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    Cuba : le mouvement du social

    Cuba

    Lien publiée le 27 décembre 2024

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    Cuba : le mouvement du social - CONTRETEMPS

    Le constat selon lequel Cuba traverse une crise relève de la banalité. Il n’est nullement exagéré de dire que l’état de crise est consubstantiel à son histoire depuis la victoire de la Révolution, peut-être même à son histoire tout court. Reste que la séquence marquée par l’aggravation des difficultés économiques et les manifestations de juillet 2021 témoigne d’un aiguisement des contradictions, et de leur extension dans la trame d’une société civile elle-même en cours de profonde transformation.

    C’est cet aspect de la situation qui est au centre de cet article de Leyner Ortiz Betancourt, membre du collectif cubain La Tizza et enseignant à l’université de La Havane. A travers une approche multidimensionnelle, l’auteur analyse les formes de subjectivation qui scandent l’histoire cubaine contemporaine et pointe la crise de la subjectivité qui accompagne le retrait actuel de l’État et la mise en place de « réformes » conduisant à une fragmentation et une polarisation sociales inédites depuis 1959. Il met notamment l’accent sur le rôle joué par les clivages de race et entre les territoires ainsi que sur les bouleversements de la sphère culturelle et de la vie quotidienne.

    ***

    Il est vrai que les choses ne s’accordent plus et que c’est un temps d’angoisse. On dit que l’angoisse naît de la confrontation avec quelque chose de réel, un abîme ou une peur. C’est déjà faire l’expérience du social à Cuba que de savoir que tout est hétérogène et, de surcroît, divisé. Mais il n’y aurait rien de nouveau dans ce constat, si habituel pour la plupart des sociétés, si dans la vie de celles et ceux qui vivent à Cuba il n’y avait pas encore un passé latent où les choses n’étaient pas comme ça. C’était une autre époque, débordante de subjectivité, avec un sens révolutionnaire qui traversait les hautes et les basses sphères de la vie, le sexe, la politique, l’économie, le désir lui-même.

    Quels processus historiques se sont déroulés au sein de cette société pour aboutir à cette date volcanique du 11 juillet [2021][1], devenue aujourd’hui pour nous le souvenir d’une fracture ou d’un abîme ? Dans tous les sens du terme, le 11 juillet se présente comme un défi, comme un piège pour la pensée, incapable de traiter la complexité de l’histoire qui l’a provoqué. Ces journées annoncent ce qui semble encore inacceptable, à savoir que la crise ne concerne pas seulement la sphère politico-économique, mais aussi la sphère subjective, les profondeurs mêmes de la culture et de ce que nous avons compris comme étant le peuple cubain et la nation cubaine.

    Il faut dire que la transition historique à Cuba a toujours été abrupte. Abrupte signifie que tout changement a été violent, précipité, tumultueux, que la transition historique s’est traduite par une temporalité désajustée et fragmentaire. Ce n’est que dans une situation révolutionnaire que la société a pu re-présenter dans sa totalité la trame de sa dispersion, c’est-à-dire aussi ce qui est de l’ordre de l’invisible. La révolution, en effet, n’est pas seulement un changement « matériel » radical ; ses capacités sont testées dans le registre de la culture dense ou profonde.

    Ce qui est crucial, cependant, c’est le point de vue, la position politique à partir de laquelle la totalité est abordée : à proprement parler, ce n’est qu’à partir du « point de vue » des humbles que la totalité cubaine dispersée peut être reconstruite[2].

    Le socle historique

    Il s’agit de l’histoire dans son actualité, de l’histoire vécue au présent. Puisqu’il s’agit d’un artefact culturel, qu’il est ancré – par sa dimension narrative – dans l’acte triomphal du premier janvier 1959 [date de l’entrée des révolutionnaires dans la Havane], et qu’il est projeté comme une continuité abstraite et une unité intacte, ce n’est pas dans cette structure discursive que l’on pourrait approfondir la nature des fragmentations actuelles. Ce n’est pas seulement que les tentatives de dissimuler les conflits sociaux par des artifices discursifs aggravent le problème, mais qu’il est nécessaire de rendre visibles ces confrontations comme une condition préalable pour prendre parti, pour redécouvrir le point de vue de ceux qui sont au bas de l’échelle, car c’est à partir de là que l’on peut mieux saisir ce qui est brisé et les possibilités de reconnexion.

    Il est vrai que la révolution triomphante de 1959 portait en elle la contradiction et la richesse de cette perspective d’en bas, mais seul un exercice de métaphysique forcée pourrait déduire que la force de ce moment est éternelle, et que la perspective d’en bas est invariable dans le temps. 

    Il est urgent de renouer avec le passé du point de vue de la différence, en regardant ce qui est devenu évident maintenant, dans la crise, à la lumière de ce que Lénine disait des crises comme moments de révélation de la vérité[3]. S’il s’agit de commencements, le mode de production est un point de départ intellectuel abstrait mais utile. Il est vrai qu’entre 1970 et 1990, des degrés élevés de nationalisation et un certain mépris social pour l’accumulation capitaliste ont fonctionné comme un frein au déploiement de la logique du capital. Mais l’effondrement de l’URSS a rendu insoutenable une vaste superstructure étatique, dépendante de cet ordre international aujourd’hui disparu. Il est clair qu’il n’y avait pas d’autre alternative économique que de se réinsérer dans le marché mondial.

    Ce qu’il faut retenir, c’est que cette réintégration s’est faite par le haut et par le bas. En haut, la reconnexion au marché mondial a été médiatisée et contrôlée par l’État, tandis que l’expansion du capital cubain par en bas a eu lieu malgré les restrictions de l’État, dans un processus continu et ascendant d’expropriation de la richesse sociale sous ses multiples formes, y compris la propriété de l’État. Cette société largement étatisée, sous la protection de l’ordre bipolaire (idéologique), a commencé à voir ses logiques de socialisation se fragmenter au fur et à mesure que se développait en son sein un circuit capitaliste de production et d’échange.

    Il faudrait réfléchir au traumatisme profond d’une population qui fait l’expérience douloureuse du passage de l’allocation politique, planifiée et centralisée des ressources, à une gestion croissante de la richesse, ou de la pauvreté, entre les mains d’une instance pré-politique, impersonnelle, décentralisée et stratifiée comme le marché. Il s’agissait d’un changement subjectif majeur. Un changement qui, en outre, devait se produire sur la base des caractéristiques sociales différenciées de Cuba. La révolution ne pouvait pas effacer la violence historique de l’économie de plantation et de la colonie, la culture initiale de cette terre où la politique était dominée par des étrangers, l’économie par une aristocratie sucrière blanche, concentrée dans les provinces de La Havane et de Matanzas, tandis que l’esclavage africain massif soutenait la gloire sucrière du pays naissant, et que les domaines créoles luttaient pour décider de leurs propres affaires. C’est une hypothèse qui pointe vers le retour des moments originels, qui sont également les moments où les gens posent les bases de l’avenir[4]. Il n’y a donc pas un seul moment originel dans l’histoire du pays, mais un aboutissement complexe, tiraillé entre la contingence des temps et l’action de ses forces vives. Il faut avant tout comprendre la manière dont le social reste divisé, comme si la relation originelle était dotée d’une mémoire.

    Une société bigarrée

    Il est possible d’esquisser une division transversale, hiérarchique si l’on veut, qui se base sur un substrat environnemental ou géographique. Il est clair qu’à Cuba aussi, il existe une dissociation – caractéristique du développement du capitalisme – entre la campagne et la ville, et que Cuba elle-même a été une périphérie du système mondial depuis ses origines. La question est de saisir les spécificités de cette disposition environnementale de la société cubaine. On pourrait partir de ce que Juan Pérez de la Riva a souligné il y a quelque temps comme la différence entre Cuba A et Cuba B[5]. L’essence de cette division réside dans la constitution d’une zone sucrière et industrielle dans la région de La Havane et de Matanzas, qui dispose d’une autonomie par rapport aux destins et aux logiques productives du reste du pays (Cuba B). La fécondité de cette distinction est remarquable pour comprendre la dynamique politique et culturelle de Cuba jusqu’à aujourd’hui. Mais on peut s’interroger sur la pérennité de cette condition, surtout lorsque l’évolution du capitalisme sous la république oligarchique a conduit à une expansion de l’industrie sucrière dans tout le pays, sans que cela ne se traduise par l’effondrement de la suprématie de la région de La Havane-Matanzas.

    Qu’une telle division se soit maintenue aujourd’hui, non plus sur la base de l’industrie sucrière, mais sur celle de l’industrie touristique –  ce n’est pas un hasard si elle est aussi puissante dans la même région – n’est guère contestable d’un point de vue théorique. Certes, la division se poursuit, mais il ne s’agit plus de celle entre les deux Cuba, mais d’un processus continu d’expropriation par la région de La Havane-Matanzas des richesses du reste du pays, en particulier de la région orientale.

    On est passé de l’autonomie à une relation centre-périphérie ; les destins des deux régions se sont unis, mais sous l’égide d’une hiérarchie claire. L’arrière-plan de la discrimination régionaliste, les dynamiques migratoires, les spécificités locales de la culture à Cuba témoignent de cette division et, dans une large mesure, la légitiment et la soutiennent idéologiquement. Cependant, cette distance apparemment infranchissable est atténuée par ce que Pérez de la Riva a identifié comme des enclaves de Cuba A dans Cuba B. Des enclaves qui, à la lumière d’aujourd’hui, pourraient être identifiées comme des semi-périphéries, c’est-à-dire des médiations qui réduisent la polarité entre le centre et la périphérie[6]. C’est le cas de nombreuses capitales provinciales, telles que Camagüey et Santiago, et de régions telles que Trinidad et Baracoa.

    La volonté de la révolution de 1959 de combler ce fossé ne fait aucun doute, mais l’expansion du capital depuis 1990 a accentué les écarts. Aujourd’hui, les provinces de l’est semblent à La Havane aussi éloignées que la Palestine, à tel point que, longtemps déjà avant le début de la crise actuelle, les migrants de l’est vers la capitale ont été désignés comme « Palestiniens ». Cuba s’est culturellement étendue, non pas pour couvrir davantage, mais pour faire de la place à des vides plus notables. Il ne faut donc pas s’étonner de l’existence moderne de baraquements où s’est installée la population migrante des régions orientales, que ce soit dans les infâmes auberges de la campagne de l’ouest ou dans les llega-y-pon périurbains [réseau de logements insalubres] surpeuplés qui pullulent aux abords de La Havane. Il s’agit en somme de formes d’expropriation de la richesse aux mains du capital national renaissant, manifestant un rapport d’extériorité, d’éloignement par rapport à l’intérieur même du pays.

    Certes, ce n’est pas la seule division, mais elle apparaît ici comme la première, non par hasard, mais en raison de la croyance en son pouvoir mobilisateur, peut-être supérieur à tous les autres. Suivant cette hypothèse du moment originel qui se répète, l’identification culturelle sur la base des territoires cubains serait une réplique des « petites patries créoles » de l’époque coloniale. Cela devrait en dire long sur la santé de la « grande patrie » [cubaine], ou du moins sur sa fragmentation.

    Mais avant de faire ce saut dans le politique, il convient de réfléchir à ce que l’on trouve une fois le territoire délimité : il y a des familles, des unités de production et de consommation qui reproduisent la société dans son ensemble. Comme dans d’autres formations, ici aussi les femmes ont été le support reproductif et invisible de l’ensemble de notre histoire, et ici aussi la dissidence sexuelle a servi de hantise disciplinaire à la norme reproductive. Ce qui est surprenant à Cuba, c’est la manière dont les structures symboliques de la norme sexuelle sont maintenues et reproduites, surtout si l’on considère les conditions de surpeuplement, la flexibilité du logement, les flux migratoires et d’autres héritages historiques – de l’aberrante conquête espagnole aux baraquements d’esclaves – qui favorisent des relations sexuelles changeantes, diverses et fluides, bien plus riches que la loi hétérosexuelle et monogame prédominante. On pourrait dire que les structures symboliques en viennent à contenir les énormes énergies libidinales au cœur de la société cubaine, pour les canaliser à des fins économiques ou politiques restrictives[7].

    La raison en est peut-être liée à la force renouvelée de la sphère familiale. Le retrait de l’État qui a commencé dans les années 1990 s’est déroulé parallèlement à la contraction de l’espace public, tandis que les allocations centralisées ont été réduites et que l’importance de la famille pour la survie s’est accrue. Livrées à elles-mêmes, dans des conditions de précarité, de stress et d’incertitude, les familles ont vu leur charge reproductive et leur valeur culturelle réaffirmées. Avec des engagements politiques

    timides et des relations de travail changeantes, avec des identités collectives diluées entre la crise de l’hégémonie et la marchandisation, la vie se réduit à l’environnement familial, la réussite ne dépasse pas le seuil du foyer. Il est logique que le réalisme domestique soit maintenu comme la conviction qu’il n’y a pas d’autre forme pour résister aux assauts de la vie quotidienne que celle de la famille. Celle-ci apporte la stabilité qu’il est très difficile de trouver dans une vie jetée dans la flexibilité et les changements rapides du capitalisme contemporain. En ce sens, la famille est aussi une frontière, une forme d’isolement à partir de laquelle il devient difficile de construire une communauté, lorsque le commun vient à manquer, surtout si le retrait de l’État l’a souvent emporté avec lui. C’est ainsi que la trajectoire familiale gagne en importance lorsqu’il s’agit de savoir quelle est la place optimale de l’individu dans cette société. Si l’ordre étatique antérieur avait permis quelque chose, c’est bien le dépassement partiel du poids de la famille sur les individus.

    Ce phénomène a, bien sûr, des racines raciales et de classe. La racialité à Cuba est sans aucun doute un élément structurant de l’ordre symbolique, dont les origines sont clairement de classe, au sens le plus féodal du terme. Il s’agit du traumatisme originel de l’esclavagisation des Noirs par l’aristocratie sucrière blanche, une condition de caste à travers laquelle les classes sociales ont, comme d’habitude, été conçues et représentées sur la base de la race. On a beaucoup parlé de la manière dont les révolutions cubaines ont transgressé ce clivage social, mais on peut penser que son remplacement par des relations de classe plus directes est lié, peut-être avec la même force, à l’avancée du capitalisme. Vu sous cet angle, le capitalisme à Cuba ne pouvait pas et n’a pas envisagé une égalisation des races, mais a subsumé le racisme dans sa logique d’exploitation, comme un élément favorable à sa domination, un élément toujours dépendant des différences qui soutiennent l’échange inégal.

    Cela signifie que l’élan égalitaire des révolutions a été limité par la persistance de cette logique de caste. Mais cela ne nous amène pas à penser qu’il existe une correspondance directe entre race et classe à Cuba, mais plutôt que, sur le plan productif, la classe capitaliste tend à déplacer les corps noirs vers les emplois les plus exploités en vertu d’un principe d’exclusion culturelle, tandis que, sur le plan symbolique, l’image des Afrodescendants a une composante de classe associée à l’esclavage, au prolétariat manuel et à l’économie précaire. En bref, il s’agit d’un lien étroit entre classe et race à Cuba, qui a été aussi variable que permanent dans l’histoire de cette terre[8]. C’est ainsi que les patriarches blancs, principalement de la région de La Havane-Matanzas, ont maintenu leur domination politique et économique sur le pays, tandis que le reste du peuple, noirci, orientalisé, féminisé, restait exclu : il était la « part des sans-part »[9]. C’est à partir de ce socle que le capital naissant exproprie les principales richesses. Et ne peut-on pas s’attendre à ce que cette part des sans-part se reconstitue à partir des revers implicites des crises qui ont ravagé le pays depuis 1990 ? Cela se produit, sans doute, avec la même force avec laquelle les plaques tectoniques se déplacent souterrainement. Mais on ne peut comprendre cette évolution dans sa véritable complexité sans tenir compte d’un changement fondamental dans le domaine politique : le passage violent et traumatisant de la domination coloniale et d’un État oligarchique à un État national-populaire à partir de 1959.

    Le moment de l’État

    Cela signifie que l’État qui émerge après 1959 n’est plus un État corporatif et de classe, comme celui de la république préexistante, qui était, d’une façon générale, l’expression des privilèges de classe, de race, de sexe et de région. Il s’agissait en fait d’une construction politique directement liée à ses bases sociales. Le nouvel État révolutionnaire, construit à partir de 1959, a renforcé le lien avec ses bases sociales et les a démocratisées, et s’est radicalement transformé d’État oligarchique en un État national-populaire.

    C’est « l’État des sans-part », mais qui sont inclus dans une construction nationale-populaire unitaire, dans laquelle les différences sociales tendent à s’effacer. Cet effacement se fait sur le plan d’une pensée radicalement égalitaire, républicaine, avec une forte visée de bien-être et de souveraineté. On sait que la mobilité sociale ascendante induite par la révolution s’est généralisée mais n’a pas aboli les écarts historiques, non seulement parce que de nombreux groupes dominants du nouvel État étaient issus des couches moyennes de la période précédente, mais aussi parce que le sujet national-populaire lui-même a été subjectivé comme une entité homogène, consciente des différences mais seulement comme s’il s’agissait de nuances de second degré. Et aux yeux de l’État, bien sûr, tout le monde compte comme citoyen, comme sujet politique, indépendamment des différences historiques.

    Il est vrai que l’on a tenté de dépasser les divergences profondes sans les attaquer de front, mais la correspondance subjective entre l’État et le social était si forte que l’on pouvait parler d’une société d’État profondément politisée dans le processus de cette révolution triomphante. Ainsi, les intérêts de la majorité tendaient à se traduire en intérêts de l’État et vice versa. Mais la crise des années 1990 a brisé cette relation réciproque. On a pu dire que la pénétration de la reproduction sociale par les relations capitalistes s’est développée à partir de cette date. Ce mode de vie conduit certainement à une dépolitisation progressive, dans la mesure où émerge un rapport au monde perçu comme isolé et naturel, plutôt que systémique et historique.

    Celles et ceux qui maintenaient un lien fort avec l’État dans sa dimension existentielle portaient également une perspective politique sur la vie nationale. Mais il y avait là une dissociation fondamentale entre l’État et sa base sociale. Dans la conjoncture de la crise actuelle, les acquis sociaux de la Révolution sont remis en question, ce qui pousse irrésistiblement les couches qui en ont été les bénéficiaires à intégrer le circuit capitaliste émergent. C’est le début d’un changement qualitatif de l’État, dans la mesure celui-ci il entame un processus de séparation d’avec la sphère sociale qui n’est pas seulement matériel, en relation avec ses bases, mais aussi subjectif. C’est, en effet, tout un paradigme de société et un projet d’avenir pour une grande partie de la population qui a été emporté dans les années 1990. Le retrait progressif, sous le coup de l’âge et des décès, de la direction historique de la Révolution n’a fait qu’accentuer cette séparation subjective.

    Par conséquent, ni en termes de forces vives de la société, ni en termes de relations culturelles entre le social et l’État, il n’est possible de parler d’un lien aussi imbriqué qu’au début du processus révolutionnaire. Il ne s’agit pas d’une réapparition de l’oligarchie dans l’État, car ce qui est décisif, c’est que l’État est devenu semi-autonome par rapport à la sphère sociale. En période de révolution, l’autonomie du politique est impensable ; ce qui est pensé, au contraire, c’est la domination absolue du politique non seulement sur la société, mais sur l’histoire en tant que telle. L’autonomie du politique ne peut avoir lieu que face à la domination de l’économique, qui devient une question reconnaissable non seulement du fait de l’expansion des relations capitalistes, mais aussi dans la culture même du peuple cubain, qui valorise désormais la capacité de survie, c’est-à-dire le registre économique de la vie, comme étant fondamental, au-dessus de tous les autres.

    Quatre projections du politique

    La semi-autonomie de l’État actuel, et de la sphère politique dans son ensemble, pose un défi supplémentaire à la pensée, qui ne peut dériver de projections politiques directes du segment du social analysé. En fait, l’étude de la semi-autonomie du politique devrait peut-être commencer par l’élargissement de ce qui n’était autrefois que le clivage entre deux projets politiques antagonistes : celui de la contre-révolution, soutenu par l’oligarchie cubaine de Miami en étroite collusion avec l’impérialisme états-unien, et celui de la révolution, directement traduit dans la politique d’État menée par Fidel. Dans la crise actuelle, il ne s’agit plus d’un tel clivage, puisqu’un événement comme le 11 juillet ne peut être compris sur la base d’une telle opposition. A la façon d’un antagonisme qui bifurque, il faut aujourd’hui parler de quatre horizons politiques qui se concurrencent et se complètent, se mélangent et se superposent, sans que la force impérative de l’un d’entre eux finisse par l’emporter.

    1/ Le projet contre-révolutionnaire basé à Miami et à Washington a quelque chose d’archaïque. C’est le point zénithal d’une trajectoire réactionnaire de la pensée cubaine, dont les origines, au-delà des résidus du régime de Batista et de l’oligarchie républicaine, doivent être recherchées dans la colonisation espagnole elle-même. Comme à chaque fois que ce projet annonce une reconquête, il est impossible de ne pas se référer à l’esprit de pillage de la horde ibérique qui s’est emparée de Cuba, aux origines réactionnaires de l’île. Cela ne signifie pas que ces acteurs de ce projet constituent un cénacle d’élite détaché des multitudes ; au contraire, leurs adeptes se reproduisent sous une forme élargie, et peut-être que leur pouvoir d’interpellation populaire-fasciste est révélateur du fait que dans la subjectivité nationale-populaire la Révolution ne s’est pas éteinte.

    2/ Ce n’est pas le cas du projet de la Révolution, que l’on peut considérer comme actuellement fragmenté et, en un sens, élargi. La représentation de ce projet s’inscrit pleinement dans la trajectoire des idées révolutionnaires à Cuba, aux antipodes de la tradition réactionnaire. À la tête de l’État et en possession des moyens de production idéologiques dominants, il existe une subjectivité dont la logique de fonctionnement est – par essence – étatique, bien qu’elle ne se limite pas au cadre institutionnel, puisqu’il s’agit d’une croyance sociale assez répandue. On pourrait l’appeler « réalisme révolutionnaire », dans la mesure où cette subjectivité politique est perçue comme une continuation de la révolution déclenchée en 1959 et de son caractère national-populaire, mais aussi dans la mesure où elle annule les autres alternatives révolutionnaires et restreint la capacité d’imagination et de dissidence politique, parce qu’elle est convaincue que c’est la seule façon d’être et de faire la révolution[10]. C’est l’idéologie dominante, si tant est qu’une telle chose soit pensable dans cette société bigarrée, et c’est, sans aucun doute, le langage de la bureaucratie d’État, qui est sa base sociale reproductrice. Il s’agit d’une projection fermée plutôt qu’excluante, réticente et maladroite face au défi de la construction d’un consensus, étouffée par une auto-perception de la force institutionnelle qui oublie ou sous-estime le défi hégémonique.

    Néanmoins, cette projection met fortement l’accent sur la sphère du symbolique, comme si la vérité des choses se vérifiait là et non dans le réel. Cela tient à sa matrice profondément idéologique. Cet accent mis sur le symbolique est perçu, par les couches sociales extérieures à cette perspective, comme une superstructure parfois étouffante, mais fondamentalement détachée de leurs conditions concrètes de vie ; ce qui ne fait que renforcer une perception d’autonomie étatique, c’est-à-dire de séparation subjective entre un « nous » et un « eux ». Cela ajoute au degré de délégitimation résultant des maladresses de la politique de l’État, une place que la bureaucratie n’a pas été en mesure d’occuper après le départ de la direction historique, sur laquelle cette fonction a reposé presque exclusivement pendant un demi-siècle.

    3/ Une troisième option, dont la vigueur intellectuelle permet le dialogue avec les courants contemporains de gauche, se tourne vers une idée de l’État différente de celle des autres projections. Elle s’est construite sur la base de la récupération de l’idéologie républicaine et démocratique-représentative des groupes politiques existants dans l’histoire révolutionnaire et étatique de Cuba. Son spectre politique est large, allant des propositions libérales de multipartisme – plus proches du projet de la contre-révolution – aux réformes institutionnelles d’orientation populaire-nationale, voire socialiste. Telle est l’ampleur de sa propre trajectoire historique.

    Il s’agit d’une projection séduite par la dimension institutionnelle des choses, c’est pourquoi sa résonance au sein du sujet national-populaire, dans le tissu social cubain, est intellectuelle au sens traditionnel du terme, c’est-à-dire non-organique, coupée des couches populaires-subalternes. Cependant, sa base sociale a une influence notable, puisqu’elle s’articule autour des classes moyennes et de divers groupes intellectuels et universitaires. Sa socialisation, qui s’effectue des voies indirectes, sa capacité de dialogue avec les secteurs au pouvoir, son langage compréhensible dans le cadre épistémologique de l’État, tout cela indique une forme de résonance au sein des cercles du pouvoir, bien que cela se produise davantage sur le mode archaïque du conseiller éclairé que sur le registre classique de la prise de pouvoir ou de l’intellectuel organique. Elle progresse davantage dans la sphère de la pensée que dans le personnel étatique, ce qui se vérifie dans l’orientation des multiples réformes appliquées par l’État cubain au cours de la dernière décennie.

    4/ Il existe un quatrième horizon politique dans les subjectivités cubaines, dont le développement historique est consubstantiel à la réactivation de celles et ceux qui portent « la part des sans part » au sein de la société. Son émergence porte un nom actuel : le 11 juillet, ses antécédents remontent aux événements du 5 août 1994[11] et s’étendent aux nombreuses protestations locales qui ont eu lieu, pour l’essentiel, entre mai et octobre 2022. Il y a dans ces actes une pulsion expressive et contestataire, comme si leur logique profonde n’était autre que l’apparition au grand jour d’un substrat culturel agressif, déplacé et réduit au silence. Leur relation d’extériorité avec l’État, qui ne garantit qu’une partie de leur reproduction vitale, le reste se faisant dans les mâchoires du marché, et la conviction que le discours des institutions ne répond pas à leurs conditions de vie réelles, les conduisent à ce type d’actes explosifs.

    De telles éruptions n’auraient pas lieu s’il existait une société civile avec un rapport organique à la construction étatique, fonctionnant comme un registre de représentation, de médiation et d’endiguement. Mais une telle chose n’existe plus, la société civile issue de l’État suit une trajectoire bureaucratique, et son horizon politique est presque entièrement subordonné à l’État. Pendant ce temps, la société civile issue de ce secteur social, précaire et instable, diffuse et décentralisée, n’est pas véritablement reconnue comme un interlocuteur du gouvernement et ne dispose pas des mécanismes nécessaires pour obtenir cette reconnaissance dans son intégralité.

    Il se passe quelque chose de paradoxal avec les acteurs de ce secteur social, car au-delà de l’influence déterminante des rapports capitalistes sur leurs conditions de vie appauvries, l’État leur est présenté comme le seul responsable et le seul coupable de leurs malheurs. C’est une image étatique de la politique qui est à l’œuvre ici. C’est peut-être la raison pour laquelle ces situations d’urgence n’ont pas conduit à la consolidation d’organisations politiques ou d’associations à moyen ou long terme : elles partent du principe que ce n’est pas leur responsabilité, qu’il s’agit d’une affaire d’intellectuels ou de l’État. C’est à l’État que les acteurs s’adressent dans leurs protestations, c’est de l’État qu’ils demandent attention, reconnaissance, négociation. Certes, la manifestation est un moment d’autodétermination locale, mais cette autonomie est finalement une décharge cathartique d’énergie impolitique, incapable de se traduire dans un projet collectif et consensuel. Il n’y a pas de travail intellectuel, au sens de la confrontation hégémonique, dans ces actes. C’est pourquoi ils ne trouvent pas d’autres mots pour exprimer leur désaccord que les slogans abstraits et oligarchiques du bloc contre-révolutionnaire. Ils n’élaborent pas, pour ainsi dire, de langage différent, ils ne parviennent pas à exprimer leurs propres intérêts avec leurs propres mots.

    Une profonde urgence sociale exige de l’État une orientation populaire et nationale accentuée, mais les paroles de l’ennemi conduisent inévitablement à une grande confusion. Il ne pouvait peut-être pas en être autrement, puisque le mouvement du social n’a jamais pu développer pleinement ses propres capacités politiques, c’est-à-dire ses capacités d’autodétermination. Il n’occupe pas l’espace privé des classes bourgeoises, ni l’espace normatif et hiérarchique de l’État, mais un espace décomposé, décadent, prémoderne, fragmentaire. Son temps ne connaît pas non plus la linéarité des stratégies gouvernementales ni les trajectoires socialement ascendantes des secteurs favorisés ; c’est un temps cyclique, dans la mesure où il est suffisamment bref et changeant pour finir par être douloureusement répétitif. Mais pouvait-on attendre d’autres expressions d’urgence issues de cet arrière-plan historique ?

    Ces acteurs peuvent avoir une image positive d’eux-mêmes, mais il leur manque un récit, une trajectoire symbolique et historique à laquelle se raccrocher et dans laquelle ils pourraient se positionner. N’ayant pas de cartographie politique de la situation, ils n’ont pas d’orientation et de destin. En d’autres termes, ils n’ont pas réussi à construire un « point de vue », une position épistémologique différente et singulière. C’est pourquoi ils se rabattent sur d’autres slogans, disponibles dans leur bagage politique. Cela renvoie aux lacunes de leur travail intellectuel et d’auto-organisation. Il semble que leurs corps soient occupés par d’autres discours, dont ils finissent par contester la pratique même. Au milieu d’une crise totale, de l’avancée féroce du capitalisme et du recul d’un modèle de vie étatique, leur culture est en état de disponibilité ; ils sont capables d’utiliser les mots des autres, même s’ils ne leur conviennent pas. Il ne s’agit cependant pas d’une attitude passive : il y a une dissociation des langues, un désengagement ou, si l’on préfère, un choc culturel.

    Il s’agit, en effet, d’une lutte, et l’un de ses résultats pourrait être une scission entre celles et ceux qui portent « la part des sans-part » d’avec le projet révolutionnaire. C’est là le plus grand danger. La situation a été configurée comme une impasse des forces et l’on sait que la stagnation du « mouvement réel qui abolit l’état des choses actuel », c’est-à-dire de la révolution elle-même, est synonyme de régression.

    Les révolutions n’annoncent toutefois jamais leur survenue, et même à partir de cette conjoncture conservatrice, des développements inattendus peuvent émerger. On a dit qu’il y avait un manque d’ordre subjectif qui relève de la dimension intellectuelle et du passage de la manifestation à l’auto- organisation. Un discours devra rendre compte des mouvements réels du social. Reste donc à dire la parole qui jaillit de ce fond, qui est la chair du peuple et, en même temps, un éclair, l’annonce d’un destin : une langue nouvelle capable d’être l’esprit de ce temps d’angoisse.

    *

    Leyner Ortiz Betancourt, membre du collectif La Tizza et enseignant en théorie politique à l’université de La Havane. Il mène actuellement une recherche sur la paysannerie cubaine en tant que doctorant à l’université de Bilbao (Pays basque espagnol). Cet article a été initialement publié le 22 mai 2023 sur le site de La Tizza. Traduction Contretemps avec l’aide de Rolando Prats-Paez.

    Illustration : Jasmine Halki

    Notes

    [1] Les manifestations du 11 juillet 2021, les plus importantes depuis le Malecónazo de 1994 (cf. infra note 11), font suite aux pénuries chroniques, aggravées par les conséquences de la pandémie et les effets cumulatifs de l’embargo imposé par les Etats-Unis depuis plus de soixante ans. Cf. sur le site de Contretemps les contributions recueillies par Franck Gaudichaud et Alina Bárbara López Hernández, ainsi que les analyses de Juan Habana, Louis A. Perez Jr. et Ernesto Teuma (NdT).

    [2] Cf. Georg Lukàcs, Histoire et conscience de classe, Paris, Minuit, 1960.

    [3] Lénine, « Les leçons de la crise » (22 avril 1917), in Œuvres, t. 24, Paris-Moscou, Editions sociales & Editions du Progrès, 1966, p. 211-214 [« Ce qui fait l’importance de toutes les crises, c’est qu’elles manifestent ce qui jusque-là était latent, rejettent ce qui est conventionnel, superficiel, secondaire, secouent la poussière de la politique, mettent à nu les ressorts véritables de la lutte des classes, telle qu’elle se déroule réellement », ibid., p. 211].

    [4] René Zavaleta, « Cuatro conceptos de democracia », in René Zavaleta, La autodeterminación de las masas, Mexico et Buenos Aires, Editions Siglo XXI et CLACSO, 2015, pp. 121–146.

    [5] Cf. le recueil d’articles d’Immanuel Wallerstein disponible en espagnol sous le titre Capitalismo histórico y movimientos antisistémicos. Un análisis de sistemas-mundo, Akal, Madrid, 2004. [Cf. également Juan Pérez de la Riva, « A World Destroyed », in Aviva Chomsky, Barry Carr, Alfredo Prieto et Pamela Maria Smorkaloff (dir.), The Cuba Reader: History, Culture, Politics, Durham, Duke University Press, 2019, pp. 19-24 – NdT].

    [6] Juan Pérez de la Riva, « Una isla con dos historias », in Juan Pérez de la Riva, El barracón y otros ensayos, Editorial de Ciencias Sociales, La Havane, 1975, p. 75–90. [Sur cette figure intellectuelle importante cf. l’étude de Jacqueline Philip « Juan Pérez de la Riva (1913-1976) : itinéraire et travaux d’un Cubain ‘afrancesado’ » disponible en ligne – NdT].

    [7] Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel, Paris, Minuit, 1968.

    [8] Lorgio Orellana Aillón, La caída de Evo Morales, la reacción mestiza y el ascenso de la gente bien al poder, Universidad Mayor de San Simón, Agencia Sueca para el Desarrollo Internacional, Instituto de Estudios Sociales y Económicos, Cochabamba, 2020.

    [9] Jacques Rancière, La mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995.

    [10] Mark Fisher, Capitalist Realism: Is there no alternative? Londres, Zero Books, 2009.

    [11] La date fait référence au Malecónazo, manifestation qui débute par un rassemblement sur le front de mer (Malecón) de la Havane, dans le contexte des pénuries sévères de la « période spéciale » qui suit l’effondrement du bloc soviétique et de multiplication des départs en bateau vers les Etats-Unis. Lorsque l’espoir d’un départ massif, créé par une rumeur d’arrivée de bateaux américains, s’est révélé infondé, le rassemblement s’est transformé en manifestation en direction du centre-ville, qui a donné lieu à des émeutes et à une répression de la police et de l’armée (NdT).