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Dialectiser l’espace pour penser la révolution : les apports de la "Production de l’espace" d’Henri Lefebvre
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://www.contretemps.eu/dialectiser-espace-production-lefebvre/
Plus de cinquante ans après la publication de La production de l’espace (1974) d’Henri Lefebvre, il convient de rappeler les apports majeurs d’une œuvre difficile d’accès et pas toujours bien comprise. Afin de clarifier que la conception sociale de l’espace est une interprétation radicalement différente de celle qui domine dans la géographie d’inspiration cartésienne et les sciences bourgeoises, Renaud Lariagon propose ici d’illustrer la conception dialectique et matérialiste développée par l’auteur.
Il présente trois apports majeurs de l’ouvrage de Lefebvre : d’abord une théorie unitaire de l’espace, puis son influence sur la critique de l’économie politique, et enfin ce que tout cela nous dit du processus d’aliénation dans la société urbaine capitaliste.
En 2024 se célébraient les cinquante ans de la publication de La production de l’espace d’Henri Lefebvre (1974)[1]. Après plus d’un demi-siècle, on peut déplorer qu’il soit toujours nécessaire de rappeler que la théorie proposée dans cet ouvrage visait à comprendre la reproduction du mode de production capitaliste et ainsi de compléter celle de la lutte de classes. Ce questionnement ouvert dans un ouvrage antérieur[2], se situe dans la lignée de l’observation de l’expansion urbaine sur le rural dans la période d’après la Seconde Guerre mondiale[3], et il a conduit Henri Lefebvre à développer une véritable science de l’espace ou spatiologie[4]. C’est ainsi qu’il acquit une notoriété, souvent posthume, dans des disciplines dont il a pourtant montré l’inconsistance épistémologique (géographie, urbanisme, aménagement, etc.) tant elles sont fondées sur un fétichisme de l’espace.
Auteur devenu à la mode dans les années 2000 pour les multiples instrumentalisations du droit à la ville, il est trop largement cité par des auteurs qui ne maîtrisent pas ses travaux. C’est ainsi que le concept de production est souvent réduit à l’acte de fabrication ou d’aménagement, et celui d’espace social à un espace socialisé. Pourtant, plus qu’une théorie culturelle du modelage de l’espace, il a développé une théorie sociale critique de l’espace-temps qui s’inscrit dans la tradition marxiste antidogmatique. Il est vrai que c’est une œuvre difficile d’accès pour qui n’identifie pas clairement matérialisme et idéalisme philosophique, ou qui n’a pas connaissance des débats entre marxisme et phénoménologie[5]. Et pour comprendre pleinement cette œuvre maîtresse, il faut maîtriser une partie de la galaxie de concepts que l’auteur a créés, et comprendre comment il les connecte dans un système de pensée ouvert[6].
Mais dans un objectif immédiat plus circonscrit, il me semble plus adéquat, afin de faire honneur à l’œuvre mentionnée, de s’attacher à contrecarrer la lecture dualiste de la relation socio-spatiale. En effet, Lefebvre a été accusé de « séparatisme spatial » tant par Manuel Castells[7], deux ans avant la publication de La production de l’espace, que par David Harvey[8], un an plus tôt. Si ces auteurs abandonnent cette critique par la suite, de nombreux usages contemporains interprètent toujours cette théorie par le biais d’une dialectique appauvrie entre espace et société[9]. Cette tâche d’éclaircissement sera le fil conducteur de cet article et je la connecterai à ce que je considère être les principaux apports de l’ouvrage. Je montrerai d’abord comment cette théorie de l’espace signifie une avancée épistémologique majeure qui ouvre d’autres champs de recherche. Le plus connu d’entre eux, que je résumerai à la suite, est le renouvellement de la critique de l’économie politique via l’abstraction de l’espace produit par le capital. Enfin, je développerai en quoi cet espace abstrait est aussi instrumental. Un apport qui permet non seulement d’actualiser les connaissances sur l’aliénation, mais aussi de penser la dimension spatiale des processus de subjectivation politiques en milieux urbains.
Une théorie unitaire de l’espace
L’apport le plus important de cet ouvrage, et qui contient tous les autres, est la théorie unitaire de l’espace. Il s’agit d’une construction épistémologique de l’espace qui dépasse les frontières disciplinaires, atteignant un large domaine de validité inégalé jusqu’à maintenant. En effet, cette théorie ne nie pas l’existence de divers espaces logico-épistémologiques créés à travers l’histoire des sciences, mais elle établit des médiations entre les conceptions mentales et physiques de l’espace, en proposant le social comme unificateur du tout[10].
L’espace est nécessairement social, car il n’existe pas comme chose en soi. Dis autrement, et en opposition à la pensée cartésienne qui les sépare, il n’y a pas d’espace sans sujet[11]. Lefebvre part des travaux de Leibniz[12], qui affirme que l’espace est infini, pour rappeler que celui-ci n’a ni forme ni orientation assignable. Cela ne signifie pas qu’il soit inconnaissable, mais qu’il est indiscernable. Effectivement, l’espace n’est pas un contenant préexistant où seraient déjà présents les nombres, les idées et les représentations avant que nous ne les découvrions, tel que le pensaient Descartes et Spinoza. L’espace n’est pas non plus la somme des choses qu’il contient, mais plutôt le produit de leurs relations, et ce n’est qu’immergé dans l’infini de cette matière en mouvement que nous pouvons y distinguer des objets, des ensembles, des dynamiques. Cependant, Leibniz ne défend pas une position subjectiviste selon laquelle l’observateur définirait l’espace en le mesurant. Un corps appréhende l’espace en l’occupant par sa propre existence, en se distinguant des choses qui l’entourent tout en restant en relation avec elles. L’espace est donc absolument relatif [13].
L’auteur précise le caractère relationnel et dynamique de l’espace en expliquant comment les éléments sont reliés et transformés par les flux d’énergie qui les traversent. Inspiré par Nietzsche, Lefebvre illustre comment l’activité sociale, au même titre que les phénomènes physiques (climat, incendie, tectonique des plaques, etc.), est une énergie en mouvement avec ses orientations, ses stagnations relatives, des dépenses brutales ou de lentes usures[14]. Ainsi, le temps est l’intensité de l’énergie qui s’écoule entre et à travers les éléments, selon leurs compositions et de manière contingente à leurs positions (spatiales) les uns vis-à-vis des autres. Ceci coïncide donc avec la théorie de la relativité d’Einstein[15] : le temps est la quatrième dimension de l’espace.
La définition de Milton Santos[16] schématise cette proposition : l’espace est un ensemble de systèmes d’objets et de systèmes d’actions à la fois solidaires et contradictoires. Les systèmes d’objets conditionnent la forme des actions ; et les systèmes d’actions sont réalisés à partir d’objets existants, participant ainsi à leur modification et/ou à la création de nouveau. Chaque système est composé de variables ou d’éléments, et lorsque le mouvement de l’un de ces derniers est modifié, cela a des répercussions plus ou moins importantes sur l’ensemble.
Ainsi, s’il n’y a pas de logique spatiale qui ne soit déjà sociale, il existe bien des lois de la nature, c’est-à-dire des paramètres physiques qui conditionnent la vie sociale. Si la Nature est l’espace originel, la spatialité sociale, fruit du travail humain intentionnel et de l’organisation de la société est donc une « seconde nature ». C’est cette dernière qui fait l’objet de la recherche géographique[17]. Lefebvre[18] applique cette même logique pour distinguer – à la fin du chapitre éponyme – l’architectonique spatiale de l’espace global, c’est-à-dire les lois de l’espace (comprendre les lois de la nature) du déploiement spatial de l’histoire sociale. La mondialisation capitaliste n’était pas déterminée par la nature ou une quelconque essence humaine. Elle s’est configurée à travers le développement historique des forces productives, la lutte de classes et de nombreux autres facteurs.
L’espace est donc bien social car l’activité sociale est le lien qui permet de combler l’« abîme théorique » qui perdurait entre les diverses conceptions mentales et physiques de l’espace[19]. Ceci invite immédiatement à faire le lien avec une compréhension non restrictive du concept de production. Lefebvre avertit l’importance de ne pas la réduire au sens économique de la fabrication marchande de produits (répétitifs), mais d’y inclure aussi la production d’œuvres (uniques), incluant les productions intellectuelles ou artistiques ainsi que l’ensemble des productions naturelles (animales, végétales, minérales)[20]. Par ailleurs, quand Lefebvre[21] formule que les animaux comme les sociétés humaines « sécrètent » ou « génèrent » leurs espaces, il exclut que la production soit systématiquement intentionnelle ou strictement le fruit d’un rationalisme économique. Tout comme Marx, Lefebvre défend donc une conception ouverte qui dépasse celle de production en général (procès de travail) pour la considérer comme le résultat de l’activité sociale, donc comme créatrice de valeur, de l’usage jusqu’à son appropriation marchande. C’est pour cela que pour lui, « production et produire présentent l’universalité concrète réclamée »[22].
Ainsi, bien plus que socialisé, étant donné que l’activité de sa production ne se réduit pas à une action pleinement rationnelle d’un sujet producteur (comme l’État aménageur), l’espace social intègre les tensions et contradictions propres aux différentes forces productives et aux rapports de classes, ainsi que d’autres facteurs environnementaux ou sociaux. En ce sens, Lefebvre précise que les différents modes de production, en conjonction avec d’autres relations sociales, produisent leurs espaces et leurs temps, devenant ainsi des instruments pour la pensée et l’action. Ainsi, l’espace social est simultanément la prémisse, le moyen et le résultat de l’action du sujet, soit un médiateur dynamique[23].
Spatialiser la critique de l’économie politique pour saisir les effets sociaux de la révolution urbaine
Le terme de production articule la dimension sociale de la production de l’espace – son statut épistémologique – avec son appropriation historique par la bourgeoisie pour la production et la reproduction du capital, sur le plan économique, mais aussi idéologique. En effet, pour Lefebvre, la production (marchande) de l’espace ouvre la possibilité d’une rénovation de l’économie politique, mais aussi de la faire « coïncider avec les apparences de l’espace, comme moyen mondial pour une installation définitive du capitalisme »[24].
Pour le moment, restons sur la critique de l’économie politique qui, pour Marx, est la condition de la connaissance de l’économique[25]. L’économie politique classique de l’espace s’est historiquement centrée sur les stratégies d’organisation et de distribution des activités économiques, la distribution des investissements et la répartition des réseaux de production-distribution[26]. Les travaux de Lefebvre vont bien au-delà d’une description des activités dans les territoires puisqu’il a dévoilé comment l’abstraction de l’espace (et non la terre) par le capital le transforme en une force productive. De la même manière que le travail abstrait de Marx est uniformisé pour être quantifiable afin d’attribuer un salaire et de générer une plus-value, l’espace abstrait du capital, conçu sur le modèle de l’espace euclidien, peut être découpé, comparé et vendu grâce à son homogénéité[27]. C’est aussi l’espace fictif de la publicité qui vend des lieux uniques, générant une rareté théorique, et avec elle des perspectives de profits autour de la centralité créée.
Ces travaux viennent donc préciser le moteur économique de la révolution urbaine du capitalisme[28]. Depuis la Seconde Guerre mondiale, la production de l’urbain est en effet devenue la principale source de profit et une solution toujours disponible pour investir le capital excédentaire lorsque les opportunités ne sont pas trouvées dans d’autres branches[29]. Lefebvre et d’autres auteurs[30] ont ainsi participé à faire émerger cette critique de l’économie politique urbaine, dont les travaux de Neil Smith[31] sur l’accaparement de la rente et la gentrification, sont devenus des références incontournables.
Il faut cependant insister sur l’importance d’une lecture non fétichisée de l’espace qui privilégie l’étude des rapports sociaux. Ainsi, la critique de l’économie politique de l’espace est un moment de la critique de l’économie politique « générale », en ce qu’elle se concentre sur les questions de rentes, d’accaparement du foncier, de la production immobilière et d’espaces touristiques, du rôle de la finance dans la production spatiale, etc. Cependant, la rigueur impose de ne pas la détacher d’une analyse globale. En ce sens, Ana Fani Alesandri Carlos[32] propose qu’une critique de l’économie politique de l’espace s’attèle à dépasser la centralité analytique de l’économique pour retrouver le contenu social affecté par la production de l’espace capitaliste. En termes lefebvriens, il s’agit de comprendre comment les intérêts du capital atteignent la vie quotidienne en imposant ses temporalités à travers la production de l’urbain[33].
Lefebvre ne propose donc pas une économie politique abstraite spécialisée dans les marchandises spatiales. Il ne désincarne pas le politique, ni l’économique, puisque c’est en observant le déploiement de l’économie urbaine qu’il réalise que l’urbanisation, soutenue par l’industrialisation, est concomitante à la disparition des communautés rurales[34]. Ces observations sont à l’origine même de l’ouvrage ici analysé, puisque du point de vue de l’espace social, les espaces ruraux et urbains ne doivent pas seulement être caractérisés par leurs formes (vertes ou grises, non bâties ou bâties), mais aussi par leurs structures et leurs fonctions sociales, ce qui oblige à relire l’histoire de la relation ville-campagne à celle des « communs »[35]. L’urbanisation planétaire du capital en germe depuis les enclosures de la fin du Moyen Âge, jusqu’à la métropolisation actuelle, implique l’accaparement de terres et à la fragmentation des territoires des communautés paysannes, ce qui signifie que les communs ruraux sont tendanciellement en voie d’extinction.
Bien que Lefebvre n’ait jamais utilisé cette terminologie, il a été associé, via Le Droit à la ville[36], au débat sur les communs urbains. Sa compréhension sociale du rural et de l’urbain, nourrit plus ou moins directement, selon les auteurs, une critique de l’économie politique des communs. David Harvey[37], Silvia Federici[38] ou Peter Linebaugh[39] abordent ainsi comment ces communs urbains sont liés à des projets d’autonomies et de résistances aux attaques du marché et au contrôle de l’État en milieu urbain.
Cependant, il ne faut pas surestimer l’apport d’une conception de l’espace qui viendrait remplacer la centralité du temps dans la théorie sociale. Dans un travail rigoureux qui fait dialoguer le travail de Lefebvre avec celui de Marx, Rolando Espinosa[40] montre comment le premier voulait compléter le travail du second pour démêler le problème de « la reproduction des rapports sociaux de production ». Lefebvre s’était donné cet objectif en soutenant que Marx avait une analyse historiquement située de la théorie de l’accumulation primitive. Il n’aurait pas envisagé comment l’expropriation (territoriale), en plus de la production de valeur, faisait partie du modus operandi intemporel du capital pour se reproduire. C’est à partir de cette lecture de Lefebvre que David Harvey[41] a proposé le supposé nouveau concept d’accumulation par dépossession. Mais selon Espinosa[42], Lefebvre attacherait trop d’importance à l’espace alors que pour Marx la survie du capitalisme s’explique par « la subsomption formelle et réelle du processus de travail immédiat par le capital ». En revanche, l’espace social, en tant que résultat et outil de reproduction des relations de production capitaliste, est un concept qui permet avant tout de clarifier « la canalisation, la neutralisation et la réorientation de la temporalité de la révolution »[43].
L’aliénation métropolitaine et le défi d’une subjectivation politique antagonique et urbaine.
C’est dans le sens large de la production identifiée plus haut que Lefebvre formula une expression qui, bien qu’elle n’apparaisse qu’une fois dans la préface de l’ouvrage qui nous intéresse, a été largement reprise et mésinterprétée : le concept d’un espace « produit-producteur »[44]. Si Lefebvre précise pourtant que l’espace est productif et producteur«à sa manière »[45], car il « entre dans les rapports de production et dans les forces productives (mal ou bien organisé) »[46], elle donne souvent lieu à la compréhension d’un espace sujet, en lui concédant une capacité à produire. C’est ainsi qu’en géographie par exemple, l’espace social est compris comme équivalent à la « dialectique espace-société ».
Le problème de la « dialectique socio-spatiale » est qu’elle recrée des déterminations en forme d’aller-retour entre la société et l’espace, ce qui réhabilite un déterminisme de l’espace sur le social (ou « spatialisme »). L’origine de cette réduction provient du dualisme cartésien qui sépare et autonomise les deux termes, supposant qu’ils seraient régis par des lois différentes. Pourtant, ni l’espace ni le social ne peuvent être réduits à des touts cohérents indépendants. Ils ne peuvent donc pas être égaux sur le plan épistémologique et les travaux de Lefebvre ne doivent pas être associés à cet appauvrissement de la dialectique qui sépare l’espace du social[47]. Au contraire, cette approche dualiste fonde la conception bourgeoise de l’espace et guide son intervention spatiale (urbanisme, aménagement du territoire, etc.) avec la conviction que modifier l’espace engendrera mécaniquement des changements dans la vie sociale[48].
Du point de vue économique, l’espace social entre doublement dans l’appareil productif en ce que la production de l’espace signifie une réorganisation territoriale pour soutenir la production (industrielle) dans l’espace, mais aussi pour sa propre marchandisation (foncière et immobilière). Par ailleurs, la production de l’espace participe aussi à la reproduction des rapports sociaux en tant qu’idéologie. L’idéologie urbanistique par exemple, légitime l’ordre établi et impose des pratiques de l’espace. Une contradiction de l’espace apparaît ainsi entre, d’une part, la prétention de l’urbain à l’homogénéisation et, de l’autre, la fragmentation et la hiérarchisation qui s’opère en réduisant les pratiques à des objets urbains. La rationalité industrielle a réduit la problématique urbaine au problème du logement, soit l’habiter à l’habitat. La rue, historiquement lieu de rencontre et d’échange, est aujourd’hui réduite à la circulation[49].
Mais pour saisir dans quelle mesure on peut exprimer que l’espace « produit » la société, il faut reconnaître qu’un des apports majeurs de cet ouvrage est la rematérialisation des représentations, c’est-à-dire leur spatialisation. En effet, au-delà de la domination socio-économique, les travaux de Lefebvre ont spatialisé le processus d’aliénation. C’est pour cela qu’il avertit que dans le monde des marchandises, c’est le processus de production qui doit être étudié, et non le « produit fini » (statique). En effet, les marchandises ne disent pas la vérité, elles parlent dans leur langue (celle des signes de l’échange marchand) et cachent leur origine : le travail social[50]. Les codes sociaux imposés par les classes dirigeantes se sédimentent ainsi dans l’espace produit et appauvrissent la vie quotidienne. Combinée aux rythmes intenses de la vie urbaine, la créativité se retrouve limitée et orientée vers la consommation[51]. L’espace abstrait du capital est donc également instrumental[52] et selon Bolivar Echeverría[53], c’est précisément cette compréhension de l’aliénation en restructuration perpétuelle qui fait la grandeur de l’œuvre de Lefebvre.
Les politiques urbaines néolibérales cherchent à maîtriser l’espace urbain pour s’approprier la valeur d’usage et d’échange, mais aussi pour réprimer les formes de sociabilité qui proposeraient d’autres modes de production[54]. Un parallèle devient alors possible entre les « nouvelles enclosures » du savoir et de l’espace. D’une part, l’importance croissante des connaissances dans la production favorise les enclosures d’un savoir socialisé – croissant en milieu urbain –, limitant son accès par les barrières de la propriété intellectuelle[55]. D’autre part, les différences socioculturelles urbaines sont captées et/ou encouragées par le capital, car le caractère exceptionnel de chaque identité – son particularisme – contient la rareté, et donc un fort potentiel de valeur ajoutée. Cela révèle comment la marchandisation croissante de la culture est liée à la production marchande d’espaces sociaux typiques, « lieux consommés et de consommation »[56].
La production d’« agréables cocons » urbains, propices aux replis identitaires déjà nourris par le relativisme culturel postmoderne, invite à lire les expériences locales comme des réalités particulières (uniques), soit l’expression même de l’aliénation métropolitaine et de l’existence d’intérêts divergents entre les communautés urbaines. En effet, l’espace abstrait et ses signes dans l’espace favorisent une lecture du phénomène urbain à partir des objets et des communautés, dissimulant les classes sociales dans la problématique urbaine[57].
Ainsi, dans le contexte d’une atomisation et d’une différenciation sociale accrue propre à la société urbaine, et d’un affaiblissement criant des syndicats professionnels, le droit à la ville exprimé par l’auteur invite à relever le défi urbain d’une intersubjectivation de classes des groupes sociaux dominés. Il s’agit, grâce et malgré les différences sociales, de reconnaître les points communs structurels des situations de dominations et les ennemis communs : l’État et le Capital. Il devient donc nécessaire de constituer des forces matérielles correspondantes aux défis de l’ère postfordiste, c’est-à-dire qui intègrent le droit à la différence[58]. Celles-ci devront être capables de produire des conjonctures conflictuelles, mais aussi de trouver leur utilité dans d’autres situations, tout en pariant sur la communisation la ville.
Conclusion
Si l’on doit faire une critique à cet ouvrage, ce serait d’avoir fait preuve d’un manque de visée pédagogique dans la formulation, un manque qui a participé à renforcer des idées fausses auxquelles le livre s’attaque pourtant. L’utilisation récurrente d’adjectifs pour qualifier des lieux (social, rural, urbain, etc.) ou notifier certains aspects du concept développé (absolu, abstrait, différentiel, etc.) peut donner une substance à ces espaces, les chosifiant dans l’esprit de certains lecteurs. L’espace social produit n’est pas un sujet, mais un outil social, qui, dans la configuration présente, a été approprié par la bourgeoisie pour garantir la reproduction des relations de production capitaliste. Ainsi, l’espace comme produit peut être considéré comme producteur dans son acceptation systémique et non intentionnelle de production d’effets qui conditionnent les actions des sujets, tout comme la nature. À la différence de l’espace chosifié de la pensée cartésienne, l’espace social peut être considéré comme producteur seulement si on le comprend tel un dispositif ancré dans la matière et inséparable de la société qui « sait le faire fonctionner ».
Les apports de la production sociale de l’espace social en font une théorie unitaire toujours inégalée sur le plan scientifique. Sa force réside dans une pensée dialectique qui anticipe la pensée complexe, et permet de faire coïncider des approches physiciennes et philosophiques, tenues ensemble par la (méta) philosophie matérialiste. Et comme je l’ai développé, outre la dimension strictement économique de l’urbain, cette théorie ouvre des champs de recherches a priori moins évidents, notamment celui des processus de subjectivation politiques et la survivance des communautés et du prolétariat dans l’urbain capitaliste. L’espace social permet ainsi de spatialiser des processus de domination croisés, comme le fait Silvia Federici[59] avec le patriarcat et Stefan Kipfer avec le colonialisme[60]. Rappeler que cette théorie intègre de fait la différence, invite à penser Le droit à la ville sous l’angle de la fragmentation spatiale, donc sociale. Ceci situe le défi des mobilisations sociales dans la capacité à reconnaître dans l’autre des conditions similaires de dépossession et d’exploitation. La production de l’espace est donc toujours d’actualité pour penser la révolution.
Crédit photo : Aleksandr Popov sur Unsplash.
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Notes
[1] Lefebvre, 1974.
[2] Lefebvre, 1973.
[3] Lefebvre 1968 ; 1970a ; 1970b.
[4] Espinosa, 2020.
[5] Schmid, 2008.
[6] Echeverria, 2006.
[7] Castells, 1972.
[8] Harvey, 1973.
[9] Lariagon, 2025.
[10] Lefebvre, 1974 [2000], 7-19.
[11] Dear, 1994.
[12] Lefebvre, 1974 [2000], 197-200.
[13] Ibid.
[14] Ibid., 19-23.
[15] Einstein, 1915.
[16] Santos, 1997.
[17] Lefebvre, 1974 [2000], 39-40.
[18] Ibid., 262.
[19] Ibid., 7-19.
[20] Ibid., 85.
[21] Ibid., 42.
[22] Ibid., 23, les italiques sont de l’auteur.
[23] Léon, 2011.
[24] Lefebvre, 1974 [2000], 41.
[25] Ibid.
[26] Carlos, 2023, 161.
[27] Lefebvre, 2000 [1974].
[28] Lefebvre, 1970
[29] Harvey, 2012.
[30] Voir Singer, 1975.
[31] Smith, 1987.
[32] 2023, 161.
[33] Lefebvre, 1970b, 118-136.
[34] Lefebvre, 1970a.
[35] Lariagon, 2020.
[36] Lefebvre, 1968.
[37] Harvey, 2012.
[38] Federici, 2018.
[39] Linebaugh, 2009.
[40] Espinosa, 2020.
[41] Harvey, 2004.
[42] Espinosa, 2020, 523.
[43] Ibid.
[44] Lefebvre, 2000 [1974], XX-XXI.
[45] Ibid.
[46] Ibid.
[47] Lariagon, 2025.
[48] Kipfer, 2019.
[49] Lefebvre, 1970, 109-115.
[50] Lefebvre, 2000 [1974], 97.
[51] Lefebvre, 1961.
[52] Lefebvre, 2000 [1974], 323-335.
[53] Echeverría, 2006.
[54] Hodkinson, 2012.
[55] Brancaccio, 2019.
[56] Lefebvre, 2000 [1974], 145.
[57] Lariagon, 2020.
[58] Kipfer, 2019.
[59] Federici, 2018.
[60] Kipfer, 2019.