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Organiser le pouvoir ouvrier. À propos du livre de Marie Thirion
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://www.contretemps.eu/organiser-pouvoir-ouvrier-italie-thirion/
Fabrizio Carlino discute ici le livre de Marie Thirion : Organiser le pouvoir ouvrier. Le laboratoire operaïste de la Vénétie (1960-1973), paru aux éditions Agone il y a quelques mois. Il y revient notamment sur la séquence de luttes radicales qui a marqué l’Italie du début des années 1960 à la fin des années 1970, la signification de l’opéraïsme, l’articulation entre mobilisations ouvrières et élaboration intellectuelle, ou encore la place de l’organisation Potere Operaio.
Marie Thirion, Organiser le pouvoir ouvrier. Le laboratoire operaïste de la Vénétie (1960-1973), Marseille, Agone, 2024
Selon une tradition historiographique désormais bien établie, 1968 en Italie se caractérise par sa durée[1]. La « séquence rouge italienne »[2], ayant ses racines au début des années 1960, ne s’arrêterait qu’à la fin des années 1970. L’opéraïsme a été sans doute l’une des composantes matricielles de ce cycle de luttes, qui a été à la fois largement « fantasmé » (p. 7) par les anciens soixante-huitards, surtout français, mais aussi souvent associé, dans l’opinion publique et par les historiens eux-mêmes, aux « années de plomb », à savoir à une période traversée par les actions violentes menées par les « extrémismes » opposés, les bombes des néofascistes, les attentats meurtriers et les enlèvements – dont celui de Aldo Moro, qui s’est soldé par son exécution par les Brigades Rouges en 1978, a marqué la fin.
La question du recours à la violence politique, de sa nécessité, sa légitimité ou son rôle néfaste, risque ainsi d’absorber une grande partie de la réflexion sur l’héritage des luttes des années 1970 en Italie. En outre, le prestige intellectuel de certaines de ses figures emblématiques a contribué à renforcer une représentation de l’opéraïsme comme d’un courant de pensée, une tendance hérétique à l’intérieur de l’histoire du marxisme, dont le philosophe politique Mario Tronti est considéré, avec Raniero Panzieri, comme l’un des pères fondateurs.
L’influence puissante et durable de Toni Negri, qui a traversé et façonné les différentes métamorphoses de la méthode opéraïste, des années 1960 jusqu’aux mouvements des années 2010, en passant par l’Autonomie ouvrière et les nombreuses expressions du post-opéraïsme, est révélatrice de cette double réduction de l’opéraïsme en tant qu’origine intellectuelle et politique de la saison de la lutte armée en Italie. Professeur à l’Université de Padoue entre les années 1960 et 1970, qualifié encore aujourd’hui de « cattivo maestro » (mauvais maître) par la presse italienne, Negri est vu, en effet, non seulement comme un philosophe qui a renouvelé la pensée marxiste, mais aussi comme l’un des responsables de la dérive sectaire et violente du mouvement contestataire issu de 1968.
Le livre de Marie Thirion, Organiser le pouvoir ouvrier. Le laboratoire operaïste de la Vénétie (1960-1973) constitue une importante contribution à la remise en question de cette représentation simpliste et trompeuse de ce qu’a été l’opéraïsme. Il s’insère en effet dans une lignée d’études qui, depuis une vingtaine d’années[3], essaient d’écrire une « autre histoire » de l’expérience opéraïste, en s’appuyant moins sur les grands textes théoriques (en particulier de Tronti et de Negri) que sur les archives (tracts, compte-rendu d’assemblées, documents préparatoires aux réunions, etc.), sur les enquêtes militantes de l’époque et sur les témoignages, non seulement des protagonistes reconnus, mais aussi des travailleurs et des militants de base.
Il en ressort un ensemble d’expériences hétérogènes et d’instances contradictoires, de trajectoires individuelles et collectives qui restituent une image complexe et diversifiée, bien loin de celle d’un mouvement qui trouverait son unité dans une série d’axiomes – tels que ceux qui ont été énoncés au début des années 1960 par Tronti[4] – et dont le débouché principal ne serait autre que l’affrontement de plus en plus violent et impuissant, sur le terrain de la lutte armée, au cours de la décennie suivante.
L’autrice participe à cet effort de reconstruction historiographique en y ajoutant à sa sensibilité sociologique et un point de vue territorial, qui s’avère particulièrement fécond pour étudier les différentes traductions des principes opéraïstes dans les pratiques des groupes et les interactions que celles-ci ont eu à leur tour avec les positions élaborées par les intellectuels. On peut dès lors suivre sur le terrain les paradoxes qui affectent d’emblée la « trajectoire »[5] opéraïste, dans le concret de la dialectique entre différentes réalités et les différents niveaux de l’organisation des luttes, saisis dans leur spécificité.
Le terme « opéraïsme » dérive de l’italien operaio (ouvrier) et était utilisé, généralement dans une acception péjorative, pour indiquer le réductionnisme des positions qui ramenaient la lutte des classes entièrement sur le terrain des luttes d’usines. Ce n’est que vers la fin des années 1970 que cette catégorie commence à être utilisée pour indiquer une nouvelle ligne d’analyse et d’intervention politique formulée au début des années 1960 autour de la revue Quaderni Rossi, dirigée par le socialiste Raniero Panzieri. C’est dans ce « laboratoire » que sont posées les bases de l’opéraïsme italien.
On y trouve en effet, comme l’écrit Thirion, « les idées maîtresses de la centralité de l’usine [et] de la non-neutralité de la science et de la technique ». Mais, surtout, on y expérimente une méthode d’enquête militante, dite conricerca (recherche-avec), fondée sur un travail commun entre chercheurs et ouvriers. Il s’agissait de produire des connaissances objectives – concernant par exemple le fonctionnement de l’usine et la condition des travailleurs – qui étaient nécessaires pour organiser les luttes, tout en déclenchant des processus de subjectivation politique. Ainsi l’ouvrier, qui était d’abord l’objet de l’enquête, par sa participation à la conricerca à côté des intellectuels devenait devenir sujet, au sens où le but de cette pratique était de lui permettre d’être acteur à la fois de l’élaboration théorique et « de sa traduction en organisation politique » (ibid.).
La question de l’organisation prendra toute sa place dans le travail du groupe de travail formé autour d’une autre revue, classe operaia, née en 1964 d’une scission interne à Quaderni Rossi. A l’origine de l’opéraïsme, il y a en effet l’exigence de réinventer les instruments politiques existants, considérés comme inadéquats pour faire face à la nouvelle configuration économique, politique et sociale déterminée par le « miracle économique » qu’avait connu l’Italie à partir des années 1950.
Il en découle une critique non seulement des institutions – les partis et les syndicats de la gauche – mais aussi de l’orthodoxie marxiste par laquelle se justifiaient différentes formes de stratégie réformistes, perçues comme de plus en plus éloignées de la réalité de la classe ouvrière. A l’encontre de toute une tradition du mouvement ouvrier, les opéraïstes affirment la nécessité pour les travailleurs de se doter d’une organisation autonome, dans laquelle ils peuvent exercer le « pouvoir ouvrier ». C’est dans cette démarche que la partialité du « point de vue ouvrier » est revendiquée comme la condition pour une action révolutionnaire : c’est seulement en se plaçant du point de vue de la classe ouvrière qu’il est possible de produire des connaissances adéquates et de mener des luttes à même de renverser la société existante.
Cet axiome se justifie dans la théorie par le renversement du rapport entre classe ouvrier et capital tel que Marx l’avait établi : le moteur du développement capitaliste est la classe ouvrière, laquelle est donc placée en position de primauté par rapport au capital. On doit les formulations les plus abouties de ces principes à Tronti, qui a pourtant déclaré que l’opéraïsme italien, commencé avec Quaderni Rossi, se termine avec la fin de classe operaia, à savoir un an avant l’explosion contestataire de 1968, dont les opéraïstes des années 1960 auraient fourni une critique anticipée.
Le point de vue adopté par Thirion dans son étude implique une autre périodisation, qui obéit à plusieurs raisons.
D’abord, l’autrice se réfère à une définition plus large de l’opéraïsme, entendu comme « expérience collective et transversale au mouvement ouvrier » (p. 10), ce qui lui permet de prendre en compte la multiplicité des expériences liées à ce courant et de poursuivre dans la direction indiquée par certains historiens qui invitent à parler d’« opéraïsmes au pluriel ». Ceux-ci connaissent des évolutions en partie indépendantes les unes des autres et suivent des temporalités différentes tout au long des années 1970.
Ensuite, l’enquête est centrée sur un territoire circonscrit, celui de la Vénétie, située au nord-est de la péninsule italienne. Dans l’organisation des luttes ouvrières de cette région, la référence à la méthode héritée de l’opéraïsme du début des années 1960 s’est en effet poursuivie sans interruption jusqu’à la fin de la décennie suivante, bien que sous des formes différentes et avec un succès variable.
Enfin, cette perspective territoriale permet de suivre les principes énoncés par les intellectuels dans leur réception et jusqu’à leur application – ou leur rejet – dans l’organisation concrète des luttes, dans les décisions prises au cours des assemblés, dans les usines ou dans les comités de base, dans les réunions de quartier et dans les plus petites cellules de militants.
Traduits dans des réalités économiques et sociales profondément différenciées, dont ce livre nous livre la description détaillée, les mots d’ordre et les analyses véhiculés par les écrits les plus théoriques se trouvent resignifiés, voire transformés, et produisent souvent des effets contradictoires. Ce livre nous montre aussi comment les issues des luttes dans les usines, puis dans les quartiers – où les opéraïstes avaient commencé à étendre leurs actions suite à l’impulsion donnée par le mouvement de 1968 – exercent à leur tour une influence importante sur les positions défendues par les dirigeants qui essaient d’adapter leur stratégie à l’évolution des rapports de force et aux exigences venant de contextes territoriaux spécifiques.
Dans cette optique, et contrairement aux affirmations de Tronti, l’expérience de Potere operaio, le groupe fondé en 1967, s’inscrit à plein titre dans l’histoire des opéraïsmes : l’ensemble des variations et des retournements de sa ligne politique peuvent être saisis, comme le fait cette étude, comme autant de tentatives différentes d’application d’un même projet d’organisation du pouvoir ouvrier. Un projet qui vise à transformer la force de travail en classe ouvrière, donc en sujet politique, de manière autonome par rapport aux institutions du mouvement ouvrier traditionnel.
Le vrai tournant dans cette histoire serait donc plutôt 1973, non seulement en raison des effets du coup d’État de Pinochet au Chili, qui change l’horizon de la lutte pour les groupes issus de 1968, qui y voient le risque imminent de l’établissement d’une dictature fasciste en Italie même, mais aussi parce que cette date est celle de la dissolution de Potere operaio.
Le point de vue territorial éclaire d’ailleurs aussi la trajectoire de l’opéraïsme vénète par rapport à la question centrale de l’autonomie. Pour les opéraïstes, l’autonomie est d’abord un « postulat théorique » qui sert à affirmer « l’irréductibilité » de la classe ouvrière « aux impératifs productivistes » du « système néocapitaliste » (p. 299). L’étude de Thirion montre comment, dans les années 1960, cela s’est traduit par une tentative d’organiser les élans d’autonomie ouvrière, à savoir d’indépendance par rapport aux organisations de la gauche institutionnelle. La création du Comité de Marghera, zone industrielle près de Venise, qui fera preuve d’une intense activité et d’une certaine longévité, est l’un des principaux succès de cette première phase.
Cependant, suite aux luttes ouvrières de l’automne 1969 (l’autunno caldo), les organisations autonomes semblent déjà être devenues inadéquates à la nouvelle situation. Au sein de Potere operaio, certains intellectuels, dont Negri lui-même, déclarent la phase de l’autonomie, entendue comme spontanéisme, désormais dépassée. Dans cette deuxième phase, il est question d’un nouveau type d’autonomie, celle de l’organisation. C’est à ce moment que s’opère un double déplacement, à certains égards paradoxal si l’on songe aux origines de l’opéraïsme : le terrain d’intervention privilégié n’est plus l’usine mais le territoire, et la dimension décisive de la lutte n’est plus économique, mais politique. Il s’ensuit une inflexion volontariste et subjectiviste du militantisme et une centralisation et institutionnalisation de l’organisation en vue d’une transformation en parti.
À travers une reconstruction détaillée des débats et des conflits entre les organismes de base et la direction nationale de Potere operaio, Thirion montre que ces passages, régis par un retour à un certain léninisme, impliquent « une perte d’indépendance » des collectifs vénètes et des ouvriers dans la gestion des luttes dans les usines par rapport aux directives des dirigeants de l’organisation. D’un autre côté, grâce à la résistance opposée par les collectifs, un écart se creusait entre « l’idéologie postulée au niveau national et leur traduction sur le terrain local ». On assiste ainsi à l’éloignement progressifs entre les militants des usines – qui réclamaient plus de liberté d’action pour les collectifs locaux – et les militants professionnels. Dans cette troisième phase, l’autonomie devient « une alternative valide et viable au léninisme : décentralisée, diffuse, mouvante, plurielle, informelle » (p. 302).
C’est d’ailleurs dans une conception de l’autonomie assez proche de celle qui émerge au cours de cette troisième phrase que les héritiers de l’expérience opéraïste ont poursuivi leurs luttes après 1973. L’organisation a effectivement fini par se dissoudre dans ce « funeste infini » que l’un des dirigeants de Potere operaio, Franco Piperno, avait voulu éviter en lui opposant « la construction du parti révolutionnaire ».[6]
L’insurrection que nombre de militants croyaient imminente n’a pas eu lieu et les mouvements des années 1970 ont échoué pour des raisons qui, comme le suggère Thirion, vont bien au-delà de la vague de répression qui s’est abattue sur eux en 1979. Leur échec ne peut néanmoins pas être non plus attribué uniquement aux erreurs d’analyses, aux faiblesses des organisations ou aux limites subjectives des dirigeants concernant la stratégie à suivre.
Dans la tentative d’esquisser un bilan non seulement négatif de cette période, l’autrice souligne toutefois que c’est grâce à la contribution des opéraïstes, grâce notamment aux luttes des militants de base, souvent menées indépendamment de l’organisation centrale, que les travailleurs ont pu avancer sur le terrain des droits, des conquêtes sociales et de l’émancipation collective. En ce sens, l’un des mérites de cette enquête est d’avoir plus particulièrement mis en lumière le travail des opéraïstes vénètes sur la question de la nocivité industrielle, en soulignant l’importante contribution du Comité de Marghera dans l’émergence d’une « écologie ouvrière ».
Poursuivre dans la voie dans laquelle s’est engagée l’autrice est sans aucun doute nécessaire pour insérer l’expérience opéraïste dans un contexte plus large, qui engloberait l’évolution de la question environnementale, à l’intérieur la longue histoire des luttes pour les droits des travailleurs. Il est également souhaitable, à partir de ces résultats, de continuer à réfléchir sur le rôle de ces instances locales, constitutives de la constellation opéraïste.
À la tendance des intellectuels à la mythification d’une classe ouvrière détachée de toute détermination réelle, et à leur quête d’un sujet révolutionnaire introuvable, celles-ci opposaient l’exigence de faire retour aux ouvriers en chair et en os, à leurs besoins réels, à leurs conditions de vie, à leurs lieux de travail et à leurs revendications concrètes – ce qui était d’ailleurs le terrain de départ du travail de Quaderni Rossi et qui n’a été abandonné qu’au cours des années 1970, suite à une évolution paradoxale.
Il serait pourtant tout aussi nécessaire, dans cette démarche, de ne jamais perdre de vue que les conquêtes en termes de droits des travailleurs et les avancées sur le terrain de l’émancipation sociale, dans la mesure où ils sont aussi le résultat d’un « style de travail » commun aux différents opéraïsmes, n’auraient peut-être pas eu lieu sans précisément le rejet conjoint de la conception progressive de l’histoire, de l’idéologie travailliste et de la stratégie réformiste qui rendaient fondamentalement impuissantes, aux yeux des opéraïstes des années 1960, les organisations du mouvement ouvrier traditionnel.
*
Fabrizio Carlino, docteur en philosophie (Université Paris-Sorbonne/Università del Salento), est membre du Groupe de recherches matérialistes (GRM) et secrétaire de rédaction de la revue Cahiers du GRM. Ses publications portent principalement sur l’introduction du marxisme en France et sur la pensée de Louis Althusser.
Notes
[1] Voir Marco Morra, Fabrizio Carlino, Traiettorie operaiste nel lungo ‘68 italiano, Naples, La Città del Sole, 2020.
[2] Voir Andrea Cavazzini (éd.), « La Séquence rouge italienne », Cahiers du GRM, n° 2, 2011.
[3] Cf. entre autres : Giuseppe Trotta, Fabio Milana, L’operaismo degli anni Sessanta. Da “Quaderni rossi” a “classe operaia”, Rome, DeriveApprodi, 2008 ; Steve Wright, A l’assaut du ciel. Histoire critique de l’opéraïsme, Genève, Entremonde, 2022.
[4] Regroupés dans l’ouvrage considéré comme la pierre angulaire de l’opéraïsme : Mario Tronti, Ouvrier et capital, préface de Andrea Cavazzini et Fabrizio Carlino, Genève, Entremonde, 2016 (1ère édition 1966).
[5] Maria Turchetto, « Dall’operaio massa all’imprenditorialità comune: la sconcertante parabola dell’operaismo italiano » (2001). Version française : « De l’‘ouvrier masse’ à l’ ‘entrepreneurialité commune’ : la trajectoire déconcertante de l’opéraïsme italien », in Jacques Bidet, Stathis Kouvélakis (dir.), Dictionnaire Marx Contemporain, Paris, PUF, 2001, p. 295-306.
[6]« IV congresso nationale di Potere operaio », Potere operaio del lunedì, II, n. 57, 13 juin 1973, cit. par Thirion, p. 280.