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Comprendre la rébellion en Syrie. Entretien avec Joseph Daher
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Comprendre la rébellion en Syrie. Entretien avec Joseph Daher
Dans une longue interview au média Tempest, Joseph Daher, militant anticapitaliste suisse-syrien et universitaire basé en Suisse, revient sur la situation complexe dans le pays et développe une approche marxiste de ses développements récents.
Interview publiée originalement sur Tempest le 9 décembre. Nous reproduisons ici l’introduction rédigée par le média :
La rébellion en Syrie a pris le monde par surprise et a conduit à la chute de la dictature de la famille Assad, qui dirigeait la Syrie depuis que le père de Bachar al-Assad, Hafez, avait pris le pouvoir par un coup d’État, il y a 54 ans. Ni les forces militaires du régime, ni son parrain impérial, la Russie, ni son soutien régional, l’Iran, n’ont été en mesure de le défendre. Les villes contrôlées par le régime ont été libérées, des milliers de prisonniers politiques ont été sortis de ses célèbres geôles et, pour la première fois depuis des décennies, un espace s’est ouvert pour un nouveau combat en faveur d’une Syrie libre, inclusive et démocratique.
Dans le même temps, la plupart des Syriens savent qu’une telle lutte se heurte à d’énormes difficultés, à commencer par les deux principales forces rebelles, Hayat Tahrir Al-Sham (HTS) et l’Armée nationale syrienne (ANS), soutenues par la Turquie. Bien qu’elles aient été le fer de lance de la victoire militaire, elles sont autoritaires et ont un passé de sectarisme religieux et ethnique. Certains militants de gauche ont affirmé sans fondement que leur rébellion avait été orchestrée par les États-Unis et Israël. D’autres ont, sans aucun esprit critique, idéalisé ces forces rebelles, estimant qu’elles ravivaient la révolution populaire, à ses premières heures, qui avait failli renverser le régime d’Assad en 2011. Ni l’un ni l’autre ne rendent compte de la dynamique complexe qui se déroule aujourd’hui en Syrie.
Dans cet entretien, réalisé dans un contexte d’évolution rapide de la situation en Syrie, Tempest interroge le socialiste syrien Joseph Daher sur le processus qui a conduit à la chute du régime d’Assad, sur les perspectives des forces progressistes et sur les défis auxquels elles sont confrontées dans leur lutte pour un pays véritablement libéré qui serve les intérêts de toutes ses communautés religieuses et de toutes les couches populaires.
Tempest : Comment les Syriens se sentent-ils après la chute du régime ?
Joseph Daher : La joie est incroyable. C’est un jour historique. La tyrannie de la famille Assad, qui dure depuis 54 ans, vient de se terminer. Nous avons vu des vidéos de manifestations populaires dans tout le pays, à Damas, Tartous, Homs, Hama, Alep, Qamichli, Suwaida, etc, mobilisant toutes les confessions religieuses et toutes les ethnies, détruisant les statues et les symboles de la famille Assad.
Bien sûr, la joie est également grande face à la libération des prisonniers politiques des prisons du régime, en particulier la prison de Sednaya, connue sous le nom d’« abattoir humain », qui enfermait 10 000 à 20 000 prisonniers. Certains d’entre eux étaient détenus depuis les années 1980. De même, les personnes qui avaient été déplacées en 2016 ou plus tôt, d’Alep et d’autres villes, ont pu retourner dans leurs maisons et leurs quartiers, et revoir leurs familles pour la première fois depuis des années.
Parallèlement, dans les premiers jours qui ont suivi l’offensive militaire, les réactions de la population ont été mitigées et confuses, reflétant la diversité des opinions politiques de la société syrienne, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Certains secteurs étaient très heureux de la conquête de ces territoires et de l’affaiblissement du régime, et maintenant de sa chute potentielle. Mais d’autres secteurs de la population craignaient, et craignent toujours, HTS et l’ANS. Ils s’inquiètent de la nature autoritaire et réactionnaire de ces forces et de leur projet politique.
Et certains s’inquiètent de ce qui se passera dans la nouvelle situation. En particulier, de larges secteurs des communautés kurdes, parmi d’autres, qui tout en se réjouissant de la chute de la dictature d’Assad, ont condamné les déplacements forcés et les assassinats de personnes perpétrés par l’ANS.
Tempest : Pouvez-vous retracer le déroulement des événements, en particulier l’avancée des rebelles, qui ont vaincu les forces militaires d’Assad et conduit à sa chute ? Que s’est-il passé ?
JD : Hayat Tahrir Al-Sham (HTS) et l’Armée nationale syrienne (ANS), soutenues par la Turquie, ont lancé une campagne militaire le 27 novembre 2024 contre les forces du régime syrien, remportant des victoires éclatantes. En moins d’une semaine, le HTS et l’ANS ont pris le contrôle de la plupart des gouvernorats d’Alep et d’Idlib. Ensuite, la ville de Hama, située à 210 kilomètres au nord de Damas, est tombée aux mains du HTS et de l’ANS à la suite d’intenses affrontements militaires avec les forces du régime, appuyées par l’armée de l’air russe. Après Hama, le HTS a pris le contrôle de Homs.
Dans un premier temps, le régime syrien a envoyé des renforts à Hama et à Homs puis, avec le soutien de l’aviation russe, a bombardé les villes d’Idlib et d’Alep et leurs environs. Les 1er et 2 décembre, plus de 50 frappes aériennes ont touché Idlib, au moins quatre centres de santé, quatre écoles, deux camps de déplacés et une station d’eau. Les frappes aériennes ont déplacé plus de 48 000 personnes et ont gravement perturbé les services et l’acheminement de l’aide. Le dictateur Bachar al-Assad avait promis la défaite à ses ennemis et déclaré que « le terrorisme ne comprend que le discours de la force ». Mais son régime s’effondrait déjà de toute part.
Alors que le régime perdait ville après ville, les gouvernorats méridionaux de Suweida et de Daraa se sont libérés ; leurs forces d’opposition populaires et armées locales, distinctes du HTS et de l’ANS, ont pris le contrôle. Les forces du régime se sont ensuite retirées des villages situés à une dizaine de kilomètres de Damas et ont abandonné leurs positions dans la province de Quneitra, qui borde le plateau du Golan, occupé par Israël.
Alors que différentes forces armées de l’opposition, qui ne sont liées ni à HTS ni à l’ANS, s’approchaient de la capitale Damas, les forces du régime se sont effondrées et retirées, tandis que les manifestations et les attaques contre tous les symboles de Bachar el-Assad se multipliaient dans les différentes banlieues de Damas. Dans la nuit du 7 au 8 décembre, la libération de la ville a été annoncée. Le sort exact et la localisation de Bachar el-Assad n’ont pas été connus immédiatement, mais certaines informations indiquent qu’il se trouve en Russie sous la protection de Moscou.
La chute du régime a prouvé sa faiblesse structurelle, tant sur le plan militaire qu’économique et politique. Il s’est effondré comme un château de cartes. Cela n’est guère surprenant, car il semblait évident que les soldats n’allaient pas se battre pour le régime d’Assad, compte tenu de leurs salaires et de leurs conditions de travail médiocres. Ils ont préféré fuir ou ne pas se battre plutôt que de défendre un régime pour lequel ils n’ont que très peu de sympathie, d’autant plus que beaucoup d’entre eux ont été enrôlés de force.
En parallèle de ces évènements dans le sud du pays, la situation dans les autres parties du pays a également depuis le début de l’offensive des rebelles. Tout d’abord, l’ANS a mené des attaques contre les territoires contrôlés par les Forces démocratiques syriennes (FDS) dirigées par les Kurdes dans le nord d’Alep, puis a annoncé le début d’une nouvelle offensive contre la ville de Manbij, dans le nord du pays, dominée par les FDS. Dimanche 8 décembre, avec le soutien de l’armée turque, de l’aviation et de l’artillerie, l’ANS est entrée dans la ville.
Deuxièmement, les FDS se sont emparées de la majeure partie du gouvernorat de Deir-ez-Zor, auparavant contrôlé par les forces du régime syrien et les milices pro-iraniennes, qui s’étaient retirées pour se redéployer dans d’autres régions afin de lutter contre HTS et les FDS. Les FDS ont ensuite étendu leur contrôle à de vastes zones du nord-est qui étaient auparavant sous la domination du régime.
Tempest : Qui sont les forces rebelles et en particulier les principales formations rebelles, HTS et l’ANS ? Quelles sont leur politique, leur programme et leur projet ? Que pensent d’elles les classes populaires ?
JD : La prise réussie d’Alep, de Hama, de Homs et d’autres territoires dans le cadre d’une campagne militaire menée par le HTS reflète à bien des égards l’évolution de ce mouvement sur plusieurs années, qui est devenu une organisation plus disciplinée et plus structurée, tant sur le plan politique que militaire. Il est désormais capable de produire des drones et dirige une académie militaire. HTS a pu imposer son hégémonie sur un certain nombre de groupes militaires, tant par la répression que par la cooptation au cours des dernières années. Fort de son développement, il s’est positionné pour lancer cette attaque.
HTS est devenu un acteur quasi-étatique dans les zones qu’il contrôle. Il a mis en place un gouvernement, le gouvernement syrien du salut (SSG), qui fait office d’administration civile du HTS et fournit des services à la population. Ces dernières années, le HTS et le SSG ont fait preuve d’une volonté manifeste de se présenter aux puissances régionales et internationales comme une force rationnelle afin de normaliser son autorité. Cela a notamment permis à certaines ONG de disposer de plus d’espace pour opérer dans des secteurs clés tels que l’éducation et la santé, pour lesquels le SSG manque de ressources financières et d’expertise.
Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de corruption dans les zones sous son autorité. Il a imposé son autorité par des mesures autoritaires et des actions de maintien de l’ordre. Le HTS a notamment réprimé ou limité les activités qu’il considère comme contraires à son idéologie. Par exemple, il a mis fin à plusieurs projets de soutien aux femmes, en particulier aux résidentes des camps, sous prétexte que ces projets cultivaient des idées sur l’égalité des sexes qui étaient hostiles à son idéologie. HTS a également pris pour cible et détenu des opposants politiques, des journalistes, des militants et des personnes qu’il considérait comme des détracteurs ou des ennemis.
HTS, qui est toujours considéré comme une organisation terroriste par de nombreuses puissances, y compris les États-Unis, a également essayé de donner une image plus modérée de lui-même, en essayant de les convaincre qu’il est désormais devenu un acteur rationnel et responsable. Cette évolution remonte à la rupture de ses liens avec Al-Qaïda en 2016 et au recadrage de ses objectifs politiques dans le cadre national syrien. Il a également réprimé les individus et les groupes liés à al-Qaïda et au soi-disant État islamique.
En février 2021, pour sa première interview avec un journaliste américain, son chef Abu Mohammad al-Jolani, ou Ahmed al-Sharaa (son vrai nom), a déclaré que la région qu’il contrôlait « ne représentait pas une menace pour la sécurité de l’Europe et de l’Amérique », affirmant que les zones sous son autorité ne deviendraient pas une base pour des opérations à l’étranger.
Dans cette tentative d’apparaître comme un interlocuteur légitime sur la scène internationale, il a mis l’accent sur le rôle du groupe dans la lutte contre le terrorisme. Dans le cadre de cette transformation, il a permis le retour des chrétiens et des druzes dans certaines régions et a établi des contacts avec certains dirigeants de ces communautés.
Après la prise d’Alep, HTS a continué à se présenter comme un acteur responsable. Les combattants du HTS ont par exemple immédiatement posté des vidéos devant les banques, assurant qu’ils voulaient protéger les propriétés et les biens privés. Ils ont également promis de protéger les civils et les communautés religieuses minoritaires, en particulier les chrétiens, car ils savent que le sort de cette communauté est étroitement surveillé à l’étranger.
De même, le HTS a fait de nombreuses déclarations promettant une protection similaire aux Kurdes et aux minorités islamiques telles que les Ismaéliens et les Druzes. Il a également publié une déclaration concernant les alaouites, les appelant à rompre avec le régime, sans toutefois suggérer que le HTS les protégerait ou dire quoi que ce soit de clair sur leur avenir. Dans cette déclaration, le HTS décrit la communauté alaouite comme un instrument du régime contre le peuple syrien.
Enfin, le chef du HTS, Abu Mohammed al-Jolani, a déclaré que la ville d’Alep serait gérée par une autorité locale et que toutes les forces militaires, y compris celles du HTS, se retireraient complètement de la ville dans les semaines à venir. Il est clair qu’al-Jolani souhaite s’engager activement auprès des puissances locales, régionales et internationales.
Toutefois, la question de savoir si HTS donnera suite à ces déclarations reste ouverte. L’organisation s’est montrée autoritaire et réactionnaire, avec une idéologie fondamentaliste islamique, et compte toujours des combattants étrangers dans ses rangs. Ces dernières années, de nombreuses manifestations populaires ont eu lieu à Idlib pour dénoncer son régime et les violations des libertés politiques et des droits de l’homme, notamment les assassinats et la torture des opposants.
Il ne suffit pas de tolérer les minorités religieuses ou ethniques ou de les autoriser à prier. L’essentiel est de reconnaître leurs droits en tant que citoyens égaux participant à la prise de décision sur l’avenir du pays. Plus généralement, les déclarations du chef du HTS, al-Jolani, ne sont absolument pas rassurantes, bien au contraire. Comme celle-ci : « Les personnes qui craignent la gouvernance islamique en ont vu des applications incorrectes ou ne la comprennent pas correctement »,
En ce qui concerne l’ANS, soutenue par la Turquie, il s’agit d’une coalition de groupes armés dont la plupart défendent des politiques islamiques conservatrices. Elle a une très mauvaise réputation et est coupable de nombreuses violations des droits de l’homme, en particulier à l’encontre des populations kurdes dans les zones qu’elle contrôle. L’ANS a notamment participé à la campagne militaire menée par la Turquie pour occuper Afrin en 2018, entraînant le déplacement forcé d’environ 150 000 civils, en grande majorité des Kurdes.
Dans la campagne militaire actuelle, une fois de plus, l’ANS sert principalement les objectifs turcs en ciblant les zones contrôlées par les Forces de défense syriennes (FDS) dirigées par les Kurdes et où vivent beaucoup de communautés kurdes. L’ANS a, par exemple, capturé la ville de Tal Rifaat et la zone de Shahba dans le nord d’Alep, auparavant sous la gouvernance des FDS, entraînant le déplacement forcé de plus de 150 000 civils et violant à de nombreuses reprises les droits de l’homme contre les individus kurdes, en pratiquant même des assassinats et des enlèvements. L’ANS a ensuite annoncé qu’elle lançait une offensive militaire, soutenue par l’armée turque, sur la ville de Manbij, où vivent 100 000 civils et qui est contrôlée par les FDS.
Il existe donc des différences entre le HTS et l’ANS. Le HTS jouit d’une autonomie relative vis-à-vis de la Turquie, contrairement à l’ANS, qui est contrôlé par la Turquie et sert ses intérêts. Les deux forces sont différentes, poursuivent des objectifs distincts et ont des conflits entre elles, bien que ceux-ci soient pour l’instant tenus secrets. Par exemple, les HTS ne cherchent actuellement pas à affronter les FDS. En outre, l’ANS a publié une déclaration critique à l’encontre du HTS pour son « comportement agressif » à l’égard des membres de l’ANS, tandis que le HTS aurait accusé les combattants de l’ANS d’avoir commis des pillages.
Tempest : Pour beaucoup de ceux qui n’ont pas suivi l’évolution de la Syrie, cette affaire est tombée du ciel. Quelles sont les racines de cette situation dans la révolution, la contre-révolution et la guerre civile en Syrie ? Que s’est-il passé à l’intérieur du pays au cours de la période récente qui a déclenché l’offensive militaire ? Quelles sont les dynamiques régionales et internationales qui ont ouvert la voie aux avancées des rebelles ?
JD : Initialement, HTS a lancé sa campagne militaire en réaction à l’escalade des attaques et des bombardements du régime d’Assad et de la Russie sur son territoire du nord-ouest. Elle visait également à reprendre des zones conquises par le régime, en violation des zones de désescalade convenues dans l’accord de mars 2020, négocié par Moscou et Téhéran. Toutefois, forts de leur succès surprenant, leurs ambitions ont grandi et ils ont appelé ouvertement au renversement du régime, ce qu’ils ont désormais accompli avec l’aide d’autres groupes.
Le succès du HTS et de l’ANS s’explique par l’affaiblissement des principaux alliés du régime. La Russie, principal sponsor international d’Assad, a détourné ses forces et ses ressources vers sa guerre impérialiste contre l’Ukraine. En conséquence, son implication en Syrie a été nettement plus limitée que lors des opérations militaires similaires qu’elle a menées au cours des années précédentes.
Ses deux autres alliés clés, le Hezbollah libanais et l’Iran, ont été considérablement affaiblis par Israël depuis le 7 octobre 2023. Tel-Aviv a assassiné les dirigeants du Hezbollah, dont Hassan Nasrallah, a décimé ses cadres lors de l’explosion des bipeurs et a bombardé ses forces au Liban. Le Hezbollah est sans aucun doute confronté à son plus grand défi depuis sa création. Israël a également lancé des vagues de frappes contre l’Iran, exposant ses faiblesses. Il a également intensifié les bombardements des positions iraniennes et du Hezbollah en Syrie au cours des derniers mois.
Avec ses principaux soutiens occupés ailleurs et affaiblis, la dictature d’Assad se trouvait dans une position vulnérable. En raison de toutes ses faiblesses structurelles, du manque de soutien de la population sous son joug, du manque de fiabilité de ses propres troupes et de l’absence de soutien international et régional, [le régime Assad] s’est avéré incapable de résister à l’avancée des forces rebelles, ville après ville, et son autorité s’est effondrée comme un château de cartes.
Tempest : Comment les alliés du régime ont-ils réagi dans un premier temps ? Quels sont leurs intérêts en Syrie ?
JD : La Russie et l’Iran se sont d’abord engagés à soutenir le régime et à faire pression sur lui pour qu’il combatte le HTS et l’ANS. Dans les premiers jours de l’offensive, la Russie a appelé le régime syrien à se ressaisir et à « remettre de l’ordre à Alep », ce qui semble indiquer qu’elle comptait sur une contre-attaque de Damas.
L’Iran a appelé à une « coordination » avec Moscou face à cette offensive. L’Iran a affirmé que les États-Unis et Israël étaient derrière l’offensive des rebelles contre le régime syrien qu’il considère comme une tentative de le déstabiliser et de détourner l’attention de la guerre d’Israël en Palestine et au Liban. Les responsables iraniens ont déclaré leur soutien total au régime syrien et ont confirmé leur intention de maintenir et même d’accroître la présence de leurs « conseillers militaires » en Syrie pour soutenir l’armée syrienne. Téhéran a également promis de fournir des missiles et des drones au régime syrien et même de déployer ses propres troupes.
Mais cela n’a manifestement pas fonctionné. Malgré les bombardements russes sur les zones échappant au contrôle du régime, l’avancée des rebelles n’a pas été stoppée.
Les deux puissances ont beaucoup à perdre en Syrie. Pour l’Iran, la Syrie est cruciale pour le transfert d’armes et la coordination logistique avec le Hezbollah. Avant la chute du régime, le bruit courait que le parti libanais avait envoyé un petit nombre de « forces de supervision » à Homs afin d’aider les forces militaires du régime et 2000 soldats dans la ville de Qusayr, l’un de ses bastions en Syrie près de la frontière avec le Liban, pour la défendre en cas d’attaque des rebelles. Dans sa chute, le régime a retiré ses forces.
Du côté de la Russie, la base aérienne russe de Hmeimim, dans la province syrienne de Lattaquié, et son installation navale de Tartous, sur la côte, ont été des sites importants lui permettant d’affirmer son poids géopolitique au Moyen-Orient, en Méditerranée et en Afrique. La perte de ces bases compromettrait le statut de la Russie, car son intervention en Syrie a été utilisée comme un exemple de la manière dont elle peut utiliser la force militaire pour influencer les événements à l’extérieur de ses frontières et rivaliser avec les États occidentaux.
Tempest : Quel rôle les autres puissances régionales et impériales, en particulier la Turquie, Israël et les États-Unis, ont-elles joué dans ce scénario ? Quelles sont leurs ambitions dans cette situation ?
JD : Malgré la normalisation de la Turquie avec la Syrie, Ankara s’est sentie frustrée par Damas. Elle a donc encouragé l’offensive militaire, ou du moins lui a donné le feu vert, et l’a aidée d’une manière ou d’une autre. L’objectif d’Ankara était initialement d’améliorer sa position dans les futures négociations avec le régime syrien, mais aussi avec l’Iran et la Russie.
Aujourd’hui, avec la chute du régime, l’influence de la Turquie est encore plus importante en Syrie et en fait probablement l’acteur régional clé dans le pays. Ankara cherche également à utiliser l’ANS pour affaiblir les FDS, qui sont dominées par la branche armée du parti kurde PYD, une organisation sœur du parti kurde turc PKK, désigné comme terroriste par Ankara, les États-Unis et l’Union européenne.
La Turquie a deux autres objectifs principaux. Tout d’abord, elle souhaite procéder au retour forcé en Syrie des réfugiés syriens se trouvant en Turquie. Deuxièmement, elle veut nier les aspirations kurdes à l’autonomie et plus particulièrement saper l’administration dirigée par les Kurdes dans le nord-est de la Syrie, l’Administration autonome du nord et de l’est de la Syrie (AANES, également appelée Rojava), ce qui créerait un précédent pour l’autodétermination kurde en Turquie, une menace pour le régime tel qu’il est actuellement constitué.
Ni les États-Unis ni Israël n’ont joué un rôle dans ces événements. En fait, c’est le contraire qui s’est produit. Les États-Unis craignaient que le renversement du régime ne crée davantage d’instabilité dans la région. Les responsables américains ont d’abord déclaré que « le refus persistant du régime Assad de s’engager dans le processus politique décrit dans la résolution 2254 du Conseil de sécurité des Nations-Unies et sa dépendance à l’égard de la Russie et de l’Iran sont à l’origine de la situation actuelle, y compris de l’effondrement des lignes du régime Assad dans le nord-ouest de la Syrie ».
La Maison Blanche a également déclaré qu’elle n’avait « rien à voir avec cette offensive, qui est dirigée par Hayat Tahrir al-Sham (HTS), une organisation caractérisée comme terroriste ». Après une visite en Turquie, le secrétaire d’État Antony Blinken a appellé à la désescalade en Syrie. Après la chute du régime, les responsables américains ont déclaré qu’ils maintiendraient leur présence dans l’est de la Syrie, soit environ 900 soldats, et qu’ils prendraient les mesures nécessaires pour empêcher une résurgence de l’État islamique.
De leur côté, les responsables israéliens ont déclaré que « l’effondrement du régime d’Assad créerait probablement une situation chaotique qui pourrait permettre à des menaces militaires contre Israël de se développer. » De plus, Israël n’a jamais vraiment soutenu le renversement du régime syrien depuis la révolution avortée de 2011. En juillet 2018, M. Netanyahou ne s’est pas opposé à ce qu’Assad reprenne le contrôle du pays et stabilise son pouvoir.
Netanyahou a déclaré qu’Israël n’agirait que contre les menaces ouvertes, telles que les forces et l’influence de l’Iran et du Hezbollah, expliquant : « Nous n’avons pas eu de problème avec le régime d’Assad, pendant 40 ans, pas une seule balle n’a été tirée sur le plateau du Golan ». Quelques heures après l’annonce de la chute du régime, l’armée d’occupation israélienne a pris le contrôle de la partie syrienne du mont Hermon, sur le plateau du Golan, afin d’empêcher les rebelles de s’emparer de la zone, ce dimanche. Auparavant, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou avait ordonné à l’armée d’occupation israélienne de « prendre le contrôle » de la zone tampon du Golan et des « positions stratégiques adjacentes ».
Tempest : De nombreux militants ont pris une nouvelle fois la défense d’Assad, affirmant cette fois qu’une défaite d’Assad serait un revers pour la lutte de libération palestinienne. Que pensez-vous de cet argument ? Qu’est-ce que cela signifie pour la Palestine ?
JD : Oui, les militants ont affirmé que cette offensive militaire était menée par « Al-Qaïda et d’autres terroristes » et qu’il s’agissait d’un complot impérialiste occidental contre le régime syrien visant à affaiblir le soi-disant « axe de la résistance » dirigé par l’Iran et le Hezbollah. Étant donné que cet axe prétend soutenir les Palestiniens, les militants affirment que la chute d’Assad l’affaiblit et, par conséquent, sape la lutte pour la libération de la Palestine.
En plus d’ignorer tout du rôle des acteurs locaux syriens, le principal problème de l’argument avancé par les partisans de ce qu’on appelle « l’axe de la résistance » est qu’ils supposent que la libération de la Palestine viendra d’en haut, de ces États ou d’autres forces, indépendamment de leur nature réactionnaire et autoritaire, et de leurs politiques économiques néolibérales. Cette stratégie a échoué par le passé et continuera à échouer aujourd’hui. En fait, au lieu de faire progresser la lutte pour la libération de la Palestine, les États autoritaires et despotiques du Moyen-Orient, qu’ils soient alignés sur l’Occident ou opposés à lui, ont à maintes reprises trahi les Palestiniens et les ont même réprimés.
De plus, les campistes ignorent que les principaux objectifs de l’Iran et de la Syrie ne sont pas la libération de la Palestine, mais la préservation de leurs États et de leurs intérêts économiques et géopolitiques. Ils les feront passer avant la Palestine à chaque fois. La Syrie, en particulier, comme Netanyahu l’a clairement indiqué dans la citation que je viens de citer, n’a pas levé le petit doigt contre Israël depuis des décennies.
Pour sa part, l’Iran a soutenu la cause palestinienne de manière rhétorique et a financé le Hamas. Mais depuis le 7 octobre 2023, son principal objectif est d’améliorer sa position dans la région afin d’être dans la meilleure position pour de futures négociations politiques et économiques avec les Etats-Unis. L’Iran souhaite garantir ses intérêts politiques et sécuritaires et a donc tenu à éviter toute guerre directe avec Israël.
Son principal objectif géopolitique vis-à-vis des Palestiniens n’est pas de les libérer, mais de les utiliser comme levier, notamment dans ses relations avec les Etats-Unis. De même, la réponse passive de l’Iran à l’assassinat de Nasrallah par Israël, à la décimation des cadres du Hezbollah et à sa guerre brutale contre le Liban, démontre que sa première priorité est de se protéger et de protéger ses intérêts. Il n’était pas disposé à les sacrifier et à prendre la défense de son principal allié non étatique.
L’Iran s’est révélé être, au mieux, un allié inconstant du Hamas. Il a réduit son financement au Hamas lorsque leurs intérêts ne coïncidaient pas. Il a réduit son aide financière au Hamas après la révolution syrienne de 2011, lorsque le mouvement palestinien a refusé de soutenir la répression meurtrière du régime syrien à l’encontre des manifestants syriens.
Dans le cas du régime syrien, l’argument contre son prétendu soutien à la Palestine est imparable. Il n’a pas pris la défense de la Palestine au cours de la dernière année de guerre génocidaire d’Israël. Malgré les bombardements israéliens sur la Syrie, avant et après le 7 octobre, le régime n’a pas réagi. Cette attitude est conforme à la politique menée par le régime depuis 1974, qui consiste à éviter toute confrontation significative et directe avec Israël.
En outre, le régime a réprimé à plusieurs reprises les Palestiniens en Syrie, notamment en tuant plusieurs milliers d’entre eux depuis 2011 et en détruisant le camp de réfugiés de Yarmouk à Damas. Il s’est également attaqué au mouvement national palestinien lui-même. Par exemple, en 1976, Hafez al-Assad, père de son héritier et dictateur déchu Bachar al-Assad, est intervenu au Liban et a soutenu les partis libanais d’extrême droite contre les organisations palestiniennes et libanaises de gauche.
Il a également mené des opérations militaires contre des camps palestiniens à Beyrouth en 1985 et 1986. En 1990, environ 2 500 prisonniers politiques palestiniens étaient détenus dans des prisons syriennes.
Compte tenu de cette histoire, le mouvement de solidarité avec la Palestine commet une erreur en défendant et en s’alignant sur des États impérialistes ou sous-impérialistes qui font passer leurs intérêts avant la solidarité avec la Palestine, rivalisent pour obtenir des gains géopolitiques et exploitent les travailleurs et les ressources de leurs pays. Bien sûr, l’impérialisme américain reste le principal ennemi de la région avec sa longue histoire de guerres, de pillages et de domination politique.
Mais il est absurde de considérer les puissances régionales réactionnaires et d’autres États impérialistes comme la Russie ou la Chine comme des alliés de la Palestine ou de son mouvement de solidarité. Il n’y a tout simplement aucune preuve pour étayer cette position. Choisir un impérialisme plutôt qu’un autre, c’est garantir la stabilité du système capitaliste et l’exploitation des classes populaires. De même, soutenir des régimes autoritaires et despotiques dans la poursuite de l’objectif de libération de la Palestine est non seulement moralement erroné, mais s’est également avéré être une stratégie vouée à l’échec.
Au contraire, le mouvement de solidarité palestinien doit considérer que la libération de la Palestine est liée non pas aux États de la région, mais à la libération de ses classes populaires. Celles-ci s’identifient à la Palestine et considèrent que leurs propres combats pour la démocratie et l’égalité sont intimement liés à la lutte de libération des Palestiniens. Lorsque les Palestiniens se battent, cela tend à déclencher le mouvement régional de libération, et le mouvement régional se répercute sur celui de la Palestine occupée.
Ces luttes sont dialectiquement liées ; ce sont des luttes mutuelles pour la libération collective. Le ministre israélien d’extrême droite Avigdor Lieberman a reconnu le danger que les soulèvements populaires régionaux représentaient pour Israël en 2011 lorsqu’il a déclaré que la révolution égyptienne qui a renversé Hosni Moubarak et ouvert la voie à une période d’ouverture démocratique dans le pays constituait une plus grande menace pour Israël que l’Iran.
Il ne s’agit pas de nier le droit de résistance des Palestiniens et des Libanais aux guerres brutales d’Israël, mais de comprendre que la révolte unie des classes populaires palestiniennes et régionales a le pouvoir de transformer l’ensemble du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, en renversant les régimes autoritaires et en expulsant les États-Unis et les autres puissances impérialistes. La solidarité internationale anti-impérialiste avec la Palestine et les classes populaires de la région est essentielle, car elles sont confrontées non seulement à Israël et aux régimes réactionnaires du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, mais aussi à leurs soutiens impérialistes.
La tâche principale du mouvement de solidarité avec la Palestine, en particulier en Occident, est de dénoncer le rôle complice de nos classes dirigeantes qui soutiennent non seulement l’État d’apartheid, raciste et colonial, d’Israël et sa guerre génocidaire contre les Palestiniens, mais aussi les attaques d’Israël contre d’autres pays de la région, tels que le Liban. Le mouvement doit faire pression sur ces classes dirigeantes pour qu’elles rompent toute relation politique, économique et militaire avec Tel-Aviv.
De cette manière, le mouvement de solidarité peut remettre en question et affaiblir le soutien international et régional à Israël, ouvrant l’espace pour que les Palestiniens se libèrent avec les classes populaires de la région.
Tempest : L’avancée des rebelles en Syrie va-t-elle permettre aux forces progressistes de relancer la lutte révolutionnaire et d’offrir une alternative au régime et au fondamentalisme islamique ?
JD : Il n’y a pas de réponse évidente, surtout des interrogations. La lutte par en bas et l’auto-organisation seront-elles possibles dans les zones où le régime a été chassé ? Les organisations de la société civile (non pas au sens étroit d’ONG, mais au sens gramscien de formations de masse populaires en dehors de l’État) et les structures politiques qui pourraient mener des politiques démocratiques et progressistes, seront-elles en mesure de s’établir, de s’organiser et de constituer une alternative politique et sociale au HTS et au SNA ? L’étirement des forces du HTS et de l’ANS permettra-t-il de s’organiser au niveau local ?
Telles sont les questions clés qui, à mon avis, n’ont pas de réponses claires. Si l’on examine les politiques du HTS et de l’ANS dans le passé, on constate qu’elles n’ont pas encouragé le développement d’un espace démocratique, bien au contraire. Elles ont été autoritaires. Aucune confiance ne devrait être accordée à de telles forces. Seule l’auto-organisation des classes populaires luttant pour des revendications démocratiques et progressistes créera cet espace et ouvrira la voie à une véritable libération. Pour cela, il faudra surmonter de nombreux obstacles, de la fatigue de la guerre à la répression, en passant par la pauvreté et la dislocation sociale.
Le principal obstacle a été, est et sera les acteurs autoritaires, auparavant le régime, mais maintenant une grande partie des forces d’opposition, en particulier le HTS et l’ANS ; leur domination et les affrontements militaires entre eux ont étouffé l’espace qui aurait pu permettre aux forces démocratiques et progressistes de déterminer démocratiquement leur avenir. Même dans les zones libérées du contrôle du régime, nous n’avons pas encore assisté à des campagnes populaires de résistance démocratique et progressiste. Et là où l’ANS a conquis des zones kurdes, il a violé les droits des Kurdes, les a réprimés par la violence et a déplacé de force un grand nombre d’entre eux.
Nous devons nous rendre à l’évidence : l’absence d’un bloc démocratique et progressiste indépendant capable de s’organiser et de s’opposer clairement au régime syrien et aux forces fondamentalistes islamiques est criante. La construction de ce bloc prendra du temps. Il devra combiner les luttes contre l’autocratie, l’exploitation et toutes les formes d’oppression. Il devra porter les revendications de démocratie, d’égalité, d’autodétermination kurde et de libération des femmes afin de créer une solidarité entre les exploités et les opprimés du pays.
Pour faire avancer ces revendications, ce bloc progressiste devra construire et reconstruire des organisations populaires, des syndicats aux organisations féministes, en passant par les organisations communautaires, et des structures nationales pour les rassembler. Cela nécessitera une collaboration entre les acteurs démocratiques et progressistes de l’ensemble de la société.
Ceci dit, il y a de l’espoir, alors que la dynamique clé était initialement militaire et menée par le HTS et l’ANS, ces derniers jours, nous avons vu des manifestations populaires grandissantes et des gens qui sortent dans les rues à travers le pays. Ils ne suivent pas les ordres du HTS, de l’ANS ou d’autres groupes d’opposition armés. Il y a maintenant un espace, avec ses contradictions et ses défis comme mentionné ci-dessus, pour que les Syriens essaient de reconstruire une résistance populaire civile à partir de la base et des structures alternatives de pouvoir.
En outre, l’une des tâches essentielles consistera à s’attaquer à la principale division ethnique du pays, celle entre les Arabes et les Kurdes. Les forces progressistes doivent mener une lutte claire contre le chauvinisme arabe afin de surmonter cette division et de forger une solidarité entre ces populations. Il s’agit d’un défi qui se pose depuis le début de la révolution syrienne en 2011 et qui devra être affronté et résolu de manière progressiste pour que le peuple syrien soit réellement libéré.
Il est absolument nécessaire de revenir aux aspirations initiales de la révolution syrienne en matière de démocratie, de justice sociale et d’égalité, tout en respectant l’autodétermination kurde. Si le PYD kurde peut être critiqué pour ses erreurs et son mode de gouvernement, il n’est pas le principal obstacle à une telle solidarité entre Kurdes et Arabes. Il s’agit des positions et des politiques belliqueuses et chauvines des forces d’opposition arabes en Syrie - à commencer par la Coalition nationale syrienne, dominée par les Arabes, suivie par la Coalition nationale des forces révolutionnaires et d’opposition syriennes, les principaux organes d’opposition en exil soutenus par l’Occident et les pays de la région, qui ont tenté de diriger la révolution syrienne dans ses premières années - et aujourd’hui celles des deux principales forces militaires, le HTS et l’ANS.
Dans ce contexte, les forces progressistes doivent poursuivre la collaboration entre les Arabes syriens et les Kurdes, y compris l’AANES. Le projet AANES et ses institutions politiques représentent de larges pans de la population kurde et l’ont protégée contre diverses menaces locales et extérieures.
Cela dit, il a lui aussi des défauts et ne doit pas être soutenu sans critique. Le PYD et AANES ont eu recours à la force et à la répression contre les militants politiques et les groupes qui contestaient leur pouvoir. Ils ont également violé les droits de l’homme des civils. Néanmoins, ils ont obtenu des résultats importants, notamment en augmentant la participation des femmes à tous les niveaux de la société, en codifiant des lois laïques et en incluant davantage les minorités religieuses et ethniques. Toutefois, sur les questions socio-économiques, ils n’ont pas rompu avec le capitalisme et n’ont pas répondu de manière adéquate aux demandes des classes populaires.
Quelles que soient les critiques que les progressistes peuvent adresser au PYD et à l’AANES, nous devons rejeter et nous opposer aux descriptions chauvines arabes qui les qualifient de « diable » et de projet ethno-nationaliste « séparatiste ». Mais en rejetant ce sectarisme, nous ne devons pas idéaliser l’AANES sans esprit critique, comme l’ont fait certains anarchistes et gauchistes occidentaux, en la présentant à tort comme une nouvelle forme de pouvoir démocratique par en bas.
Il y a déjà eu une certaine collaboration entre les démocrates et les progressistes arabes syriens et l’AANES et les institutions qui y sont liées, et il faut la développer et l’étendre. Mais, comme dans tout type de collaboration, celle-ci ne doit pas se faire sans esprit critique.
S’il est important de rappeler à tous que le régime de Bachar al-Assad et ses alliés sont les premiers responsables du massacre de centaines de milliers de civils, des destructions massives, de l’appauvrissement croissant et de la situation actuelle en Syrie, l’objectif de la révolution syrienne va au-delà de ce que le chef de HTS, al-Jolani, affirme dans son interview avec CNN. Il ne s’agit pas seulement de renverser ce régime, mais de construire une société démocratique et égalitaire où les groupes opprimés jouissent de droits complets. Sinon, nous ne ferons que remplacer un mal par un autre.
Tempest : Quel sera l’impact de la chute du régime sur la région et les puissances impériales ? Quelle position la gauche internationale devrait-elle adopter dans cette situation ?
JD : Après la chute du régime, le chef du HTS, M. al-Jolani, a déclaré que les institutions de l’État syrien seraient supervisées par le premier ministre de l’ancien régime, M. Mohammed Jalali, jusqu’à ce qu’elles soient remises à un nouveau gouvernement doté des pleins pouvoirs exécutifs, à la suite d’élections, ce qui témoigne des efforts déployés pour assurer une transition ordonnée. Le ministre syrien des télécommunications, Eyad al-Khatib, a accepté de collaborer avec les représentants du HTS pour garantir la continuité des télécommunications et d’internet.
Ces éléments indiquent clairement que le HTS souhaite procéder à une transition contrôlée du pouvoir afin d’apaiser les craintes des pays étrangers, d’établir des contacts avec les puissances régionales et internationales et d’être reconnu comme une force légitime avec laquelle il est possible de négocier. Un obstacle à cette normalisation est le fait que le HTS est toujours considéré comme une organisation terroriste, alors que la Syrie fait l’objet de sanctions.
Il faut donc s’attendre à une période d’instabilité dans le pays. À Damas, le lendemain de la chute du régime, on a pu observer un certain chaos dans les rues, la banque centrale ayant par exemple été pillée.
Il est encore difficile de dire quel sera l’impact de la chute du régime sur les puissances régionales et impériales. Pour les États-Unis et les pays occidentaux, l’objectif principal est désormais de limiter les dégâts afin d’éviter que le chaos ne s’étende à la région. Les États de la région ne sont manifestement pas satisfaits de la situation actuelle, alors qu’ils avaient entamé un processus de normalisation avec le régime au cours des dernières années. Quant à la Turquie, son principal objectif sera de consolider son pouvoir et son influence en Syrie et de se débarrasser de l’AANES dirigée par les Kurdes dans le nord-est. Le chef de la diplomatie turque a d’ailleurs déclaré dimanche que l’État turc était en contact avec les rebelles en Syrie pour s’assurer que l’État islamique et surtout le « PKK » ne profitent pas de la chute du régime de Damas pour étendre leur influence.
Les différentes puissances ont cependant un objectif commun : imposer une forme de stabilité autoritaire en Syrie et dans la région. Cela ne signifie évidemment qu’il existe une unité de vues entre les puissances régionales et impériales. Elles ont chacune leurs propres intérêts, souvent antagonistes, mais elles ne veulent pas de la déstabilisation du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, surtout pas d’une instabilité qui perturberait l’acheminement du pétrole pour le capitalisme mondial.
La gauche internationale ne doit pas se ranger du côté des restes du régime ou des forces locales, régionales et internationales de la contre-révolution. Au contraire, la boussole politique des révolutionnaires devrait être le principe de solidarité avec les luttes populaires et progressistes par en bas. Cela signifie qu’il faut soutenir les groupes et les individus qui s’organisent et luttent pour une Syrie progressiste et inclusive et construire une solidarité entre eux et les classes populaires de la région.
Dans un contexte instable en Syrie, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, nous devons éviter le double piège du romantisme et du défaitisme. Au contraire, nous devons poursuivre une stratégie de solidarité critique, progressiste et internationale entre les forces populaires de la région et du monde entier. Il s’agit là d’une tâche et d’une responsabilité cruciales de la gauche, en particulier en ces temps très complexes.