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Marx et le républicanisme. Entretien avec Bruno Leipold
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Marx et le républicanisme. Entretien avec Bruno Leipold
A l’occasion de la sortie de son livre Citizen Marx, le chercheur Bruno Leipold analyse le développement intellectuel de Marx à travers les rapports que celui-ci entretient avec le républicanisme du XIXe siècle.
Cet entretien a été originellement publié en anglais par Jochen Schmon dans les colonnes du Journal of the History of Ideas Blog. Nous le traduisons avec leur aimable autorisation.
Bruno Leipold, Citizen Marx : Republicanism and the Formation of Karl Marx’s Social and Political Thought, Princeton, Princeton University Press, 2024.
Jochen Schmon : Une grande partie de la recherche contemporaine sur Marx repose sur la thèse d’une « coupure épistémologique » qui diviserait les écrits de Marx en une période « jeune », humaniste et philosophique, et une période « mature », scientifique, caractérisée par une critique historico-matérialiste de l’économie politique menée dans Le Capital. Votre nouveau livre propose plutôt une caractérisation du développement intellectuel de Marx marqué par des « coupures politiques ». Vous insistez sur le fait qu’il faut aller au-delà des expériences de lecture philosophiques et scientifiques personnelles de Marx et essayer de comprendre les changements systématiques dans sa pensée à travers son engagement avec le discours républicain. Tout au long du XIXe siècle, comme vous le soulignez, le républicanisme s’est répandu en Europe et dans les Amériques, et s’est imposé comme l’articulation dominante de la politique populaire. Comment caractériseriez-vous les spécificités théoriques centrales de la pensée politique républicaine ? En quoi cette tradition politique romaine, tout en s’en distinguant, enrichit-elle les traditions de la philosophie allemande, de l’économie politique anglaise et du socialisme français, qui sont considérées depuis Lénine comme les « trois sources et les trois parties constitutives du marxisme » ?
Bruno Leipold : Une chose qui me semblait très importante dans ce livre c’était de reconstruire la signification du « républicanisme » à l’époque de Marx. Dans les travaux universitaires, le républicanisme est souvent présenté comme une tradition qui a prospéré dans l’Athènes et la Rome antiques, qui a été ravivée à la Renaissance, puis qui s’est éteinte après la Révolution américaine. Cette histoire a tout d’un récit commode, mais elle est tout simplement fausse. Le républicanisme était une idéologie et un mouvement politique bien vivant dans l’Europe du XIXe siècle. Plusieurs milliers de militants et de penseurs politiques se considéraient explicitement comme des républicains et étaient perçus comme tels par leurs opposants conservateurs et leurs concurrents libéraux. Profondément attachés à la souveraineté populaire, ces républicains se sont battus pour établir des républiques démocratiques à la place des monarchies absolues ou constitutionnelles qui dominaient le continent. Alors que des écrits plus anciens consacrés à la tradition républicaine opposaient souvent « démocratie » et « républicanisme » (un trope historique lui-même exagéré), le républicanisme du XIXe siècle était, à bien des égards, l’idéologie politique de choix de la démocratie. En effet, c’est ce qui distingue le plus clairement les républicains des libéraux de l’époque : ces derniers étaient hostiles à la règle majoritaire et cherchaient à limiter l’engagement populaire dans la politique par des critères de propriété pour le suffrage.
En outre, les républicains se sont engagés en faveur de la démocratie au-delà de la sphère politique. Leur définition de la liberté comme absence de pouvoir arbitraire sous-tendait à la fois leur critique de la monarchie et leur opposition à la domination des employeurs capitalistes. Ils ont développé ce que l’on pourrait considérer comme un anti-capitalisme non-socialiste. Ils tentaient d’enrayer la prolétarisation des artisans par des mesures sociales qui réaffirmeraient leur indépendance. Cette vision de l’économie politique était immensément populaire parmi les travailleurs – il est facile d’oublier qu’en dehors de l’Angleterre, les artisans, et non les prolétaires, constituaient une grande partie de la classe ouvrière européenne pendant une grande partie du XIXe siècle. Par conséquent, le républicanisme a servi d’idéologie populaire radicale de gauche pendant une grande partie de cette période et il a fallu beaucoup de temps au socialisme pour le remplacer, ce qui s’est produit avec le développement d’une économie politique plus convaincante qui décrivait mieux la réalité de la production capitaliste à grande échelle. Dans le même temps, le socialisme a également intégré une grande partie de cet héritage républicain radical. Je vois Marx comme faisant partie de ce processus historique.
La vision de Lénine sur les trois influences de Marx, bien que mémorable, passe complètement à côté de la tradition républicaine européenne. Curieusement, cette image tripartite remonte à Die europäische Triarchie de Moses Hess paru en 1841, que Marx et Engels ont utilisé dans leurs premiers écrits pour décrire les influences qui ont façonné le socialisme. Mais Marx et Engels se référaient à la « politique française » plutôt qu’au « socialisme français », une formulation qui rend un peu mieux compte de l’héritage républicain.
JS : Vous repérez deux ruptures politiques dans l’œuvre de Marx. Alors qu’il s’impliquait de plus en plus dans le mouvement communiste, Marx est passé d’une adhésion à une « République démocratique », propre à l’hégélianisme de gauche, à un rejet radical de la « République bourgeoise ». Plus tard, après avoir observé ce qu’il appelait les institutions politiques authentiquement « prolétariennes » de la Commune de Paris de 1871, Marx en est venu à soutenir une « République sociale ». Comment caractérisez-vous le contexte politique et philosophique dans lequel le jeune Marx a émergé, pour reprendre votre formule, comme un véritable « critique républicain » de la politique monarchique et libérale ?
BL : Marx a écrit ses premiers textes politiques en tant que journaliste pour la Rheinische Zeitung, un journal qui venait d’être créé à Cologne en 1842. La littérature scientifique tend soit à présenter ces articles comme de simples textes libéraux, soit comme une tentative de radicaliser le journal. La réalité est plus intéressante. En privé, Marx était un républicain engagé qui, comme beaucoup dans le mouvement des hégéliens de gauche y compris son futur collaborateur Arnold Ruge, avait abandonné l’idée qu’il suffirait de transformer la Prusse absolutiste en un régime constitutionnel et libéral. Mais nous savons aussi que lorsque Marx a pris la direction de la Rheinische Zeitung, il était très conscient de la marge de manœuvre très limitée que l’opposition politique avait en Prusse. Avant publication, l’État prussien exigeait que tous les journaux soumettent des copies à un censeur du gouvernement pour approbation. Des démonstrations maladroites de radicalisme pouvaient facilement conduire à la fermeture du journal. Marx a donc dû jouer un jeu délicat, en testant les limites des censeurs tout en évitant la répression du gouvernement. Ainsi, Marx s’opposait en fait à l’ultra-radicalisme de certains hégéliens de gauche, comme Edgar Bauer, qui insistaient pour appeler ouvertement à une république. Les articles écrits par Marx lui-même témoignent d’une critique beaucoup plus subtile des divers aspects de l’arbitraire du pouvoir en Prusse, des censeurs gouvernementaux aux législateurs féodaux en passant par les pratiques des gardes forestiers. Dans le même temps, Marx a tenté de construire une coalition entre républicains et libéraux, en centrant le débat sur des questions communes aux deux orientations, comme la liberté de la presse, les assemblées représentatives et l’État de droit. Mais il est tout aussi clair, selon moi, que Marx va au-delà des arguments typiques des libéraux allemands du Vormärz [1] en donnant une base théorique beaucoup plus démocratique à ces institutions et en les ancrant dans une conception républicaine de la liberté, à savoir le fait que le peuple n’obéisse qu’aux lois qu’il a lui-même imposées. Cette performance d’équilibriste, entre le républicanisme privé et le libéralisme public n’a finalement pas suffi à empêcher les autorités réactionnaires prussiennes d’ordonner la fermeture de la Rheinische Zeitung au début de l’année suivante, en 1843. Un fonctionnaire a conclu que Marx avait des « convictions ultra-démocratiques » en « contradiction complète avec les principes de l’État prussien ».
Dans sa Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel de 1843, Marx a eu plus d’espace pour développer en détail ses opinions politiques républicaines. Dans une mesure que les commentateurs n’ont pas vraiment su apprécier, ce texte critiquait de manière exhaustive l’objectif libéral de créer une monarchie constitutionnelle (dans la forme spécifique défendue par Hegel). Marx a rejeté ce modèle parce qu’il soumettait encore le peuple à un pouvoir arbitraire et le privait presque entièrement de toute souveraineté en l’excluant de la participation politique. Il y esquissait un régime démocratique dans lequel le peuple gérerait directement son administration publique et surveillerait strictement ses représentants. Contrairement à certaines interprétations comme celle de Shlomo Avineri, qui voient dans la Contribution de Marx le moment de sa conversion au communisme, je souligne à quel point les critiques que Marx formule rejoignent celles d’autres républicains allemands, comme Ruge ou Johann Georg Wirth. Je montre également comment, à l’époque où il a rédigé ce texte, Marx critiquait explicitement et publiquement les socialistes et les communistes en raison de leur manque d’intérêt pour la politique, une critique couramment formulée par les républicains de l’époque.
Enfin, je voudrais complexifier la notion de « coupure ». Cette question domine les discussions sur la pensée de Marx au moins depuis la célèbre intervention d’Althusser dans Pour Marx (1969). Le terme de « coupure » suggère un rejet net de tout ce qui la précède, alors que je perçois au contraire de nombreuses continuités. La conversion de Marx au communisme (que je situerais en 1844 à Paris) a dépassé ses positions républicaines antérieures dans une nouvelle forme synthétisée de communisme républicain, attachée à la politique démocratique. De même, la critique républicaine précoce que Marx adressait aux socialistes et aux communistes insistait déjà sur leur tendance à élaborer des plans détaillés : l’anti-utopisme précède ainsi son adhésion au communisme. Ainsi, même s’il est important de comprendre la transition idéologique et politique de Marx du républicanisme vers le communisme, nous devons accorder une égale importance aux continuités qui sous-tendent cette évolution.
JS : Le texte politique le plus célèbre de Marx, le Manifeste du parti communiste, publié en 1848 avec Friedrich Engels, apparait comme un moment décisif de l’évolution intellectuelle de Marx. Cependant, certains chercheurs appartenant au canon libéral, comme Hannah Arendt ou Isaiah Berlin, interprètent la discussion marxienne autour de la « république bourgeoise » en identifiant purement et simplement le républicanisme à l’idéologie bourgeoise. Pouvez-vous expliquer comment Marx adopte et rejette de façon complexe les idées républicaines lorsque ses convictions communistes commencent à s’affirmer ?
BL : Il est indispensable de contextualiser les écrits de Marx en tenant compte des conceptions anti-politiques et anti-démocratiques très répandues chez les socialistes dans les années 1840, telles que Marx les a rencontrées. Les Owenistes en Grande-Bretagne, les saint-simoniens et fouriéristes en France, ainsi que les « socialistes vrais » en Allemagne considéraient avec scepticisme ou rejetaient carrément la revendication républicaine d’une révolution et d’une république démocratique. Robert Owen, par exemple, s’opposait ouvertement à la revendication chartiste du suffrage universel masculin, convaincu que le socialisme se diffuserait par le biais de communautés expérimentales pacifistes. Cette position provoqua de vives critiques de la part de chartistes comme Bronterre O’Brien. Même Engels, qui est lui-même passé du républicanisme au socialisme, défendait des conceptions anti-politiques largement répandues dans ses premiers écrits. Il affirmait explicitement que la démocratie était un objectif dépassé, allant jusqu’à prédire naïvement, non sans humour, que l’administration du socialisme pourrait être confiée à des experts sélectionnés par un concours écrit.
Ce n’est qu’ensemble, entre 1845 et 1848, que Marx et Engels développèrent une conception du communisme résolument attachée à une république démocratique reposant sur le suffrage universel masculin et les droits civiques. Même s’ils insistaient sur les limites de l’émancipation offertes par une « république bourgeoise », ils considéraient que les institutions d’une telle république étaient cruciales pour parvenir au socialisme. Ils luttèrent avec détermination pour éliminer les courants anti-politiques au sein d’organisations comme la Ligue des communistes. La publication par la Ligue du Manifeste communiste, clairement pro-démocratique, illustre le succès de leurs efforts. Pendant les révolutions de 1848, Marx et Engels mirent en garde contre la revendication immédiate du pouvoir communiste, préconisant plutôt une alliance stratégique des communistes avec les républicains afin d’établir en premier lieu une république allemande.
C’est là l’élément républicain dans la pensée de Marx. Mais je tiens tout autant à souligner que Marx réagissait au républicanisme. Une tendance actuellement à la mode consiste à faire de tout le monde un républicain. Or, Marx était communiste : il rejetait la réponse républicaine au capitalisme. Il considérait que la vision d’artisans et de paysans indépendants, propriétaires de leurs propres outils et de leurs terres, était anachronique dès lors que l’industrie capitaliste à grande échelle avait irréversiblement détruit les préconditions économiques de ce modèle. Ainsi, si le Manifeste partage les objectifs politiques des républicains, il rejette simultanément leur défense sociale de la petite propriété généralisée, jugeant qu’il s’agissait d’une réponse totalement impraticable face au capitalisme. Marx et Engels estimaient qu’en essayant de préserver ce modèle, les républicains ignoraient les forces matérielles qui déterminent le changement historique.
En même temps, je tiens également à insister sur le fait que, bien que Marx ait rejeté le programme social-républicain, sa propre critique sociale était profondément imprégnée par le langage républicain. Dans tous ses écrits économiques, depuis les Manuscrits de Paris de 1844 jusqu’au Capital, Marx condamne le pouvoir arbitraire exercé par les capitalistes individuels sur leurs employés. Il affirme explicitement que leur domination prive les travailleurs de leur liberté. Il élargit ensuite cette analyse à une critique plus globale et structurelle, montrant comment la classe capitaliste, soutenue par la domination encore plus impersonnelle du marché, exerce son pouvoir sur les travailleurs. À travers ces diverses manifestations, mon livre rend ainsi compte de la relation ambivalente mais importante de Marx avec le républicanisme.
JS : Même si, contrairement aux interprétations classiques de Marx, vous montrez clairement qu’il rejetait fermement les tendances « antipolitiques » de ses contemporains socialistes, vous ajoutez que Marx croyait néanmoins, à ses débuts, que le pouvoir socialiste pouvait être conquis via des institutions républicaines bourgeoises. Ce n’est qu’à partir de la Commune de Paris que Marx commence à penser que l’État socialiste nécessite des institutions politiques nouvelles. Comment Marx a-t-il caractérisé cette « expérience démocratique radicale », selon vos termes, qui nourrit son éloge des communards dans La Guerre civile en France ?
BL : L’assimilation politique des thèses républicaines par Marx avant 1848 fut effectivement significative. Cependant, comparées à son républicanisme radical initial, ses conceptions ont clairement subi une métamorphose importante. Là où le jeune Marx décrivait de manière détaillée la structure d’un régime démocratique idéal, sa défense et sa critique ultérieures de la république bourgeoise s’appuyaient en grande partie sur son architecture constitutionnelle.
La Commune de Paris de 1871 ébranla profondément cette complaisance. Dans une rare démonstration d’humilité, Marx admit que la Commune lui avait montré qu’il s’était trompé dans le Manifeste : le socialisme nécessitait une transformation politique beaucoup plus vaste. La Guerre civile en France décrit précisément ce type de démocratisation radicale de l’État : les représentants des assemblées recevraient un salaire d’ouvrier, voteraient sous mandat impératif et seraient soumis à un droit de révocation par le peuple. L’appareil répressif et administratif de l’État devait également être transformé. Marx y plaide pour le remplacement de l’armée permanente par une milice citoyenne et pour l’élection directe ou le contrôle législatif des fonctionnaires. Non seulement ces propositions représentent un retour aux préoccupations politiques initiales de Marx, mais elles reflètent aussi des revendications républicaines courantes à l’époque dont on peut faire remonter l’origine à la Révolution française.
JS : Je voudrais qu’on revienne sur la façon dont vous pensez le rapport de la démocratie à l’égard du républicanisme. Des penseurs radicaux contemporains de la démocratie, comme Cornelius Castoriadis ou Jacques Rancière, affirment qu’il y a une opposition irréductible entre républicanisme et politique démocratique. En réalité, comme vous le reconnaissez, tout le canon de la pensée républicaine, de Polybe et Cicéron jusqu’à Machiavel, Rousseau ou Madison, considère que cette dichotomie est fondamentale. Le « régime mixte » républicain a toujours été conçu comme un moyen d’empêcher la domination démocratique par la participation directe et égale des citoyens au gouvernement. Le républicanisme circonscrit la démocratie comme « un élément » parmi d’autres au sein du système étatique — dans le cas romain, les tribuns, par exemple, qui disposaient d’un droit de veto législatif et étaient élus avec pour charge de représenter la plèbe [2]. Le sénat « aristocratique » et les pouvoirs d’urgence temporaires des consuls ou des présidents « monarchiques » devaient limiter les excès de ce que Madison appelait une « démocratie pure ». Suivant cette conception traditionnelle de manière critique, Marx écrit, dans sa Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (1843) que la république n’était que « la forme politique abstraite de la démocratie », car ce n’est pas l’ensemble du « demos », mais seulement « une partie » des citoyens qui « détermine le caractère du tout » dans un État républicain. Pourtant, vous ne considérez pas que la théorie marxienne de la démocratie s’oppose au républicanisme, que ce soit dans ses écrits précoces ou dans son appréciation tardive de la Commune de Paris. Pouvez-vous revenir sur ce point ?
BL : Vous avez raison de souligner que c’est un lieu commun extrêmement répandu que de présenter le « républicanisme » ou la « république » en opposition à la « démocratie ». Mon refus de reproduire ce lieu commun dans mon livre découle directement de mon travail de contextualisation du républicanisme au XIXᵉ siècle. À cette époque, texte après texte, les républicains et leurs adversaires utilisaient effectivement les termes de « démocratie » et de « république » comme des synonymes. Les « républicains » étaient tout autant susceptibles de s’identifier eux-mêmes comme des « démocrates » (ou des « radicaux ») que d’être appelés ainsi par leurs adversaires. Les républicains du XIXᵉ siècle concevaient très rarement la république comme un régime mixte combinant démocratie, aristocratie et monarchie. En réalité, c’étaient plutôt les libéraux du XIXᵉ siècle qui défendaient une telle constitution mixte.
Autrement dit, opposer républicanisme et démocratie n’a tout simplement aucun sens quand on analyse cette époque-là. C’est l’une des raisons essentielles pour lesquelles il importe d’effectuer une reconstruction contextuelle minutieuse plutôt que d’aborder Marx avec une définition préfabriquée du « républicanisme », issue des théories politiques contemporaines — une approche que j’admets avoir moi-même adoptée au début de mes recherches.
Cependant, il est vrai qu’en dehors du XIXᵉ siècle, l’opposition entre républicanisme et démocratie garde une certaine légitimité. On connaît évidemment la fameuse distinction de Madison entre la démocratie directe antique et une république représentative moderne dans le numéro 10 du Federalist paru en 1787. Mais je pense que nous sommes un peu trop attachés à cette distinction aujourd’hui ; en effet, elle est souvent instrumentalisée par les conservateurs américains. Je suspecte, mais ce n’est qu’une hypothèse, que Madison cherchait peut-être à repousser les tentatives anti-fédéralistes de refaçonner la notion de « république » sous une forme plus démocratique. Quoi qu’il en soit, je trouve la distinction de Montesquieu entre république démocratique et république aristocratique, selon que tout le peuple ou seulement une partie gouverne, bien plus utile. Elle permet de saisir comment des courants populaires ou élitistes au sein du républicanisme se sont historiquement disputés la signification du terme, que ce soit les plébéiens contre les patriciens à Rome, ou le popolo contre les grandi à Florence. Le versant démocratique et populaire du républicanisme reçoit généralement beaucoup moins d’attention, comme l’a bien montré Annelien de Dijn. Cela tient sans doute au fait que ces éléments populaires avaient tendance à attirer des citoyens plus pauvres, avec un accès plus limité aux moyens de production idéologique, voire une moindre alphabétisation. Ainsi, les faibles traces historiques — et l’histoire intellectuelle elle-même — font pencher la balance en faveur d’une interprétation aristocratique du républicanisme.
Pour revenir au XIXᵉ siècle, je compare également les vues de Marx avec le « républicanisme » plutôt qu’avec la « démocratie », car le premier terme capture mieux mon intérêt pour une idéologie concrète et les mouvements et les formations politiques qui lui sont associés. Le terme « démocratisme » n’a jamais pris racine, même si Ruge a tenté, sans succès, de l’employer à un moment donné. L’idéologie et le mouvement politique du républicanisme étaient évidemment centrés sur la démocratie (c’est ce que je voulais dire précédemment en affirmant que le républicanisme était « l’idéologie politique de la démocratie »). J’explore d’ailleurs en détail ce que Marx pensait de la « démocratie » comme régime et ensemble d’institutions. Le point essentiel est que je voulais avant tout montrer est que le républicanisme existait comme une force politique réelle à l’époque de Marx, force avec laquelle il devait composer soit pour faire alliance, contre les conservateurs, avec les libéraux et les socialistes anti-politiques, soit finalement pour le dépasser.
JS : Dans votre lecture du Capital, vous insistez sur le fait que la théorisation marxienne de la domination capitaliste ne peut pas être réduite, comme le fait souvent la recherche actuelle, à un mode exclusivement « direct » ou « indirect ». Au contraire, la théorie marxienne du capitalisme permet de penser ces deux pôles ensemble. Les formes de domination « abstraites » et « concrètes » décrivent à la fois la domination des capitalistes individuels concrets sur les travailleurs en même temps que celle d’un système économique abstrait qui contraint même les capitalistes à intensifier continuellement l’exploitation du travail. Vous affirmez que « des idées républicaines telles que la dépendance, la servitude et l’absence de liberté étaient au cœur de cette approche ». Pouvez-vous expliciter comment seul un discours républicain pouvait permettre à Marx de proposer cette analyse du mode de production capitaliste, et comment il a par là même « étendu et transformé ces idées républicaines » ?
BL : J’apprécie votre manière de distinguer la domination concrète exercée par les capitalistes individuels et la domination plus abstraite exercée par le système économique. Il me semble évident que Marx a toujours théorisé ces deux formes, en même temps que leur articulation. Je crois que les idées et le vocabulaire républicains occupent non seulement une place centrale dans cette analyse, mais peuvent aussi (je l’espère) nous fournir une grille normative et conceptuelle précieuse pour saisir l’absence de liberté propre au capitalisme. Ma réflexion sur ce point doit beaucoup à Alex Gourevitch et à William Clare Roberts, qui ont admirablement démontré comment la définition que propose l’idéologie républicaine de la domination s’applique dans le champ économique.
Dans mon chapitre sur le Capital, je distingue plusieurs niveaux de domination. Premièrement, il y a la domination personnelle exercée dans l’usine par les capitalistes et leurs contremaîtres sur les ouvriers. Marx compare à maintes reprises cette relation au pouvoir arbitraire d’un monarque absolu sur ses sujets. Cela apparaît de manière très claire dans les nombreux rapports détaillés que Marx a rédigés dans les années 1860 pour l’Association internationale des travailleurs (AIT ou Première Internationale), sur les conditions despotiques auxquelles étaient soumis les travailleurs à travers l’Europe. Ces rapports constituent une mine d’informations souvent négligée. Ce qui me frappe particulièrement, c’est la similitude entre certaines de ces critiques et les arguments avancés par Marx dans ses premiers articles politiques. Par exemple, il proteste contre le fait que, lorsqu’il s’agit d’infliger des amendes aux travailleurs, le capitaliste agit simultanément comme procureur et comme juge, sans offrir aux travailleurs aucune possibilité de contester cette décision. Marx avait déjà formulé exactement la même critique à propos du pouvoir des censeurs gouvernementaux prussiens sur les journalistes. On voit ici comment Marx transpose son grief contre l’arbitraire du pouvoir du domaine politique au domaine social.
Deuxièmement, je montre comment Marx estime qu’une forme de domination plus structurelle sous-tend cette domination personnelle. Dans une formule célèbre, Marx dit que si les esclaves ou les serfs appartiennent à un maître particulier, les travailleurs, eux, appartiennent à l’ensemble de la classe capitaliste. Ce qu’il veut dire par là, c’est que parce que les travailleurs ne possèdent pas les moyens de production, ils doivent trouver un maître capitaliste pour les employer, même s’ils possèdent la liberté formelle de choisir ce capitaliste particulier. Ce que Marx démontre brillamment, à mon sens, c’est comment cette nécessité structurelle explique et reproduit la domination personnelle dans l’espace de travail. Les structures économiques exigent des travailleurs qu’ils se soumettent à la domination d’un capitaliste, et à mesure que la dépendance structurelle des travailleurs vis-à-vis de la classe capitaliste s’accentue, leur domination sur le lieu de travail augmente elle aussi. On peut penser ici à la notion marxienne d’« armée de réserve » des chômeurs, dont l’augmentation réduit la capacité de la classe ouvrière à négocier efficacement ou à faire grève.
Troisièmement, je souligne que cette domination personnelle et structurelle ne découle pas simplement d’un désir sadique de pouvoir de la part des capitalistes (bien que beaucoup soient sans doute animés par un tel désir), mais parce que la domination est étroitement liée à l’exploitation. Selon moi, Marx propose une théorie de l’exploitation qui repose sur le fait que les capitalistes font usage de leur capacité à dominer pour extraire du surtravail des travailleurs, que ce soit par la simple extension brutale de la journée de travail ou par une appropriation plus subtile des gains de productivité. J’espère avoir montré par cette analyse que la domination constitue une explication plus fidèle à la théorie marxienne de l’exploitation que les tentatives qui réduisent celle-ci à une simple question de justice ou de répartition des ressources.
Enfin, toutes ces formes de domination capitaliste reposent sur la forme la plus impersonnelle de domination identifiée par Marx : celle du marché. Marx estimait que le capitalisme subordonne tout le monde, y compris les capitalistes eux-mêmes, à l’impératif de l’accumulation continue imposé par le marché. Même les « bons » capitalistes, ceux qui ne voudraient ni dominer ni exploiter leurs travailleurs, seraient éliminés du marché par les marchandises moins coûteuses de leurs concurrents. Nous sommes ainsi tous soumis à une forme abstraite et impersonnelle de pouvoir que nous ne contrôlons pas. Bien sûr, cette domination impersonnelle s’exerce au travers d’individus qui la soutiennent et la reproduisent, mais Marx insiste sur le fait qu’elle ne peut pas être comprise si nous nous concentrons uniquement sur les volontés individuelles arbitraires (aussi importantes soient-elles pour comprendre la domination dans l’espace de travail). Comme vous le suggérez, cela élargit et transforme certaines conceptions républicaines de la liberté qui limiteraient l’application de ce concept aux seuls agents identifiables de la domination. Mais ce n’est pas ainsi que Marx conçoit la domination et restreindre le concept de cette façon détruirait notre capacité à identifier ce qui rend spécifique la domination capitaliste.
JS : Vous insistez sur la centralité de la notion d’« esclavage salarié » dans la théorie marxienne de la domination capitaliste. Beaucoup de chercheurs, notamment issus des Black Studies, ont adressé des critiques puissantes contre cette comparaison entre travail salarié et esclavage, y voyant l’indice d’un problème plus large dans la pensée de Marx. Des penseurs tels que Cedric Robinson ou Denise Ferreira da Silva ont soutenu que Marx minimise, voire occulte, le rôle central du système esclavagiste transatlantique dans la construction de la modernité capitaliste. Comment votre livre interprète-t-il l’usage analogique et conceptuel que fait Marx de l’esclavage pour théoriser le capitalisme ?
BL : Je ne voudrais pas rejeter ces critiques importantes des points aveugles chez Marx. Je pense que Marx aurait pu davantage traiter des interactions entre l’esclavage et le capitalisme. On peut facilement imaginer que s’il avait émigré en Amérique, comme tant d’autres exilés allemands de 1848, son analyse aurait pu être très différente.
La métaphore ou analogie de « l’esclavage salarié » a une histoire complexe. Des propriétaires d’esclaves du sud des Etats-Unis l’ont parfois utilisée de manière perverse pour justifier l’esclavage racial. Ils prétendaient prendre soin de leurs esclaves, tandis que les patrons des usines du Nord abandonnaient leurs ouvriers à la famine dès la première crise. On retrouve des arguments semblables chez certains radicaux et socialistes européens précoces. Ceux-ci ne soutenaient pas l’esclavage, mais employaient la notion d’« esclavage salarié » et prétendaient (souvent avec un sous-entendu racial) que la condition des ouvriers blancs en Europe était pire que celle des esclaves noirs en Amérique. Le jeune Engels affirma même que les salariés subissaient dans les usines une surveillance plus intense que les esclaves dans les plantations américaines.
Dans ce contexte, il est important de souligner que Marx ne se sert pas de l’expression « esclavage salarié » de cette manière. Bien qu’il remarque que les esclaves bénéficient de l’avantage d’être nourris par leur maître, à ma connaissance, Marx n’affirme jamais que l’esclavage salarié soit pire que l’esclavage réel. Dans Le Capital, il déclare explicitement que la forme la plus brutale de domination est celle vécue par les esclaves américains, eux aussi exposés à une exploitation intensifiée par les pressions concurrentielles du capitalisme mondial. Marx emploie la notion d’« esclavage salarié » pour mettre en évidence l’absence de liberté des travailleurs prétendument « libres » et non pour nier la privation encore plus grande de liberté des esclaves.
Bien sûr, il reste à déterminer s’il est approprié d’utiliser le lexique de l’esclavage. Toutefois, il faut se rappeler que la condition des ouvriers anglais en 1824 n’est pas celle des travailleurs de 2024. En l’absence d’État-providence, d’assurance chômage, et lorsque les syndicats étaient interdits, la domination subie par les travailleurs atteignait une intensité telle que la comparaison avec l’esclavage semblait pertinente. Lorsque ces protections existent, parler d’« esclavage salarié » peut sembler exagéré. Dans un excellent article [« Wage slavery : A neo-Roman account » (2024)], Tom O’Shea suggère judicieusement que l’on réserve le terme « esclavage salarié » aux cas où le travail salarié expose les travailleurs à un pouvoir arbitraire si grand qu’il menace directement leurs moyens d’existence. Lorsque ce pouvoir arbitraire n’atteint pas un tel niveau, nous devrions parler simplement de domination économique. Cette suggestion semble être une manière raisonnable d’appliquer l’analogie.
JS : Votre livre contribue au renouveau extrêmement prometteur des études sur Marx en théorie politique contemporaine, en philosophie et en histoire intellectuelle. Qu’est-ce qui vous a conduit à ce sujet et quelle est selon vous la pertinence académique et politique de Marx aujourd’hui ?
BL : Je crois que ce qui m’a initialement attiré vers le rapport entre Marx et le républicanisme est une raison assez banale : beaucoup avaient évoqué un lien, mais personne ne l’avait étudié de manière approfondie, ce fameux « vide dans la recherche ». Ce qui m’a ramené à ce sujet encore et encore au cours d’une dizaine d’années de recherche est, peut-être, plus intéressant. Une raison est que je continuais à découvrir de nouveaux aspects de la pertinence du républicanisme dans les écrits de Marx et je voulais traiter de cette histoire correctement. C’est aussi en partie pour cela que le livre est malheureusement devenu beaucoup plus long que je ne l’avais anticipé.
Une autre raison motivante était l’espoir (qui pourrait n’être qu’un espoir) que la vision que le livre donne de Marx intéressent certaines luttes contemporaines. Je ne pense pas que l’histoire de la pensée politique puisse ou doive nous offrir directement des leçons pratiques pour le présent, mais elle peut révéler comment nous avons été envoûtés (pour reprendre la formulation séduisante de Quentin Skinner) par nos présupposés actuels. En nous montrant qu’il existait derrière nous des voies alternatives, elle peut nous mettre au défi d’en emprunter de nouvelles aujourd’hui.
Plusieurs aspects de Marx pourraient avoir, en ce sens, une pertinence actuelle. Dans mon livre, je mentionne deux potentialités. Premièrement, la critique du capitalisme formulée par Marx en termes de liberté et de domination me semble non seulement pertinente sur un plan normatif, mais aussi puissante sur le plan rhétorique. Nous sommes aujourd’hui habitués à parler en termes d’égalité ou de communauté pour dénoncer l’oppression capitaliste, mais le langage de la liberté — autrefois central au socialisme — a été largement oublié. La notion républicaine de liberté offre un point de départ prometteur pour articuler une critique globale de la domination contemporaine.
La seconde potentialité réside dans l’idée que Marx tire de l’expérience de la Commune de Paris, selon laquelle une transformation sociale radicale exige des institutions politiques démocratiques radicales. Même si des socialistes ont toujours défendu ce point de vue, il a été éclipsé au XXᵉ siècle par diverses perversions autoritaires, évidemment, mais aussi par l’idée technocratique selon laquelle il suffirait d’être élu au pouvoir pour orienter l’État vers le socialisme. Alors que nous réfléchissons aujourd’hui à la manière de défier la domination sociale, il me semble que l’ancienne vision marxienne — à savoir que l’État doit être fondamentalement démocratisé — mérite d’être réexaminée.
[Une traduction d’Enzo Tresso]