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    Anti-impérialisme : surmobilisation des tours, absence des bourgs ?

    Lien publiée le 7 février 2025

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    https://www.contretemps.eu/anti-imperialisme-surmobilisation-tours-absence-bourgs/

    Le weekend du 11 et 12 janvier se sont tenues à Pantin à l’appel de plusieurs organisations et collectifs, dont Contretemps, des journées de débat sur le thème « L’alliance des tours et des bourgs ? Chiche ! ». Après celle de Stathis Kouvélakis, nous reprenons ici l’intervention de Paul Elek. Les vidéos de ces journées sont disponibles iciici et ici.

    ***

    À propos de la métonymie des tours et des bourgs 

    Il est évident que les expressions « les tours » et « les bourgs » désignent en réalité des franges différentes de travailleurs et travailleuses davantage que des lieux en tant que tels dans lesquels ils et elles sont supposés résider.

    Si néanmoins nous nous arrêtons sur ces lieux que l’on désigne par différents termes comme « quartiers populaires », « banlieues », « périurbain » ou « petite ville de la ruralité », l’enjeu de la mobilisation politique de leurs habitant.es, consiste en ce que les conditions matérielles d’existence propres à ces espaces contribuent à organiser tant des subjectivités politiques particulières que des relations sociales dans lesquelles s’insèrent les individus qui voudraient promouvoir ces subjectivités spécifiques.

    Par « les tours », on désignera ainsi des espaces urbanisés à la densité de population importante, périphérisés par rapport au centre urbain auxquelles ils sont rattachés et organisés autour d’une expérience quotidienne de la vie collective (logement, réseaux de transports). Enfin, dans ces espaces se concentrent des franges du salariat prolétarisé ou d’exécution (employés, ouvriers) dont une frange importante appartient à ou descend de l’immigration post-coloniale.

    A contrario, les « bourgs » sont des espaces marqués par une plus faible densité de population qui reposent sur un mode de vie structuré par une expérience plus individualisée de la vie en société (logement pavillonnaire, dépendance à la voiture). Dans ces espaces se retrouvent d’autres franges du salariat d’exécution, majoritairement construites comme blanches, c’est-à-dire sans origine étrangère ou descendant de populations s’étant en partie extraites de l’expérience du racisme et pouvant ainsi rejoindre cette catégorie.

    Avec l’objectif de faire converger ces franges de travailleurs, sont souvent avancés les points communs que possèdent ces groupes. Certains insistent, par exemple, sur leur éloignement relatif de l’accès aux services collectifs que sont les services publics. D’autres soulignent que leur position d’exécutant.es au sein de la division du travail, marquée par une faible autonomie au travail, et souvent un travail manuel, répétitif, dangereux ou dit moins qualifié forge une même appartenance à la classe exploitée.

    Cette classe se positionne en vis-à-vis de la même classe exploiteuse même si l’on observe des différences dans cette expérience du travail qui se présente notamment comme un cantonnement des travailleurs racisées aux positions subalternes en raison d’une gestion étatique et capitaliste de la division du travail matricée par la question raciale. Et si exposer ces potentiels points communs est un objectif louable pour déterminer l’action politique à entreprendre pour unifier ce salariat disloqué, je voudrais insister sur ces fractures qui les séparent pour envisager une réponse à la question posée sur la mobilisation différenciée de ces populations dans les luttes anti-impérialistes.

    Je présenterai ainsi dans un premier temps quelques hypothèses sur des raisons secondaires du différentiel de mobilisation supposé entre tours et bourgs. Puis, j’en viendrai à ma thèse principale : la capacité de l’action impérialiste à se transposer sur le plan de la politique intérieure et qui vient ainsi raviver ou renforcer une des plus évidentes fractures existantes entre « tours » et « bourgs », celle du contrat racial au sein de la société française. Un contrat qui s’exprime notamment comme une capacité de corruption d’une fraction du salariat et qui l’enjoint à prendre le parti de ses exploiteurs contre celles et ceux qui partagent une part de sa condition commune.

    Sur la différence des modalités de l’action politique 

    Il faudrait tout d’abord se prémunir d’un effet d’illusion d’optique qui validerait trop mécaniquement l’idée d’une « surmobilisation des tours et d’une absence des bourgs ». Il convient, à cet égard, de prendre en compte trois facteurs essentiels pour qu’une telle mobilisation puisse s’enclencher : une subjectivité politique sensible à la question de l’intervention de la puissance française sur la scène internationale, des facilitateurs de mobilisation, un répertoire d’action institutionnalisé.

    Au regard de ces trois facteurs, les « bourgs » apparaissent comme les plus dépourvus de ces conditions favorables à une mobilisation. Dans ces espaces comme les campagnes en déclin dont parle Benoît Coquard, le camp progressiste manque cruellement d’entrepreneurs d’idées, d’activistes, de militants susceptibles d’agir comme catalyseur d’une mobilisation. Certains sont même construits sur une cooptation blanche comme le montre Violaine Girard dans son livre sur le vote FN au village. Les personnes susceptibles, au-delà de celles manifestant un degré élevé de politisation, de s’identifier aux populations frappées par les actions de l’impérialisme français ou occidental à l’étranger y sont sous représentées.

    Je n’évoque pas encore ici comment certaines des populations qui y vivent sont mêmes susceptibles d’être corrompues (comme le dirait Lénine), c’est-à-dire maintenues à distance du « reste du prolétariat » et enclines à un « opportunisme » qui les engage à contracter d’autres alliances politiques à revers du chemin de l’unification de la classe exploitée.

    Enfin, il faut noter que les conditions d’une mobilisation, par exemple sous la forme de manifestations ou de rassemblements, y sont également plus défavorables car faire nombre, en bénéficiant notamment de l’anonymat de la foule, y est plus difficile. Si l’on se rappelle les ronds-points occupés par les Gilets Jaunes, souvent associés à ce peuple des bourgs, il faut remarquer que leurs moments de grandes mobilisations se sont caractérisées en partie par des « montées à Paris » ou d’autres grands centres urbains. Ce sont précisément ces manifestations qui ont mis en scène le rapport de force avec les lieux de pouvoirs ou ont été l’expression retenue du caractère massif du mouvement.

    On pourrait dire a contrario que les « tours » sont des espaces dans lesquels existe dans une certaine mesure une subjectivité politique anti-impérialiste plus féconde à la fois en raison de l’héritage culturel et politique issu des luttes de l’immigration et du fait de la présence d’un contingent important de personnes directement concernées par ces enjeux.

    Il faudra cependant noter des différentiels évidents dans la prise de conscience des problématiques : la brutale répression de la révolte des Kanaks a suscité peu de mobilisation dans les tours comme dans la plupart des milieux sociaux, en dehors d’une frange très politisée de militants rompus à l’exercice. Dans les tours, il existe néanmoins un tissu d’organisations de toute nature (associations, collectifs formels ou non) qui agissent comme des facilitateurs de l’action politique.

    Enfin, bien que périphérisés, ces lieux entretiennent une autre forme de proximité aux grands centres urbains dans lesquels l’espace public est utilisé comme espace de mobilisation et d’expression de la solidarité.    

    Pour résumer, une part du différentiel de mobilisation entre « tours » et « bourgs » peut se comprendre par la différence des modalités de l’action politique possibles dans ces espaces sociaux et la différence des subjectivités politiques qui s’y forgent.

    Sur l’impérialisme comme politique intérieure

    Venons-en maintenant à la contradiction fondamentale qui explique ce différentiel de mobilisation particulièrement frappant à propos du génocide en cours en Palestine. Sans récapituler l’ensemble de cette séquence, je me bornerai à certaines informations essentielles concernant la question de la mobilisation en France. 

    Depuis le 7 octobre 2023, l’État colonial israélien organise un génocide du peuple palestinien avec l’autorisation et la complicité active de l’écrasante majorité des démocraties occidentales dites libérales. Ces démocraties sont pour une partie d’entre elles des anciens empires coloniaux qui ont organisé la spoliation du peuple palestinien de ses terres en validant le plan de partage du territoire et en permettant un processus de nettoyage ethnique continu de la Palestine, qui est n’est que l’autre nom de la colonisation israélienne. 

    D’autres États comme les États-Unis sont des promoteurs historiques de ce pays comme d’une enclave « occidentale » au sein de la région. Ces relations historiques et politiques amènent ces États à entretenir toutes sortes de relations d’échanges notamment commerciaux et d’intérêts communs avec l’État colonial israélien, comme l’illustre par exemple la vente d’armes à ce pays. Voici le socle minimal du lien impérialiste qui s’est joué devant nos yeux et qui mériterait, il est vrai, un plus long développement. 

    L’action de la France a suscité une indignation massive et une mobilisation soutenue qui a subi d’emblée une répression ferme (amendes en manifestation, interdiction des rassemblements et d’événements politiques, criminalisation de la parole militante, etc…). Et c’est sur cette spécificité de la répression du mouvement que je veux insister.

    Je propose d’analyser cette action impérialiste de la France en tant qu’elle s’est muée en une politique intérieure de fracturation du champ politique et, pour oser l’expression, en un « grand rattrapage » de l’alignement de la France avec la vision néoconservatrice américaine dans une France devenue plus réceptive au discours de « guerre de civilisations » déployé notamment par le criminel de guerre Benyamin Netanyahu.

    Dans les faits, Nicolas Sarkozy avait déjà engagé la France dans cette rupture avec ce que l’on a appelé le mitterando-gaullisme. Loin de moi, bien entendu, l’idée de défendre cette posture politique ! Néanmoins, cet héritage au sein de différentes franges politiques du pays (de De Villepin à une grande partie de la gauche) a pendant un temps retardé l’alignement total de la France avec la vision nord-américaine du monde post-11 septembre. Le refus de la guerre en Irak et les mobilisations de l’époque en avaient été l’illustration. Néanmoins, la combinaison de la vague d’attentats sur le sol français dans les années 2010 et de l’impensé colonial absolu qui caractérise la vie politique du pays a engrangé au fur et à mesure des conséquences similaires.

    La réponse des formations à la tête de l’État a consisté à recourir à une vision schmittienne de la politique, c’est-à-dire d’organisation de la fracturation du champ politique par la production de figures de l’ennemi à extirper du corps social pour justifier l’exercice d’une répression particulière à leur encontre.

    Une des figures de proue de cet ennemi a bien entendu été « le musulman » ou « la communauté musulmane », visés par des perquisitions abusives, des procès en incompatibilité avec la République, la loi « séparatisme » ainsi que toutes les mesures qui ont visé les croyants ou personnes assignées comme telles (chasse aux sorcières sur les abayas, remise en cause du port du voile des accompagnatrices dans les sorties scolaires, proposition d’interdire le port du voile dans les universités, etc.). Il faut noter qu’un véhicule comme le Printemps Républicain a, en plus, organisé une forme de légitimation de l’offensive islamophobe dans certaines franges de la gauche politique.

    Ériger cette figure de l’ennemi a été d’autant plus facile qu’il existait déjà des catégories de la population, désignées en ennemis ou construites comme dangereuses. Et la violence de l’État s’exerçait déjà sur ces populations qui sont le produit de l’histoire coloniale française comme les jeunes des quartiers populaires ou les populations immigrées repoussées dans l’illégalité par leur assignation à un statut administratif de non-nationaux indésirables.

    Ces politiques de mise en œuvre d’un ordre social structurellement discriminant (et raciste) ont ainsi parachevé sur le plan idéologique des équivalences sémantiques de toutes ces figures sur le modèle de : Immigré/Etranger ⇒ Musulman ⇒ Terroriste. Les rapprochements entre une partie du camp social progressiste et les luttes des personnes directement ciblées par ces politiques racistes ont, quant à eux, été la cible d’un procès par association.

    C’est tout le sens du terme « islamo-gauchiste » : flétrir par association avec le véritable « ennemi de l’État », une nouvelle face du « parti de l’étranger ». Ainsi, la France Insoumise s’est retrouvée sous la pression médiatique et politique davantage par son refus de céder à l’intimidation de l’État qui la sommait de valider son diagnostic de la situation (en termes de « conflit de civilisations ») qu’en raison d’une tradition propalestinienne qu’elle n’avait pas. 

    Dans ce contexte, le maccarthysme rampant a déferlé encore plus largement sur notre camp social pour écraser tout soutien au peuple palestinien avec l’équivalence : Palestinien = Arabe = terroriste permise par la réécriture de l’histoire du mouvement de libération national palestinien en mouvement terroriste, une attaque idéologique qui a scindé la société comme la gauche parlementaire.

    Benyamin Netanyahu, il faut le souligner, est un promoteur majeur de cette réécriture si l’on tient compte du nombre de livres qu’il a consacré à ce sujet aux côtés de tant d’autres dans l’extrême droite israélienne. Il en est de même des procédures pour apologie du terrorisme et du procès médiatique en antisémitisme de la gauche, qui, si elle est sans doute loin d’être irréprochable, est désormais, à en croire certains, l’héritière du tortionnaire Le Pen, une affirmation grotesque qui en dit long sur ceux l’énoncent !

    L’enjeu de la surmobilisation des uns comme la sous-mobilisation des autres se joue donc sur cette frontière qui n’est rien d’autre que le « contrat racial » (Charles W. Mills) qui instaure la compétition pour les ressources disponibles.

    Si l’on discute ici de la séparation entre tours et bourgs et de leur possible alliance, c’est parce que ces fractions des classes populaires se sont massivement opposées entre deux options électorales (LFI / RN). Ici, ces formations politiques ne sont importantes qu’en tant qu’indicateurs du positionnement de ces groupes au sein du pacte racial que les actions impérialistes permettent d’ancrer.

    Pour résumer, les habitants des tours, en plus d’être parmi les franges économiques les plus exploitées, font figure de trait d’union entre « l’ennemi de l’Occident » à l’étranger et l’« ennemi intérieur » qu’on les accuse d’être. Ces populations sont donc enclines à favoriser une politique qui combine une proposition d’égalité sur le plan économico-social sans négliger pour autant la confrontation à propos du contrat racial qui encadre cette lutte pour l’accès aux droits et aux ressources.

    De plus, la conflictualité qu’impose l’État à leurs vies tend aussi à les solidariser d’autant plus avec ceux qui subissent cette violence à l’extérieur des frontières nationales et auxquels ils et elles sont associé.e.s en permanence car l’action impérialiste sonne pour elles comme un rappel à l’ordre. C’est d’ailleurs de cette situation que sont nées les luttes de l’immigration et des quartiers populaires et leur participation importante dans les luttes anti-impérialistes, à commencer par celles autour de la question palestinienne. 

    Le vote RN est a contrario un vote raciste car il est, entre autres, une acceptation de la proposition du sacrifice d’une partie de la population (préférence nationale) afin de jouir d’une meilleure situation dans la compétition organisée pour accéder aux ressources. Cette acceptation est liée à une adhésion des franges de travailleurs à des conceptions néolibérales relatives à l’enjeu de la répartition des ressources : « méritocratie », vision pénurique des ressources disponibles, « racialisation de l’assistanat » comme le dit Félicien Faury

    Cette adhésion s’appuie notamment sur le mode de vie spécifique et plus individualiste qu’elles connaissent. L’action impérialiste de la France et le discours de civilisation qui l’accompagne agissent pour ces populations comme une projection extérieure de ce rapport social qui permet finalement de le renforcer en retour au sein du contexte national car elle fonctionne a contrario comme une intimation à resserrer les rangs autour de soi et par voie de conséquence au bénéfice des intérêts de la bourgeoisie nationale.

    C’est là, à mon sens, la raison profonde de la sous-mobilisation des bourgs. Cette capacité de corruption que représente l’impérialisme, Lénine en discute dès 1917 dans son texte Pour une révision du programme du parti :

    « Précisément, cette exploitation du travail d’ouvriers plus mal rétribués venus des pays arriérés est caractéristique de l’impérialisme. C’est en particulier sur elle qu’est fondé, pour une part, le parasitisme des pays impérialistes riches qui corrompent une partie de leurs ouvriers à l’aide d’un salaire plus élevé, tout en exploitant sans mesure et sans vergogne la main-d’œuvre étrangère “bon marché”. Il faudrait ajouter les mots “plus mal rétribués”, ainsi que les mots “et souvent privés de droits”, car les exploiteurs des pays “civilisés” profitent toujours de ce que la main-d’œuvre étrangère importée est privée de droits. »

    Au-delà du débat sur ce « salaire plus élevé » que recevrait l’aristocratie ouvrière grâce à la rente impériale d’un État (Lénine) ou l’existence d’un « salaire de la blanchité » (David Roediger) comme expression d’une inégalité dans l’expérience de l’exploitation, la première tâche politique qui nous incombe est donc de regarder en face le danger que représente toute  d’unification de la classe exploitée qui chercherait à ignorer cette fracture saillante au sein des classes populaires – une fracture sur laquelle prospère tant l’offre néolibérale radicalisée que celle de l’ensemble des variantes de la droite et de l’extrême droite.

    Notre camp social se doit donc de comprendre que la politique impérialiste de la France s’exprime d’autant plus comme un facteur de raffermissement de cette déchirure du corps social que les propositions politiques à gauche céderont à une conception de la solidarité de classe figée dans le critère national en lieu et place d’une proposition de démystification du mythe national et d’une défense des intérêts communs des travailleurs envers et contre lui.

    Enfin, il devient impératif de réaliser qu’il est probable, aussi insatisfaisant que cela apparaisse, que certaines de ces franges du salariat des bourgs ne pourront être extraites de cet état de corruption qu’à l’aune d’une proposition de réorganisation sociale réalisée au moyen de la gestion de l’appareil d’État, c’est-à-dire avec la puissance d’une démonstration par l’exemple, incarnée dans des politiques menées contre la gestion pénurique des ressources. Or cette réalité se présentera indubitablement comme un obstacle à la progression du socle social de la gauche au sein de l’espace électoral comme à l’agrandissement du périmètre du camp social tout entier, nécessaire objectif de notre action commune.