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Deux États, un État, contre l’État : quelle perspective en Palestine ?
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Après près de neuf mois de génocide à Gaza et une accélération sans précédent de la colonisation en Cisjordanie, jamais la paix et la justice pour les Palestinien·nes n’ont semblé si loin. Pourtant cette situation d’injustice est intolérable : l’humanité ne devrait pas laisser faire un génocide. L’arrêt du massacre et la reconstruction de Gaza sont évidemment des demandes immédiates qui ont la priorité sur toute autre considération.
Cependant, l’idée ici est de réfléchir aux possibilités d’une solution durable de paix et de justice en Palestine et de poser les termes de ce débat. Il s’agit évidemment de proposer des solutions post-génocide dans un contexte où le rapport de force et la pression sur Israël seraient différents, l’espoir étant de ne pas retourner à la situation antérieure (ou pire que la situation antérieure) mais de voir quelles seraient les options théoriques et pratiques pour envisager des solutions évidemment vues d’ici, mais également basées sur ce que font les différentes composantes de la société civile palestinienne, et possiblement israélienne.
Après 75 ans d’occupation de la Palestine par Israël, dans un contexte de colonisation globale qui a précédé la création d’Israël, après 75 ans d’un régime militaire et d’apartheid, la question du projet national palestinien a été traitée, élaborée et discutée un grand nombre de fois. Et évidemment ce projet a évolué au fil des années en fonction du rapport de force local et international entre le colonisateur et le colonisé. Aucune solution durable ne peut se faire sans prendre en compte le rapport de forces ainsi que les pressions internes et externes sur Israël. Comment modifier ces rapports de forces ? Et comment permettre que les gens qui vont les développer sur place soient en position de construire une solution de paix et de justice durables ?
Il y a une habitude coloniale à établir des plans de paix en dehors des sociétés concernées : dans le contexte des discussions sur le « conflit israélo-palestinien », le débat classique repose sur l’alternative d’une solution « à un État ou deux États ». Cette discussion est importante pour construire un positionnement politique dans le cadre de la solidarité internationale, mais nous devons rappeler qu’elle se positionne de l’extérieur.
Solution dite « à deux États »
En ce qui concerne le débat sur les deux États, il faut d’abord souligner que cette « solution » peut être comprise comme le prolongement des accords d’Oslo : signés en 1993, ils sont la référence qui a permis la soi-disant création d’un État palestinien à l’issue de la première Intifada de 1987. Sans insister outre mesure sur ces accords, et avec un recul de 30 ans, on sait maintenant qu’il n’a jamais été possible pour les Palestinien·nes d’avoir un « vrai » État dans le cadre de ces négociations : jamais l’État d’Israël n’a voulu ni même envisagé la création d’un État palestinien viable. Pour Israël, le but à moyen et court terme était, pour aller vite, de justifier la colonisation en Cisjordanie, territoire occupé d’où Israël ne veut pas partir. Les accords d’Oslo permettaient de mettre en place un plan de gestion de la Cisjordanie développé dans les années 60 – le plan Allon – qui avait pour objectif d’isoler les Palestinien·nes dans des enclaves (à l’époque, elles auraient dû être administrées par la Jordanie) autour des grandes villes (Naplouse, Ramallah, Jéricho) et de laisser le reste de la Cisjordanie sous contrôle israélien. Les accords d’Oslo sont d’une certaine manière une adaptation de ce plan, en remplacement de la gestion par une autorité palestinienne ayant le « contrôle » de la sécurité sur ces villes-enclaves.
Depuis ces trente dernières années, la mise en place de ce plan a permis l’augmentation de la colonisation avec presque 800 000 colons (en comptant Jérusalem Est) dans des types variés de colonies. C’est la situation issue de ces accords d’Oslo qui constitue théoriquement la base de discussion quand on parle de « deux États dans les frontières de 67 » : un État israélien à côté d’un État palestinien qui comprendrait la Cisjordanie, Gaza, et Jérusalem Est qui en serait la capitale.
En admettant qu’on arrive à forcer Israël à l’accepter, cette solution pose plein de problèmes. Le premier est que le territoire palestinien tel qu’il est conçu par ces accords correspond à 22 % du territoire de la Palestine historique. C’est beaucoup moins que le plan de partage de 1947 pour des populations dix fois moins importantes qu’à l’heure actuelle. L’OLP de Yasser Arafat avait adopté cette stratégie dite du « pied dans la porte », c’est-à-dire consistant à établir un petit État comme point de départ pour une solution future un peu plus favorable. L’espace vital est donc relativement faible et, en outre, il diminue. En effet, les frontières de 67 ne sont plus qu’un lointain souvenir : près de deux millions de personnes habitent aujourd’hui en Cisjordanie dans des espaces qui sont très restreints par les murs et par la fragmentation du territoire. Gaza a le même type de configuration. Sans oublier qu’il y a également cinq cent mille Palestinien·nes dans les différents camps de réfugié·es dans les pays limitrophes, et presque six millions dans la diaspora. Parler de « frontières de 67 » implique inévitablement que le sort des colonies doit être discuté. Le morcellement du territoire palestinien, l’existence de murs de séparation, etc., sont autant de problèmes qu’il faut poser. Ainsi, parler actuellement de deux États sur la base des accords d’Oslo consisterait en théorie à expulser les 800 000 juifs de Cisjordanie et de Jérusalem Est. Si tout ou partie des colonies restent, on ne parle même plus de 22 % du territoire, mais autour de 10 %, c’est-à-dire vraiment un territoire minimal avec une fragmentation maximale. Il ne resterait alors que les grandes villes entourées de murs, où s’entasseraient quasiment la totalité des Palestinien·nes, sans aucune possibilité de s’étendre. La réalité est que quand on parle de deux États, c’est de cela dont il s’agit. Les organisations de gauche et les classes dirigeantes des pays occidentaux qui mettent en avant cette solution ne mentionnent en général pas ces expulsions. Et pour cause, il s’agit plutôt d’une stratégie consistant à repousser la création et l’existence d’un État palestinien à un futur hypothétique qui, compte tenu de la colonisation croissante, sera de plus en plus impossible. En pratique, cette solution est malhonnête et hypocrite : nous devons la dénoncer.
Cela dit, si on écoute la société palestinienne, la solution à deux États rencontre un large succès, comme l’indiquent les sondages effectués depuis plusieurs années. Les Palestinien·nes souhaitent en majorité un État palestinien pour mettre fin aux exactions et au contrôle militaire, pour vivre en paix et en sécurité. On peut également comprendre qu’ils et elles n’aient pas envie de vivre avec leurs tortionnaires, colons violents et militaires. De l’autre côté, une solution à deux États permettrait d’avoir un État juif. Pour les Israélien·nes, même s’ils et elles préféreraient juste que les Palestinien·nes disparaissent, le soutien à deux États séparés oscille autour de 30% (hors période récente de génocide sur Gaza) – le sondage ajoute la condition que la sécurité soit garantie. Mais pour les Palestinien·nes, au moins, avoir un État permettrait de mettre fin à l’oppression, à l’apartheid et à l’occupation. Cela correspond évidemment aussi aux grandes revendications du nationalisme arabe : un drapeau, un État reconnu apte à discuter avec les « grands » à l’ONU.
En l’état actuel, il faudrait un rapport de forces très différent pour l’imposer, mais c’est une solution qui peut s’envisager en gardant à l’esprit qu’il faudra une négociation très forte sur les terres, les colonies et leur démantèlement, ainsi que sur Jérusalem. Cela implique des déplacements de population, notamment pour les juifs de Cisjordanie, éventuellement de récupérer d’autres terres ailleurs, et de négocier le droit au retour des réfugié·es. Mais à partir du moment où on crée deux États et une frontière, il y a un risque de volonté de déplacement des populations de part et d’autre de la frontière, l’État israélien pouvant utiliser cette création pour expulser les Palestinien·nes de 48 vers « leur » État palestinien. Il faudrait en réalité pouvoir vivre avec un mélange de populations, et donc demander à un futur État palestinien d’intégrer les colonies israéliennes et de vivre avec. Ces colonies, en Cisjordanie, dépendent tellement de la tutelle de l’État d’Israël que ce serait difficile. En outre, les colons font partie des gens qui ont le plus d’exactions à leur actif : ce serait alors cette population que devrait gérer un État palestinien. Il est donc très difficile de concevoir comment un État palestinien pourrait inclure ces colons dans le droit civil palestinien, le statut de colon ne s’accommodant pas bien avec la constitution d’un État décolonisé. La création d’un vrai État palestinien pose ainsi les questions de sa viabilité, de sa contiguïté territoriale, d’un droit effectif de retour, et donc aussi d’une négociation sur la terre et d’un nouveau déplacement de populations, notamment celles des colonies.
Solution à un État
La solution à un État est donc une alternative à envisager. L’avantage (ou l’inconvénient), c’est qu’Israël est déjà de facto un seul État. De facto, au sens où Israël contrôle tous les territoires palestiniens (ce qui n’était pas le cas avant 1967) et la vie de tou·tes les Palestinien·nes. Il s’agit donc déjà d’une « solution » existante pour les Palestinien·nes. Mais cette solution n’est viable que s’il s’agit d’un État pour tou·tes ses habitant·es, et pas seulement celui d’un groupe ethno-racial dominant. On parle donc d’un État démocratique avec les mêmes droits garantis pour tout le monde : une personne égale une voix ; avoir des élections, des partis, une Constitution (Israël n’a pas de Constitution) qui autoriserait et garantirait évidemment le droit de pratiquer sa religion dans la paix et qui punirait de manière très forte l’antisémitisme et le racisme, etc. Un État avec des frontières (Israël n’a pas de frontières). Un État sans apartheid, sans droit différencié selon l’appartenance ethnoreligieuse.
Une telle solution nécessite évidemment de se poser la question du partage du pouvoir. Elle signifie, de fait, la fin de la colonisation et du statut de colon. Elle pose aussi la question du partage des ressources : terre et eau, qui sont précisément le fondement du projet colonial israélien. Cela paraît tellement inaccessible pour les Palestinien·nes (et en même temps, cela ressemble en fait déjà à leur vie de tous les jours dans le cadre d’un seul État) que cette solution n’a pas beaucoup de soutien.
Elle impliquerait que la fin du statut dominant des juifs se pose de manière accrue dans la société israélienne. Devenir un État du Moyen-Orient et ne plus être une extension de l’Occident est évidemment voué à « décevoir » des milliers, si ce n’est des millions, de personnes qui habitent actuellement en Israël. La « solution » à un seul État pose aussi la question des réparations et de la justice. L’Afrique du Sud avait résolu ce problème par une vague d’amnisties et par la création d’une commission « vérité et réconciliation » pour les crimes commis pendant l’apartheid. Il n’y aura pas de paix tant que cette justice-là n’aura pas eu lieu également pour les Palestinien·nes.
Cette solution est donc extrêmement difficile à envisager, mais c’est ce dont parlent les Palestinien·nes sous le slogan « Palestine de la mer au Jourdain ». Côté juif, c’est renoncer à un État juif avec le risque d’être minoritaires dans leur pays. C’est renoncer au sionisme et à un foyer national exclusivement juif. Même si on peut tout à fait imaginer plein de garanties constitutionnelles à l’existence des juifs dans cet État et certains parlent d’un droit au retour des juifs au même titre qu’un droit au retour des Palestinien·nes. Plusieurs générations de militant·es solidaires de la cause palestinienne ainsi que plusieurs organisations de droits humains défendent cette solution, avec différentes nuances1 : un État laïc, un État binational, etc.
Parmi les propositions les plus abouties – mais aussi les plus droitières –, il faut noter l’initiative « Une terre pour tous – deux États, une patrie »2 qui est une tentative de ménager la chèvre et le chou (enfin, surtout ménager les Israélien·nes). Cette plateforme propose une fédération : deux États avec les frontières de 67, mais avec libre circulation, « des frontières en pointillés » et des droits partagés, notamment celui du retour. Cette solution « à un État et demi » est surtout développée par des responsables politiques en exil et trouve des soutiens aux USA. La plateforme défend une orientation extrêmement libérale, dans l’objectif de créer un pôle économique de « prospérité » au Moyen-Orient avec, côté israélien, des liens étroits avec l’Occident et, côté palestinien, des liens avec la bourgeoisie jordanienne et les monarchies du Golfe.
Aller plus loin que la question des États
La version business friendly du slogan « a land for all » doit nous permettre de commencer à réfléchir aux solutions politiques au-delà de la lutte de libération nationale. Il y a encore peu de soutiens pour cette dernière solution ; même si, possiblement, ce plan de paix aurait l’oreille de démocrates progressistes aux USA, elle permet de discuter de la suite. En effet, en tant que marxistes décoloniaux, et donc anticapitalistes et anti-impérialistes, nous ne pouvons nous contenter de limiter la lutte à celle de la libération nationale. Si on regarde l’exemple de l’Afrique du Sud, la fin de l’apartheid est une victoire politique énorme : une victoire sur le racisme et sur l’impérialisme (et d’ailleurs à peu près au même moment qu’Oslo). Mais il reste que l’essentiel de la structuration raciale des inégalités et du partage du pouvoir a été conservée : il y a toujours du racisme, il y a aussi toujours des populations appauvries, et ces populations appauvries sont massivement des populations noires. Le pouvoir économique reste concentré essentiellement chez les blancs, même si une bourgeoisie noire s’est développée.
De manière générale, les luttes de libération nationale – même d’inspiration marxiste ou communiste – se sont heurtées au mur de l’impérialisme et n’ont pas réussi (quand cela en était l’objectif affiché, ce qui n’a pas été toujours le cas) à permettre l’émancipation de leur population. Les luttes de libération nationale sont des brèches dans cette domination impériale qui permet donner des espaces pour développer des alternatives décoloniales et révolutionnaires. Ainsi, la perspective post-coloniale en Palestine ne doit pas être celle qui dépend des monarchies du Golfe et des bourgeoisies arabes limitrophes. Au contraire, elle doit s’inspirer, comme elle l’a déjà fait, de mouvements comme les révolutions du printemps arabe de 2011. Une telle dynamique pourrait inspirer une configuration tout à fait différente par rapport à l’Égypte, à la Syrie, à l’Irak, voire au-delà.
La création d’une Palestine démocratique, anti-impérialiste et décoloniale, serait une pression énorme sur les pays voisins comme l’Égypte, sur la Syrie et sur l’Irak. Cela passe par une lutte politique qui remet en cause une bonne partie du système capitaliste, et donc de son État. Alors, être contre l’État constitue une vraie question de transformation de la lutte contre l’apartheid, contre la colonisation, pour la justice, contre le racisme, en une lutte globale contre l’impérialisme. Cette lutte de soutien au peuple palestinien, dans le contexte de crise du capitalisme et de fascisation de la société, repose alors la question du pouvoir au-delà des aspirations nationales.
Le combat politique actuel contre le fascisme, contre l’extrême droitisation du monde, contre le néolibéralisme, et ainsi contre le capitalisme, est le même que celui qui est mené en partie par les Palestinien·nes pour un territoire, pour leur existence même, pour leur dignité, contre l’armée, la police et le racisme.
Israël est une colonie européenne qui nous renvoie comme dans un miroir déformant l’image d’un projet de société de domination ethno-raciale et fasciste tel qu’il pourrait advenir en France et en Europe. Le combat contre le racisme et l’islamophobie, comme le soutien aux combats des Palestinien·nes, permet de faire des liens et de creuser des failles dans l’édifice impérial ici comme là-bas.
Le rôle des révolutionnaires est d’articuler la lutte particulière pour un monde juste pour les Palestinien·nes – pour tou·tes les Palestinien·nes, pas uniquement pour une minorité qui prendrait les rênes d’un État palestinien largement inégalitaire – avec notre lutte générale pour un monde plus juste, sans génocide, sans exploitation, sans oppression, et donc contre l’État bourgeois capitaliste et fascisant.