Agenda militant
Ailleurs sur le Web
- Un vieil homme en colère, un Ukrainien dérangé et la Troisième Guerre mondiale (20/11)
- Escalade militaire : les impérialistes américains sont-ils devenus fous ? (20/11)
- La presse sénégalaise sous le charme d’Ousmane Sonko (19/11)
- Production du Doliprane : nationalisation de l’industrie pharmaceutique ! (18/11)
- La victoire de Trump, par-delà les fantasmes (18/11)
- Législatives Sénégal, le triomphe du Pastef d’Ousmane Sonko (18/11)
- Les données politiques et syndicales du Tous Ensemble (18/11)
- Clémence Guetté - Voyage en Antarctique : le vlog ! (18/11)
- "J’espère mourir avant" : la chanson de GiedRé (17/11)
- Mélenchon : "Mon engagement pour le pacs a changé ma vision de l’humanisme" (16/11)
- Inondations en Espagne : les profits avant les vies humaines (16/11)
- Animateurs précarisés, enfants en danger (16/11)
- Vencorex, se battre jusqu’au sauvetage de tous les emplois ! (16/11)
- Allemagne, le gouvernement s’est effondré (16/11)
- Point de conjoncture de l’Institut la Boétie (16/11)
- Israël : Le génocide comme moyen, la colonisation pour un unique objectif (16/11)
- Hommage à Madeleine Riffaud (16/11)
- Exigeons la pleine transparence des comptes… de l’État et des entreprises (16/11)
- Ne désespérez pas : Trump n’est pas invincible (15/11)
- Violences à Amsterdam : 24 heures d’hystérie et de naufrage médiatique (15/11)
- La peur : instrument du pouvoir et passion imaginaire - Roland Gori (13/11)
- Industries chimiques en grève: mobilisation générale à Vencorex et Arkema (13/11)
- Face à la vague de licenciements : passer à l’offensive ! (13/11)
- Une leçon américaine (13/11)
- Au cœur de la logique coloniale, la terreur et le régime d’exception (13/11)
Liens
- Notre page FaceBook
- Site de la france insoumise
- Site du NPA-Révolutionnaire
- Site anti-k.org
- Le blog de Jean-marc B
- Démocratie Révolutionnaire
- Fraction l'Étincelle
- Révolution Permanente (courant CCR)
- Alternative Communiste Révolutionnaire (site gelé)
- Ex-Groupe CRI
- Librairie «la Brèche»
- Marxiste.org
- Wiki Rouge, pour la formation communiste révolutionnaire
La valeur travail. Critique et alternative
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
La valeur travail. Critique et alternative - CONTRETEMPS
Lors des Amfis qui se sont tenus à l’été 2024, Maud Simonet et Jean-Marie Pillon ont donné une conférence sur le sens à donner à la focalisation des politiques publiques sur la valeur travail. Il s’agissait de proposer des pistes pour comprendre les discours de mise au travail des chômeurs et la promotion quasi-exclusive du travail « productif » prônant une insaisissable « valeur travail ».
Thierry Pillon, sociologue spécialiste de la gestion du chômage, invitait à réfléchir, à partir du traitement du chômage et des chômeur.ses, aux critiques possibles de la mise au travail de ces dernier.es. Nous publions ici une version remaniée de son intervention.
***
Avant toute chose, il me semble important de ne pas jeter le bébé de l’émancipation avec l’eau du bain de la critique du travail en régime capitaliste. S’ils peuvent paraître séduisants, les discours sur le refus du travail et l’éloge de la paresse relèvent fréquemment d’un certain dandysme pour ne pas dire d’un esthétisme bourgeois (qui oublient bien souvent qu’à partir du moment où il y a foyer, comme le souligne Maud Simonet, il y a toujours quelqu’un, et le plus souvent quelqu’une, qui travaille). Aussi, l’enjeu d’une critique progressiste de la valeur travail n’est pas tant de s’opposer au travail « productif » mais de parvenir à collectivement débattre de qui a le droit de juger si un travail est productif. De qui a le droit de dire ce qui est utile quand on fait quelque chose ?
Le travail au centre de la vie. Une construction sociale tenace
Pour saisir la place qu’a prise la valeur travail dans la société actuelle, il me semble important de rappeler deux ruptures historiques, le XVIe siècle et les années 1980.
En premier lieu, il est important de rappeler que le discours conservateur selon lequel un homme véritable est un homme qui travaille n’a pas toujours été majoritaire. A l’issue du XVIe siècle, l’ascétisme productif, caractéristique de certaines congrégations monastiques, s’échappe des murs du couvent et envahit les classes dirigeantes d’occident. Les causes de cette révolution sont l’objet de controverses entre historiens mais les conséquences sont assez communément acceptées[1].
A compter de cette époque, se fixe progressivement la morale capitaliste actuelle selon laquelle il faut être productif ici-bas. Émerge la considération selon laquelle « le temps c’est de l’argent » c’est-à-dire que ne pas produire est une perte de temps et une faute morale. Cette révolution intellectuelle fonctionne au niveau individuel mais aussi au niveau collectif. Une grande nation devient une nation qui est prospère et dont les sujets sont en mesure de produire des choses[2].
La révolution industrielle n’arrive que dans un second temps mais elle vient entériner – confirmer – la pertinence de cette rupture. Parmi les classes dirigeantes on a le sentiment que cette morale permet de créer des richesses comme jamais[3]. Il en découle une pression majeure sur tout et tout le monde pour rapporter quelque chose[4].
Il est compliqué de rester dans le déni vis-à-vis de cette morale et d’attendre, à court terme, sa subversion. Certes elle constitue une pierre angulaire de la pensée conservatrice mais elle est, quasi généralisée dans les classes moyennes et supérieures. Dans ces milieux, dont je fais partie, nous avons du mal à faire quelque chose… pour rien. Même quand on est en vacances. On se repose pour être plus productif à la rentrée. On prend des photos pour briller. Les soirées diapositives ont certes été supplantées par Instagram mais la démarche est rigoureusement comparable. Lecture de livres ou visite de musées constituent à la fois des passe-temps sincères tout comme des instruments de distinction parmi les siens et vis-à-vis des autres groupes sociaux.
Ce principe n’est jamais aussi puissant que dans l’éducation bourgeoise : éviter les plaisirs en soi, ne rien faire pour rien mais rendre au contraire les plaisirs productifs[5]. L’usage des écrans par les enfants, tant décriés dans les discours institutionnels, est en fait canalisé pour orienter les jeunes gens vers des contenus valorisables dans la sphère scolaire voire à plus long terme sur le marché du travail.
Bien que macroscopique et pour trop abstraite, cette parenthèse nous semble cruciale car penser une alternative progressiste en déniant cette composante de la morale occidentale dominante pourrait faire courir le risque de se contenter d’utopie sans courroies de transmission. Il faut se confronter à cet impératif : on est incapable de faire les choses pour rien et par extension il est difficile de concevoir que les autres ne fassent rien. Il faut que l’existence soit utile. D’où une proposition sur laquelle je reviendrai plus loin : il importe de se réapproprier le débat sur ce qui est utile et ce qui ne l’est pas.
Avec l’émergence du capitalisme moderne au cours du XVIIe, c’est surtout en monnaie sonnante et trébuchante que l’utile est pensé. Mais le tombereau de richesses, jusque-là inaperçu, que génère la révolution industrielle a pour corollaire l’émergence d’un paupérisme endémique – c’est-à-dire le fait que des gens travaillent comme des forçats tout en vivant dans la gêne – qu’on n’avait pas vu venir ou pas voulu voir venir.
L’histoire qui suit, le XIXe, le XXe, pourrait alors être résumée comme un bras de fer entre d’un côté d’honnêtes gens – la bourgeoisie – qui accusent les classes laborieuses d’être pauvres parce qu’elles ne travaillent pas suffisamment, qu’elles dépensent mal leur argent[6] ; ces discours ont vocation à justifier les bas salaires ouvriers.
De l’autre côté on trouve des travailleurs et des travailleuses qui se mobilisent afin de pouvoir vivre dignement de leur travail, une dignité matérielle et symbolique : la journée de huit heures, la création de pensions pour les invalides et les plus vieux, la relation de travail progressivement régulée et entourée de cadres que l’on va finir par appeler « l’emploi », c’est-à-dire un travail dans le cadre d’un statut qui protège.
Au cours de cette histoire on finit également par appeler « le travail », toutes les personnes qui sont dépendantes de leurs bras pour pouvoir subsister par opposition au capital, c’est-à-dire les gens qui peuvent se nourrir grâce à leur rente, grâce à la propriété[7]. Au sortir de cette histoire la valeur travail acquiert deux sens qui ne sont pas forcément opposés mais qu’il convient de bien distinguer pour ne pas contribuer aux discours moralisateurs sur les personnes privées d’emploi : la valeur travail c’est à la fois une morale selon laquelle il est souhaitable de faire quelque chose de son temps, d’être productif, de produire de la valeur. Mais c’est aussi la dignité de celles et ceux-là qui n’ont que leur bras pour vivre, une dignité toujours fragile, jamais acquise car comme le disait Ambroise Croizat, le patronat ne désarme jamais.
Mieux vaut un travail indigne qu’une allocation digne
Comprendre ce qu’on dit aujourd’hui au chômeur suppose alors de prendre en compte le brouillage entre ces deux versants de la valeur travail et le retournement moralisateur dont il procède : puisque les classes populaires sont laborieuses, ceux et celles qui ne travaillent pas ne seraient-iels pas des traîtres à la cause ? Les politiques publiques ont alors vocation, depuis les années 1980, à remettre au travail celles et ceux qui sont improductifs. Cette démarche n’est pas complètement nouvelle. Au cours de l’histoire du capitalisme on rencontre régulièrement des initiatives destinées à forcer les humbles à travailler, pour leur bien. Des ateliers de bienfaisance aux asiles en passant par les couvents usines, les tentatives sont courantes. Mais il s’agissait là d’initiatives privées qui se voulaient philanthropiques[8].
Or, depuis les années 1970 et la révolution conservatrice il y a eu un progressif retour à l’origine du discours sur les pauvres et les classes populaires : ne serait-ce pas le goût pour l’oisiveté qui les rendrait pauvres ? Après une parenthèse planiste et keynésienne au cours de laquelle la pauvreté était perçue comme la conséquence de l’occupation d’emplois en bas de l’échelle des salaires, on en revient progressivement à un discours sur la paresse des assistés. La nouveauté, lors des dernières décennies, consiste à voir l’État lui-même organiser cette mise au travail des plus humbles.
Cette doctrine va se formaliser en Angleterre, en Nouvelle-Zélande, aux États-Unis dans les années 1980. Il ne s’agit pas pour autant d’une morale spécifiquement anglo-saxonne. Récurrente parmi les libéraux, cette doctrine se formalise le plus solidement là où ils reprennent le plus puissamment la main sur l’État providence. Dans ces pays puis dans l’ensemble des pays occidentaux donc, resurgit l’idée selon laquelle les politiques de solidarité font obstacle à la participation des plus pauvres au marché du travail. Elle les empêche d’être productifs.
Ce n’est pas une idée neuve, elle est même très proche de ce que l’on pouvait entendre un siècle plus tôt quant à l’aide fournie aux plus pauvres par les œuvres de charité. Mais entre-temps un État social de grande ampleur, un État « providence », s’est développé. Aussi, la reconfiguration idéologique conduit non seulement à ce que les mécanismes de la solidarité collective soient refusés à ceux et celles qui ne travaillent pas assez mais, de plus, ces mêmes mécanismes vont être mis au service de la mise au travail des plus en difficulté. Cette doctrine va prendre différentes formes[9] mais qui pourraient être résumées ainsi : en matière de solidarité, l’emploi prévaut (Employment first). La solidarité ou les aides apportées aux privés d’emploi doivent servir à retrouver un emploi et non à subsister dignement.
On trouve différents témoins de l’émergence de cette doctrine, en France comme ailleurs. Par exemple dès les années 1980 l’idée selon laquelle l’assurance chômage est une assurance est déniée par les représentants du patronat qui participent aux négociations des conventions d’assurance chômage[10]. Ils considèrent les allocations chômage comme de la charité. On retrouve des considérations comparables dans le cas du Revenu minimum d’insertion créé en 1988. Si certains de ses concepteurs le perçoivent comme un revenu de survie, d’autres acteurs et actrices politiques considèrent dès sa naissance qu’il doit faire l’objet de contreparties et de certains engagements[11].
L’emploi prévaut donc et la solidarité devient un moyen de la mise à l’emploi. Toutefois, dans le même temps, les emplois, et à plus forte raison les emplois dignes sont de moins en moins nombreux dans les années 1980, 1990 ou 2000. Parce que dans le même mouvement de prise de pouvoir des libéraux sur l’État providence, on assiste à une offensive majeure contre les conquêtes des travailleurs et des travailleuses. Seront remises en question l’essentiel des protections liées à l’emploi, notamment pour les moins qualifié·es. On observe alors un glissement, bien chroniqué par Fabrice Colomb : on va progressivement passer du mot d’ordre « l’emploi prévaut » à « l’activité prévaut »[12].
Ce qui apparaît à présent souhaitable, positif moralement, ce n’est pas tellement de travailler contre un salaire. Le fait de travailler suffit à la dignité. Se lever le matin, faire quelque chose de ses dix doigts au sein d’un collectif, sous la subordination d’un donneur d’ordre pour qui cette activité est utile constituent en soi quelque chose de valorisable. Presqu’indépendamment de la rémunération. C’est par exemple une composante cruciale dans le dispositif nommé « service civique »[13].
Le fait qu’ils et elles travaillent est perçu comme positif. Le fait de les payer en dessous de la rémunération horaire minimum n’est pas interrogé. En témoigne également le passage de Pôle Emploi à France Travail : les usagers ne sont plus invités à retrouver un emploi mais à retrouver du travail.
Il faut reconnaître que formellement cette injonction est mise en œuvre d’une manière qui peut paraître peu autoritaire. Il n’y a pas de gendarmes qui forceraient les plus humbles à se rendre au travail. Ces discours ne sont en grande partie que des mots. Toutefois, cette vision sature les dispositifs de solidarité. Il est devenu quasi impossible d’accéder à une aide quelconque sans s’engager à faire différents actes destinés à retrouver du travail. Le plus clair du temps les personnes inscrites dans ces dispositifs sont obligées de signer un contrat, qui pourra leur être opposé si leur comportement n’est pas jugé positif.
Différents exemples permettent d’étayer ce propos :
-Le RSA est un revenu de subsistance mais en échange il implique de réaliser des opérations précises, dans un certain ordre, avec pour horizon le retour à un travail rémunéré.
-L’assurance chômage n’est pas un droit acquis par les cotisations. Elle constitue un levier pour inciter les travailleurs et les travailleuses à retrouver du travail. Dans le cadre des réformes de l’assurance chômage mises en œuvre depuis 2018, les allocations ne sont plus établies par rapport aux cotisations passées. Elles sont paramétrées pour inciter à reprendre le travail indépendamment de la qualité de ce travail[14].
-Les dispositifs destinés aux plus jeunes ou aux personnes en situation de handicap sont aussi pensées dans le même cadre doctrinal : certes l’accès au marché du travail est conçu comme plus contraint mais l’enjeu est justement de « lever les freins » au retour à l’emploi[15].
-Les jours de carence en matière d’assurance maladie contribuent à inciter les travailleurs et les travailleuses à continuer à travailler même en étant souffrant·es.
-La pension de retraite est de plus en plus difficile à obtenir avant d’avoir des difficultés physiques pour retourner au travail.
Une des moutures les plus récente de cette doctrine se retrouvent dans la loi plein emploi votée à l’automne 2023 qui dispose que les demandeur·euses d’emploi – notamment les bénéficiaires du RSA – pourraient se voir contraint de s’acquitter de 15 heures d’activité hebdomadaire[16]. Dans ce cadre, bénéficier de la solidarité nationale ne peut pas être gratuit. Ça ne peut pas être pour rien. Il convient en retour que les bénéficiaires servent à quelque chose, soient utiles à un donneur d’ordre. Si le marché du travail classique n’est pas en mesure de donner du travail, il demeure souhaitable de participer – même gratuitement – à la production d’un service associatif ou public.
Reprendre le pouvoir sur la définition de l’utile
On peut dès lors apporter des éléments de réponse à la question que nous nous posons dans le cadre de cette réflexion : pourquoi une telle focalisation des programmes de solidarité sur le travail productif ? On peut avancer que les personnes à l’origine de ces programmes considèrent qu’il est illégitime de ne rien faire pour autrui. Il est illégitime de choisir par soi-même ce que l’on peut faire de son temps. On attend de ce fait du marché du travail qu’il détermine les activités qu’il est moral de réaliser.
Dans ce discours l’activité vaut pour elle-même. Mais dans la pratique elle ne vaut qu’à condition d’être utile à l’économie, seulement en dernière instance peut-être une économie sociale et solidaire. Dans ce cadre, obtenir un emploi relèverait presque du privilège octroyé par les employeurs et les employeuses créateur·ices d’emploi à des demandeurs d’emploi cherchant à sortir de l’exclusion. Le fait que les travailleurs et les travailleuses produisent de la valeur par leur travail et que le donneur d’ordre en tire un profit disparaît de la réflexion.
Le caractère idéologique, moral ou doctrinal de cette acception de la valeur travail, la valorisation de la dignité attachée à l’activité de travail, est apparue crument pendant la période postérieure au covid-19. Entre 2021 et 2023 l’on a assisté à une baisse importante du chômage. Dans les secteurs où les conditions de travail sont les plus difficiles, les employeurs se sont émus de leurs difficultés à trouver du personnel à conditions de travail constantes. Le fonctionnement des mécanismes de marché, l’attrait des emplois les mieux rémunérés et les mieux protégés, devenaient en fait un problème pour ces employeurs. Ils se sont alors mobilisés pour limiter les possibilités de choix des salarié·e·s.
C’est ainsi que Pôle Emploi puis France Travail ont mis en place des outils de coercition – via l’assurance chômage et le contrôle de la recherche d’emploi – des demandeurs et des demandeuses d’emploi en mesure d’exercer des métiers dits en tension[17]. A la faveur de ces mobilisations, les personnes évoluant dans le bâtiment, le soin ou la logistique ne sont plus légitimes à bénéficier d’une assurance chômage. Quelle que soit leur condition physique ou psychologique, leur situation familiale, leurs souhaits de conciliation entre vie professionnelle et vie personnelle. La valeur accordée à la dignité du travail, qui se trouve favorisée en période de tension puisque les mécanismes marchands devraient faciliter un déport vers de meilleurs emplois, se dissipe dans la volonté de satisfaire les emplois de moindre qualité. La valeur du travail apparaît donc dans ce cadre pour ce qu’elle a d’idéologique et disciplinaire.
On assiste donc à un brouillage entre deux approches de la valeur travail. D’un côté celle qui renvoie au fait de vouloir être dignement rémunéré pour son utilité et de l’autre celle qui désigne la supériorité morale d’être actif. Ce brouillage est instrumentalisé pour donner forme à un hypocrite rappel à l’ordre disciplinaire visant à inciter les moins qualifié·es à travailler malgré des conditions de travail et de rémunération déplorables.
Que faire ?
Pour proposer des éléments de conclusion plus constructifs, soulignons que le camp du progrès n’est pas toujours à l’aise pour critiquer ces politiques jusqu’à la racine. Le fait que le travail doit être utile, qu’être utile est une bonne chose, sont des arguments difficiles à remettre en cause.
Lorsque Fabien Roussel stigmatise « la gauche des allocs », il est moqué – à raison – sans pour autant que la réaction ne soit ni vraiment cohérente, ni vraiment lisible. Faut-il lui opposer que les allocations constituent une valeur positive en tant que telle ? Doit-on lui rétorquer que la Gauche s’incarne aussi et surtout dans le camp de celles et ceux qui travaillent ? Considère-t-on que les citoyen·nes ont le droit de vivre dignement sans cotiser ou bien faut-il qu’iels aient cotisé pour pouvoir bénéficier de la solidarité ? On retrouve chez François Ruffin des accents comparables, entretenant un savant flou sur le fait que les bourgs travaillent et les tours profitent.
Il est important de souligner avant toute chose que le discours sur l’assistanat n’a pas de confirmation statistique. Pour le pire et pour le meilleur les classes populaires travaillent et travaillent beaucoup. Le chômage est un problème quand il n’y a pas d’activité économique comme ce fut le cas entre 2008 et 2016. Mais dès lors qu’il y a une reprise de l’activité, tous ceux et celles qui le peuvent travaillent. Il n’y a pas de refus massif du travail. Au contraire il y a une volonté de travailler davantage.
Comment l’expliquer malgré des conditions de travail difficiles et une précarisation des situations d’emploi ? Le discours sur la valeur travail est si puissant, si hégémonique d’un point de vue culturel, qu’il va bien au-delà des classes moyennes et supérieures. Ce n’est pas qu’un discours public. Il ne procède pas de l’émission de M6 sur la « rue des allocs ». Il s’agit là d’une morale ancrée en nous depuis plusieurs siècles. Les observations à Pôle Emploi ou le travail de terrain auprès des personnes qui enchaînent les petits boulots corroborent cette idée : les gens veulent travailler[18].
On retrouve également ce résultat dans les grandes enquêtes statistiques. On se rend dès lors compte que les politiques conservatrices luttent pour contraindre les usagers à adopter un comportement qu’iels adoptent déjà… Nul besoin de démanteler l’assurance chômage pour que les travailleurs et les travailleuses préfèrent travailler plutôt que de ne rien faire. Pour de bonnes et de mauvaises raisons le travail est une composante cruciale de notre identité et de la façon dont on se positionne dans la compétition sociale. Ce n’est pas la seule arène de compétition. Il y a de la compétition dans la décoration du salon, la voiture que l’on conduit (ou pas), le collège où on va pouvoir envoyer ses enfants ou la qualité des livres qu’on a lus cet été[19], les légumes bio que l’on achète[20].
Mais tout cela est radicalement enraciné dans les cartes que chacun peut jouer grâce à sa profession. Du fait de la rémunération qu’elle permet bien entendu, mais pas seulement. Il y a aussi plus ou moins de prestige à retirer suivant les emplois[21]. Aussi, les salarié·es souscrivent rarement aux discours sur la fin du travail. Ils et elles sont certes très critiques à l’égard de leurs conditions de travail et de rémunération. Iels ne sont pas dupes quant aux stratégies de leurs employeurs ou employeuses. Mais l’accès à un travail structure leur possibilité de vivre dignement parmi les leurs. La bohème, la débrouille, constituent davantage un luxe petit bourgeois. Très concrètement tout un chacun souhaite éviter de se faire traiter de « cassos’ »[22]. Il s’agit là d’un repoussoir très puissant.
La question de la valeur de l’activité de travail, telle qu’elle est instrumentalisée par les conservateur·ices est donc un discours qui n’est pas complètement déconnecté du monde social. Il paraît même difficile de le remettre en cause par décret. Faut-il alors baisser les bras face à ces mécanismes de distinction interne au groupe des salarié·es ?
Il convient d’abord de se pencher sur les personnes qui ne peuvent pas travailler, temporairement ou à plus long terme. Sur ce point il faut parvenir à défendre, à justifier, l’utilité et la moralité, de la solidarité. De manière un peu naïve il est par exemple possible de reconnaître l’utilité… de ne pas participer directement au processus productif capitaliste par exemple. De ce point de vue les poncifs sur les déserteurs qui s’interrogent sur le sens de leur travail, les fables sur les ingénieurs qui tournent le dos aux industries fossiles, si l’on n’en voit pas la trace dans les statistiques, participent intellectuellement, idéologiquement, à légitimer l’idée selon laquelle le capitalisme n’est sans doute pas le meilleur juge de l’utilité de notre travail.
Et, pour verser ma contribution aux stratégies à venir, il me semble qu’il y a un intérêt à jouer avec les mots, à mener une guérilla intellectuelle pour faire comprendre qu’aider les gens à vivre dignement est en fait utile à la collectivité. Un argument stratégique qui me semble assez efficace consiste par exemple à souligner que les réformes de l’assurance chômage vont appauvrir les moins qualifié·es, dont un grand nombre ont des enfants. Et d’interroger : est-ce que l’on souhaite sincèrement forcer des enfants à grandir dans l’extrême pauvreté ?
D’autre part il faut réfléchir à des façons d’essayer de démonétariser l’utile. Si nombre d’études micro-économétriques prouvent que c’est une bonne chose pour le PIB de mettre les enfants à l’école, ce n’est pas ce qui justifie le droit à une éducation. Le camp du progrès défend de longue date l’instruction des enfants jusqu’à leur majorité pour elle-même. Parce que nous jugeons utile de ne pas laisser l’éducation aux familles. Il convient d’étendre ce raisonnement à d’autres fonctions, d’autres activités. Si le travail désigne ce qui est utile, il faut défendre la possibilité de décider collectivement de ce qui est utile sans s’en tenir au taux de profit.
Il convient de réfléchir à des façons de discuter collectivement des activités que l’on veut gratifier. Bien sûr il y a le vote, mais s’exprimer tous les 5 ans – dans le régime politique actuel et son influence sur la mécanique interne des partis – paraît assez limité. On a beaucoup applaudi les soignants sans distinction de grade et de statut pendant la pandémie. Mais quelle est l’étape d’après ? Comment faire pour effectivement valoriser leur travail ? Est-ce qu’il faut laisser à la négociation salariale interne à l’hôpital ou au niveau de la branche le soin de déterminer la valeur de leur travail dans un contexte d’austérité ?
Sans être une réponse suffisante à ces enjeux, l’assurance chômage et sa gestion collective pourraient être un outil collectif pour se garder des pressions du marché du travail et favoriser l’orientation de chacun vers des activités qu’il juge utile. Au lieu de ça elle s’est muée en stimulant du dénuement et de la gêne. Réagissons.
Notes
[1] Marx, Weber, Elias, Thompson ou encore Foucault décrivent chacun à leur manière une rationalisation du monde dans son ensemble et du quotidien en particulier. Karl Marx, Le Capital, Librairie du progrès., Paris, 1872, Max Weber, Économie et société, Julien Freund, Pierre Kamnitzer et Pierre Bertrand (trad.), Paris, Pocket, impr. 1995, 1995 Catherine Colliot-Thélène, Études wébériennes : rationalités, histoires, droits, Paris, France, Presses universitaires de France, 2001 Michel Foucault, Surveiller et punir : naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1993 Edward Thompson, « Temps, travail et capitalisme industriel », Libre, 1979, pp. 3‑63. Ce processus n’est ni radicalement idéel ni radicalement matérialiste. Les technologies d’optimisation du rendement et la raison calculatoire se fécondent mutuellement et continuellement pour autoriser l’extension du régime de rationalisation Delphine Gardey, Écrire, calculer, classer: comment une révolution de papier a transformé les sociétés contemporaines, 1800-1940, Paris, Éd. La Découverte, Textes à l’appui. Anthropologie des sciences et des techniques, 2008.
[2] François Vatin, Jean-Pascal Simonin et Groupe d’étude d’analyse et politiques économiques, L’œuvre multiple de Jules Dupuit (1804-1866): calcul d’ingénieur, analyse économique et pensée sociale, Angers, Presses universitaires d’Angers, 2002.
[3] Alexis de Tocqueville, « Œuvres complètes : Voyages en Angleterre, Irlande, Suisse et Algérie », 1835.
[4] Edward Thompson, « Temps, travail et capitalisme industriel », op. cit.
[5] Muriel Darmon, La socialisation, Armand Colin, 2016.
[6] C’est la raison pour laquelle il ne faut pas venir au secours des pauvres valides. Une aide trop conséquente les pousserait à l’oisiveté et la boisson. Benjamin Jung, « Organiser la charité, rendre le secours efficace », Histoire urbaine, 4 octobre 2018, n° 52, no 2, pp. 69‑89.
[7] Karl Marx, Le Capital, op. cit.
[8] Je fais ici l’impasse sur la question de l’esclavage par manque de connaissances mais c’est une question en fait centrale de cette histoire. En effet, l’esclavage et son maintien jusqu’à une date assez avancée dans l’histoire du capitalisme est en fait une preuve du caractère hypocrite – ou du moins située socialement – de la morale attachée à la valeur travail. Caroline Oudin-Bastide et Philippe Steiner, Calcul et morale: coûts de l’esclavage et valeur de l’émancipation (XVIIIe-XIXe siècle), Paris, France, Albin Michel, 2015.
[9] En soutien à cette idéologie, une idée se développe à cette époque selon laquelle la mise au travail permet de lutter contre l’exclusion. Il est souhaitable de remettre les pauvres au travail pour éviter qu’ils se retrouvent exclus. Ce discours permet de faire l’impasse sur les conditions de travail et de rémunération. Le risque à éviter collectivement c’est celui de la privation de travail.
[10] Christine Daniel et Carole Tuchszirer, L’État face aux chômeurs : l’indemnisation du chômage de 1884 à nos jours, Paris, Flammarion, 1999.
[11] Thèse de Julie Oudot, à paraître. Julie Oudot, En attendant l’emploi : gestion de masse et encadrement individuel des allocataires du RSA, Paris, Institut d’études politiques, 2019.
[12] Fabrice Colomb, « Le succès des incitations », Gouvernement et action publique, 2012, vol. 3, no 3, pp. 31‑52.
[13] Florence Ihaddadene, « Le service civique au service de l’« employabilité » des jeunes ? », Salariat, 7 novembre 2022, vol. 1, no 1, pp. 195‑207.
[14] Claire Vivès et Mathieu Grégoire, « Les salariés en contrats courts : chômeurs optimisateurs ou travailleurs avant tout ? », Connaissance de l’emploi, 2021, no 168.
[15] Jean-Marie Pillon, Luc Sigalo Santos et Claire Vivès, « Le contrôle des inscrits : un enjeu au cœur de France travail », Droit Social, 2024, no 1, pp. 69‑74.
[16] Ibid.
[17] Claire Vivès, Luc Sigalo Santos, Jean-Marie Pillon, Vincent Dubois et Hadrien Clouet, Chômeurs, vos papiers ! Contrôler les chômeurs pour réduire le chômage ?, Paris, France, Raisons d’agir éditions, 2023.
[18] Cyrine Gardes, Claire Vivès, Lucas Tranchant, Nicolas Roux et Jean-Marie Pillon, Rapport intermédiaire du comité d’évaluation de la réforme de l’assurance chômage initiée en 2019 [Rapport], 2024.
[19] Pierre Bourdieu, La distinction Critique sociale du jugement, Paris, France, Les éditions de minuit, 1979.
[20] Thibaut de Saint Pol, « Les évolutions de l’alimentation et de sa sociologie au regard des inégalites sociales », L’Année sociologique, 2 mai 2017, vol. 67, no 1, pp. 11‑22.
[21] Everett C. Hughes, Le regard sociologique. Essais choisis, Paris, Editions de l’EHESS, 1997 ; Gaëtan Flocco, Des dominants très dominés: pourquoi les cadres acceptent leur servitude, Paris, France, Raisons d’agir éditions, 2015.
[22] Clara Deville, L’État social à distance: dématérialisation et accès aux droits des classes populaires rurales, Vulaines-sur-Seine, France, Editions du Croquant, 2023.