexiste que les autres milieux, une chose est sûre : il exacerbe plus, le virilise et hypersexualise les femmes, tant dans les paroles que dans les images des clips, au point que les rappeuses elles-mêmes jouent pour beaucoup avec ces codes : soit en s’appropriant le rôle de la “biatch”, soit en s’appropriant celui du garçon manqué, de la femme virile[17].
Nos Desserts :
- Pour choper Penser le rap près de chez vous
- Entretien pour le blog Le Gloub
- « Grandeur et misère du rap français » sur Le Comptoir
- Entretien des rappeurs Al et Lucio Bukowski sur Le Comptoir
- Entretien de Bénédicte Delorme-Montini sur Marianne
Notes :
[1] Benjamine Weill, À qui profite le sale ? Sexisme, racisme et capitalisme dans le rap français, Payot, 2023
[2] Introduit par l’école de Francfort (en tête Theodor W. Adorno et Max Horkheimer), dans les années 1940, le concept de Kulturindustrie désigne l’ensemble des acteurs économiques qui produisent des biens culturels avec des méthodes industrielles. Ces “biens culturels” sont alors des marchandises capitalistes comme les autres. Voir Theodore W. Adorno et Max Horkheimer, La Dialectique de la raison. Fragments philosophiques [1944], Gallimard, 1983.
[3] Pour simplifier, on pourrait dire que le capitalisme est un système économique dans lequel les moyens de productions appartiennent à une petite minorité (les “bourgeois”), la condition salariale est majoritaire et qui repose sur la production toujours croissante de marchandises.
[4] Olivier Roy, L’aplatissement du monde. La crise de la culture et l’empire des normes, Seuil, 2022, pp. 77-79
[5] Offensive libertaire et social, Divertir pour dominer. La culture de masse contre les peuples, L’échappée, 2010, p. 6
[6] Benjamine Weill, Op. cit., p. 161
[7] Friedrich Nietzsche, Crépuscule des idoles ou Comment philosopher à coups de marteau [1888], Folio essais, 1988
[8] Bénédicte Delorme-Montini, Op. cit., pp 23-24
[9] Despo Rutti, « Innenregistrable », Convictions suicidaires, 2010
[10] Georgio feat. Josman, « Froid », Années sauvages, 2023
[11] Ârsenik, « Sexe, pouvoir et bifton », Quelques gouttes suffisent, 1998
[12] Voir Tim Levaché, « Hustle : quand le rap français fait son ode à la débrouillardise » Le Mouv’, 17 juillet 2023
[13] Héros de Scarface de Brian de Palmas (remake du film du même nom, sorti en 1933, d’Howard Hawks). Immigré cubain, Tony Montana (Al Pacino) s’installe à Miami, dans le but de faire fortune. Il devient peu à peu un baron de la drogue, brassant des millions.
[14] Voir Simon Dagien, « Lacoste et Ärsenik enfin réunis ! Calbo et Lino deviennent égéries de la marque », Konbini, 11 mai 2023
[15] Lucio Bukowski, « Sans signature », Sans signature, 2012
[16] Ibid., p. 53
[17] Ce modèle binaire connaît évidemment nombre d’exceptions, de Missy Eliott aux États-Unis à Chilla ou Nayra en France, en passant par KT Gorique en Suisse.