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1985, les mineurs contre Thatcher
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://www.revolutionpermanente.fr/1985-les-mineurs-contre-Thatcher
Un bras de fer contre la Dame de fer : entre mars 1984 et mars 1985, il y a de cela quatre décennies, les mineurs britanniques livrent la dernière grande bataille des « années 1968 ». Leur défaite est celle du monde du travail, dans son ensemble, et pas seulement en Grande-Bretagne. Et pourtant, la victoire était possible.
Il y a quarante ans, en mars 1985, prenait fin la grève la plus longue de l’histoire du mouvement ouvrier britannique. Entre le 8 mars 1984 et le 3 mars de l’année suivante, ce sont près de 150 000 mineurs, majoritairement organisés au sein du syndicat de branche, le NUM (National Union of Mineworkers), qui affrontent le gouvernement conservateur de Margaret Thatcher.
Pendant quasiment un an, donc, ils mènent une grève dure et massive contre le projet de fermeture de 20 puits de mine et de 20 000 suppressions d’emplois, qui s’ajoutent aux 50 000 autres déjà annoncées par Thatcher un an auparavant. Fidèle à son projet néo-libéral, le gouvernement avait lancé dès 1981 un vaste programme de coupes budgétaires et de privatisations, notamment dans l’industrie du charbon, emblématique pour le tissu économique et social britannique et nationalisée en 1947. C’est donc un bras de fer décisif qui est engagé avec le gouvernement, bien décidé à en finir avec l’industrie minière dans le pays et avec une frange historiquement combative du mouvement ouvrier britannique.
Par ses caractéristiques et par ses conséquences durables pour la classe ouvrière, ce combat et cette défaite – puisque les mineurs sont finalement battus et la reprise votée le 3 mars 1985, sans avoir fait reculer Thatcher– représentent un point de bascule. Comme le pointent Mathilde Bertrand, Cornelius Crowley, et Thierry Labica dans Ici notre défaite a commencé : La grève des mineurs britanniques (1984-1985) publié il y a quelques années, c’est là, au cours de ce moment charnière 1984-1985 qu’il faut chercher l’origine de la rupture indispensable à l’imposition du tournant néolibéral des années 1980. Aux côtés de la grève très dure des contrôleurs aériens aux Etats-Unis en 1981, brisée par Ronald Reagan, ou encore la défaite de la grève des mineurs, en Bolivie, en 1985, contre la privatisation, également, des mines, la grève britannique peut être considérée comme le dernier grand mouvement du cycle de lutte de classes ouvert en 1968.
Cette défaite a un impact énorme : elle marque, à échelle internationale, le passage des « années 1968 » à la contre-offensive de la bourgeoisie à travers la mise en place de politiques néolibérales, dont Ronald Reagan et Margaret Thatcher sont les représentants les plus connus. Ce que nous avons appelé la période de la « Restauration bourgeoise » implique donc le lancement d’un cycle d’attaques et de coups en direction de la classe ouvrière, impliquant une baisse significative de la conflictualité sociale, et ce jusqu’à un début de retournement, symbolisé notamment par les grandes grèves de l’hiver 1995 en France. Avant cela, néanmoins, le mouvement des mineurs, en Grande-Bretagne, s’inscrit dans un contexte bien particulier.
Thatcher comme réponse à la crise du patronat britannique
Pour le capital britannique, les années 1980 sont caractérisées par une crise d’ampleur, sur le plan interne et externe, qui oblige plus que jamais le patronat de reprendre l’initiative et de passer à l’offensive.
La crise du capitalisme britannique, déjà rampante dans l’Entre-deux guerres, s’exprime pleinement après la Seconde guerre mondiale. L’impérialisme britannique montre encore ses crocs mais il est sur le déclin et avec l’indépendance des dernières colonies dans les années 1960, sa perte d’influence sur ce qui restait de son pré-carré se confirme. A la fin des années 1970 et au début de la décennie suivante, c’est la question irlandaise qui incarne centralement la crise du modèle de domination de l’impérialisme britannique avec, notamment, le bras-de-fer engagé contre l’IRA, symbolisé par la grève de la faim des combattants irlandais détenus, que Thatcher choisit de faire mourir en prison.
Fragilisée dans son arrière-cour en Irlande, le capitalisme britannique doit aussi faire face à la crise mondiale du milieu des années 1970 et, surtout, à une conflictualité de classe ascendante. La montée de la combativité ouvrière s’exprime à plusieurs reprises dans les années 1960 pour atteindre un niveau particulièrement élevé au cours de la décennie suivante, marquée par des conflits longs qui touchent notamment, mais pas exclusivement, les services publics et les grandes entreprises du secteur nationalisé. Cette séquence de montée ouvrière, qui correspond au cycle de lutte de classe ouvert à l’échelle mondiale en 1968, s’incarne en Grande-Bretagne dans de grandes luttes des mineurs en 1972 et 1973-1974, cette dernière faisant même chuter le gouvernement conservateur, mais aussi dans les chemins de fer, les docks, ou le bâtiment en 1972. Il s’agit de dix années de montée des luttes qui se vérifient également dans le nombre de journées de travail perdues, avec 13,5 millions en 1971, 23,8 millions en 1972, 14,7 millions en 1974 et, finalement, 29,5 millions en 1979, lors de l’« Hiver du mécontentement », entre septembre 1978 et février 1979. Dans un sens, c’est le grand précédent de la grève des mineurs lorsque le pays connaît sa plus grande vague de grèves depuis la grève générale de 1926. Ces grèves de masse mobilisent plus de 1,5 million de travailleurs. Ils font face alors au gouvernement travailliste de James Callaghan qui prétend plafonner les salaires dans un contexte d’inflation et d’appliquer des attaques d’une ampleur inédite contre la classe ouvrière, notamment au travers de politiques d’austérité que finira par reprendre Thatcher par la suite.
C’est dans ce contexte de crise économique, politique et sociale, de l’héritage d’un gouvernement travailliste qui tente de désamorcer la combativité ouvrière et faire passer ses plans austéritaires en négociant avec les bureaucrates syndicaux et qui sert de tremplin à une politique de casse sociale que le parti conservateur, dirigé par Margaret Thatcher remporte les élections de mai 1979. Quand Thatcher devient Première ministre, sa promesse est de restaurer les profits de la bourgeoisie et de se montrer inflexible face à une combativité syndicale à la base, notamment incarnée par le NUM durant toute la décennie précédente, et qu’il est indispensable d’écraser pour mener la contre-offensive contre le monde du travail.
Face à l’échec des travaillistes, qui ont contenu les grèves mais ne les ont pas empêchées, Thatcher propose une réponse : en finir avec le consensus d’après-guerre qui avait dominé les relations sociales au Royaume-Uni, fondées sur les nationalisations des grandes entreprises, la mise en place d’un Etat providence élargi, d’importantes conquêtes sociales pour les classes populaires, au niveau du logement et des services, pour passer à une offensive implacable contre les travailleurs et imposer le triomphe de l’individu néolibéral contre la société. Son gouvernement, dès son premier mandat, va ainsi mettre en place un vaste programme d’austérité, de privatisations et d’allègements fiscaux pour les plus riches. Sur le plan international, Thatcher prétend également rétablir le leadership du capitalisme britannique en déclin. Pour cela, elle renforce son alliance avec les Etats-Unis de Reagan, formant un front « contre le communisme », quelques années après la fin de la guerre du Vietnam, et en réaffirmant la mainmise de Londres sur les Malouines, en 1982. La victoire de l’impérialisme britannique dans cette lointaine guerre dans l’Atlantique Sud est un moment essentiel au renforcement, sur le plan interne, des conservateurs, pour passer à l’offensive contre le monde du travail.
Thatcher et les conservateurs accumulent donc leurs forces pour préparer ce qu’ils qualifient comme le « principal champ de bataille », à savoir l’industrie du charbon. Le combat contre les mineurs est ainsi planifié plusieurs années en amont. Dès 1977, le conservateur Nicholas Ridley élabore un plan adressant des recommandations pour défaire les mineurs : stocker du charbon, augmenter la capacité des centrales électriques pour passer du charbon au pétrole, recruter des camionneurs non-syndiqués pour le transporter, couper les allocations versées aux familles des grévistes, former des escadrons de police mobiles renforcés en effectifs et en moyens. C’est le « Plan Ridley » qui sera appliqué à la lettre par le gouvernement Thatcher en 1984-1985.
Après sa victoire contre l’Argentine aux Malouines qui favorise, notamment, sa réelection en 1983 avec une majorité absolue, Thatcher poursuit ses attaques, avec la privatisation de British Oil et de British Telecom et la déréglementation financière. La grève des mineurs de 1984-1985 est donc un combat pour Thatcher et la défaite lui permet de poursuivre le rouleau-compresseur des privatisations et de renforcer l’arsenal des lois anti-grèves et anti-ouvrières déjà en vigueur sous les gouvernements travaillistes. Ce qui se joue, au-delà du recul du puissant mouvement ouvrier britannique sur le plan syndical, c’est aussi un affaiblissement significatif de la classe ouvrière en tant que force politique et sociale. En arrivant à vaincre l’aile la plus combative du syndicalisme britannique, dans un secteur particulièrement concentré et identifiable de la classe, le thatcherisme impose le récit néolibéral d’un prolétariat en recul et le thème de la « fin du travail », au sens de fin de la classe ouvrière et du mouvement ouvrier qui va prendre son essor durablement au cours des décennies suivantes.
Une grève spontanée, massive et « illégale »
Tout au long du conflit et à la suite de la défaite, le gouvernement conservateur de Thatcher et les médias dominants font apparaître la grève comme étant le fait de la direction syndicale du NUM, en focalisant tout particulièrement sur son dirigeant, le charismatique Arthur Scargill, secrétaire général du syndicat à partir de 1982. En réalité, le démarrage même de la grève se fait en grande partie à la base à laquelle la direction du NUM doit se raccrocher après plusieurs jours de débrayages.
Alors que plusieurs projets de fermeture de puits sont annoncés depuis 1983 par l’Agence nationale des charbonnages (National Coal Board, NCB), des mineurs en Ecosse et dans le Yorkshire, principal bassin minier britannique, au Nord de l’Angleterre, répondent par des grèves locales. Ainsi, dès février 1984, une grève est appelée à Polmaise en Ecosse. Mais l’évènement qui va véritablement servir de déclencheur à la grève, c’est l’annonce, le 1er mars 1984, par les Charbonnages de la fermeture du puits de Cortonwood, dans le sud du Yorkshire. À partir du 5 mars, 6 000 mineurs de Cortonwood sont parmi les premiers à se mettre en grève, et même à envoyer des piquets de grève volants (les fameux « flying pickets ») pour convaincre les mineurs d’autres puits d’entrer dans le mouvement dans le reste du Yorkshire. Dans leur sillage, face aux annonces de fermetures de sites, des mineurs entament des grèves locales non officielles avant qu’un appel centralisé ne soit lancé [1].
Ces différents éléments poussent les sections écossaises et du reste du Yorkshire du NUM a appeler officiellement à la grève le 6 mars. Enfin, c’est seulement le 12 mars 1984 que le NUM déclenche une grève au niveau national par la voix de Scargill, qui déclare que le syndicat soutient les grèves déjà lancées et appelle à l’action dans toutes les autres régions. Dès le 12 mars, la moitié des mineurs du pays sont en grève. Bientôt, ce seront prés de 80 % des mineurs qui vont paralyser les puits.
Element notable : la grève est déclarée illégale, en l’absence de l’organisation par le syndicat d’une consultation électorale nationale parmi ses adhérents. La législation antisyndicale adoptée par le gouvernement conservateur exige en effet que les travailleurs approuvent une grève par référendum pour qu’elle soit autorisée. Poussés par leur base, les dirigeants du NUM n’ont pas organisé cette consultation alors que la grève était déjà entamée. En ne se conformant pas à cette exigence, qui s’inscrit plus largement dans la politique de la classe dominante britannique de refonte des relations industrielles d’Après-guerre, les grévistes s’attirent sans surprise les foudres des conservateurs. Ceux-ci tentent d’utiliser l’absence de vote national pour délégitimer la grève, quand bien même la grève est largement majoritaire, dans les mines. Mais ce sont aussi le Parti travailliste et la direction de la TUC (Trades Union Congress), la confédération des syndicats britanniques, qui vont justifier leur absence d’actions de solidarité par le fait que la grève est « illégale ».
Mars-Mai 1984 : la solidarité s’organise
Malgré tout et sans l’appui de la TUC, les mineurs en grève vont être capables de poser à échelle nationale la question du soutien. En défiant ainsi les lois antisyndicales et antigrèves, malgré le caractère initialement défensif de leurs revendications – la non-fermeture des puits – ils apparaissent à l’offensive face à l’attaque menée par Thatcher. La très grande détermination et combativité des mineurs va entraîner dans son sillage toute une constellation de soutiens. Une vaste campagne de solidarité va être organisée à échelle nationale permettant de récolter des millions de livres sterlings pour les caisses de grève.
Dans cette campagne, les femmes – épouses, compagnes, filles, personnels de l’administration minière dans les puits – jouent un rôle crucial. Un groupe de femmes et compagnes de mineurs lance ainsi « Women against Pit Closures » (« Femmes contre les fermetures de puits »), un réseau de groupes de soutien à la grève qui organisent des collectes devant les supermarchés, des cuisines collectives, des concerts de soutien. Dans des communautés minières, de petites agglomérations où ce sont les hommes qui travaillent à la mine, cet engagement des femmes transforme en profondeur, pendant la grève et après, malgré la défaite, les rapports au sein des familles [2].
La grève étant extrêmement populaire à la base, dans les syndicats et la gauche, la solidarité s’étend à l’ensemble de la société, et pas seulement aux secteurs les plus organisés du mouvement ouvrier. Parmi les soutiens les plus connus, on se rappellera, bien entendu, les actions solidarité menées dans le mouvement gay et lesbien, avec « Lesbians and Gays Support the Miners » (LGSM)ou, encore, de nombreuses démonstrations de solidarité chez les artistes ou sur la scène musicale britannique. Ainsi l’un des principaux mots d’ordre du mouvement de paralysie de l’activité minière, porté tant par les grévistes que par les « flying pickets », à savoir « ne jamais franchir un piquet de grève », « never cross a picket line », « toujours être solidaire », « ne jamais briser une grève », est repris et remis en musique par Billy Bragg, dans l’une des chansons iconiques de l’époque. Dans le cas du mouvement LGBT, l’expérience de LGSM incarne un moment de convergence historique des activistes de la lutte contre l’homophobie, des mineurs et de leurs familles face à l’ennemi commun que représentent le gouvernement Thatcher – qui double ses attaques contre les acquis sociaux et matériels d’une offensive idéologique renforçant une morale conservatrice de la « décence » contre la « déviance » – et sa police, qui harcèle les gays dans leurs lieux de socialisation et réprime les mineurs sur leurs piquets
.
Juin 1984 : la Bataille d’Orgreave, point culminant de la répression
C’est une guerre de classe qui se joue. Les maillons de cette chaîne de solidarité doivent faire face à un appareil d’État bien résolu à réprimer les mineurs, à tout prix, et à la mobilisation de toute la machine médiatique pour discréditer la grève. Ce qui caractérise le mouvement, c’est donc également l’intensité du rapport de force, la violence de la répression.
L’épisode le plus emblématique de la violence de l’appareil policier et médiatique se joue au plus haut de la première phase de la grève, en juin 1984, et sera connu par la suite sous le nom de « bataille d’Orgreave ». Le 18 juin 1984, 8 000 grévistes se retrouvent sur un piquet de grève organisé à la cokerie d’Orgreave, dans le Yorkshire, pour essayer d’y bloquer les sorties de camions destinés à l’industrie sidérurgique. Là, ils font face à un dispositif policier massif : 6 000 flics, dont un contingent d’agents à cheval, qui les chargent et les matraquent sans sommation. Des centaines de mineurs sont blessés ce jour-là. Or, le reportage tourné par la BBC et diffusé largement à la suite des affrontements est monté à l’envers pour présenter la charge policière comme une réponse légitime aux jets de projectiles des grévistes. Aujourd’hui encore la bataille pour la vérité contre cette inversion idéologique est toujours aussi vive.
La répression d’Orgreave est l’illustration d’une offensive massive de l’État. Contre les piquets et les villages de mineurs, la coordination policière est renforcée à échelle nationale. Il s’agit de faire en sorte que sur chaque piquet le nombre d’agents soit supérieur au nombre de grévistes. Dès la seconde semaine de grève, 20 000 policiers sont déployés.
Le gouvernement est prêt à engager un coût financier important dans le combat contre la grève, évalué, pour l’époque, à près de 5 milliards de livres. Les dépenses sont destinées au renforcement des dispositifs policiers, mais aussi aux services de renseignements (écoutes téléphoniques, infiltrations) [3]. C’est un déchaînement de violence. Au total, 11 000 mineurs seront arrêtés pendant la durée de la grève, 5 653 poursuivis, 200 condamnés à des peines de prison. On dénombre 7 000 blessés et 11 morts, dont 6 sur un piquet de grève.
Thatcher mène une véritable guerre contre ce qu’elle désigne comme « l’ennemi de l’intérieur » (« the enemy within ») à l’été 1984. Dans cette bataille, l’État peut compter sur le soutien de la presse bourgeoisie, notamment du Times, du Daily Mail ou du Sun qui redoublent d’insultes contre les mineurs grévistes et mènent une campagne de diabolisation systématique à leur encontre, dénonçant la « violence » de la grève.
Eté 84 : les directions syndicales sabordent l’extension du mouvement
Face à un appareil d’État à l’offensive, la base des grévistes – davantage que la direction du NUM et Sargill – posent nationalement la question de la solidarité avec la grève, avec une préoccupation de s’adresser vers l’extérieur. Mais ce qui sera le terreau de la défaite, c’est que les mineurs restent isolés, en dernière instance, à échelle nationale, et comme enfermés dans leur lutte. Pourtant, l’extension était possible, et plus d’une fois les potentialités de grèves ,en mesure de s’étendre au-delà des seuls mineurs, se manifestent. D’abord, parce que les attaques du gouvernement conservateur contre la classe ouvrière ne sont pas circonscrites aux seuls Charbonnages. La vaste politique de privatisations, lancée dès le premier mandat de Thatcher, touche les secteurs des télécommunications, du transport aérien, de l’automobile, de l’énergie, de la métallurgie et des hydrocarbures et va en réalité s’étendre sur dix ans. Les mesures anti-grèves et anti-syndicales concernent l’ensemble des secteurs et implique la restriction des piquets de grève et l’interdiction des grèves de solidarité. Les mineurs représentent une opposition à l’ensemble de ces mauvais coups à échelle nationale et se retrouvent en position favorable pour s’adresser de manière non corporatiste à d’autres secteurs de la classe ouvrière. Mais alors qu’à plusieurs reprises la question de la grève se pose dans la sidérurgie, les docks ou même au niveau de la maîtrise, les directions syndicales tirent en arrière dans les Charbonnages.
D’abord, ce sont deux grèves nationales des dockers qui vont être désamorcées en juillet et en août 1984. Un mouvement « illimité » s’était pourtant déclenché le 10 juillet, à la fois pour la défense des conventions collectives et par solidarité avec les mineurs]. Mais le 20, un accord est conclu entre le Transport and General Workers’ Union (TGWU), le syndicat des transports, et le patronat. Une autre grève à la fin du mois d’août connaît une fin similaire.
D’autres directions syndicales vont abandonner le NUM en rase campagne. C’est le cas de l’Iron and Steel Trades Confederation (ISTC), le syndicat de la sidérurgie. Ce secteur industriel est pourtant l’un de ceux où la solidarité avec les mineurs représente un enjeu central, dans une industrie encore très dépendante du charbon, à la fois pour l’approvisionnement en matière première et pour l’énergie. Alors qu’à l’été 1984, le NUM s’emploie à empêcher l’approvisionnement en charbon des sites de production et des centrales thermiques, l’ISTC considère que la meilleure façon de préserver l’industrie sidérurgique et de la sauver de la privatisation est de collaborer avec la direction de British Steel Corporation, l’entreprise nationalisée en 1967 et qui finira par être privatisée et progressivement démantelée à partir de 1988.
Enfin, c’est le National Association of Colliery Overmen, Deputies and Shotfirers (NACODS), le syndicat des contrôleurs de sécurité des mines de charbon, techniciens et agents de maîtrise qui en septembre 1984 vote majoritairement pour une grève. Une telle grève aurait créé une situation de paralysie totale dans le secteur car, légalement, c’est la présence des superviseurs de puits qui conditionne l’activité minière en tant que telle, notamment là où un petit nombre de non-grévistes continue à travailler. Mais la direction du syndicat se défile à la dernière minute et annule la grève après entente avec la direction des Charbonnages.
Mais si la grève ne s’étend pas, c’est aussi parce que ce n’est pas la préoccupation numéro un de la direction du NUM. Celle-ci est pourtant l’une des plus combatives des directions du mouvement ouvrier, incarnée par Arthur Scargill, figure d’un syndicalisme militant et radical, issu de la gauche du Parti travailliste et qui apparaît comme tenant tête au gouvernement et au patronat. Si Scargill est projeté, principalement par Thatcher et les médias bourgeois, comme l’opposant numéro un et la figure principale de la grève, il ne se montre pas capable de proposer une véritable perspective aux grévistes.
Face aux directions des autres syndicats qui refusent de poser la question de l’extension de la grève ou simplement de concrétiser le soutien aux mineurs alors même que leur base pousse dans cette direction, la politique du NUM dirigé par Scargill ne parvient pas à incarner une alternative. En se focalisant sur défense des Charbonnages puis en tentant de contourner l’isolement de la grève par le blocage du charbon comme façon d’impacter le reste de l’économie, le syndicat finit par s’adapter à l’enfermement de la grève dans une perspective corporatiste. Ainsi, alors que des actions de solidarité sont prises par des travailleurs du rail, par exemple, le NUM n’interpelle jamais la direction du syndicats des cheminots pour qu’il appelle réellement à la grève [4].
Mais la plus grande trahison viendra de la TUC, de la direction de la confédération des syndicats britanniques. Les bureaucrates de la confédération refuseront tout au long de la grève d’appeler à des actions de solidarité avec les mineurs, malgré les nombreux mouvements qui voient le jour, par en bas, et les grèves sauvages de solidarité qui sont menées, dans plusieurs secteurs. Le congrès de la TUC vote pourtant en septembre 1984 une résolution de soutien aux mineurs, mais la confédération ne la mettra jamais en œuvre. Pire encore, dans un discours face à des mineurs en novembre 1984, le secrétaire général de la TUC de l’époque, Norman Willis, condamne la violence, « d’où qu’elle vienne », et appelle au compromis avec Thatcher.
Hiver 85 : la grève décline, le Labour se défile
Après ces occasions manquées, la dernière phase de la grève, entre octobre 1984 et mars 1985 voit un rapport de force qui s’inverse en faveur de la direction du NCB et du gouvernement, mais les mineurs tiennent bon. A partir de l’automne 1984, certains commencent à reprendre le travail, même à des endroits où la grève avait pourtant été ultra majoritaire, ce qui crée encore davantage de tensions entre grévistes et briseurs de grève, les scabs. Mais c’est vraiment au cours de l’hiver 1984-1985 que la grève devient plus dure. Beaucoup de mineurs rencontrent des difficultés financières, notamment pour se nourrir, en particulier dans le Yorkshire où des soupes populaires sont mises en place. Fin novembre, les fonds du NUM sont même séquestrés sur décision de la Haute Cour, lui retirant ainsi les moyens de fonctionner. C’est seulement grâce à la solidarité et aux collectes de fonds que les grévistes peuvent tenir. Et le nombre non-grévistes augmente à nouveau partir de janvier 1985.
C’est sans doute dans cette phase de la grève que l’attitude du Parti travailliste, qui n’a jamais été à la hauteur du conflit et s’en est tenu globalement à l’écart, est la plus scandaleuse. Les travaillistes sont dans l’opposition depuis 1979 et sont avant tout préoccupés par la « modernisation » du parti – qui sera résolue par la suite en faveur de la droite du Labour avec l’adoption de la ligne du « nouveau réalisme » et l’abandon, y compris sur le terrain rhétorique, de la classe ouvrière. Les travaillistes sont persuadés que cela permettra d’accélérer leur retour aux affaires. Le parti, par la voix de son dirigeant d’alors, Neil Kinnock, fait tout pour se distancier de la grève et il condamne autant les actions des piquets que celles de la police. Kinnock ne se montrera d’ailleurs à aucun piquet de grève avant janvier 1985 et n’apparaîtra pas non plus à des meetings de soutien avant la fin de la grève, préférant dénoncer l’attitude et la tactique de Scargill.
Finalement, la fin de la grève est votée le 3 mars 1985 par une conférence spéciale de la direction du NUM, alors qu’aucune revendication n’a été satisfaite. La reprise se fait sans conditions, même vis-à-vis de la question de la répression et des licenciements pour faits de grève. La très grande détermination et combativité des mineurs a été menée à l’impasse et dilapidée par leur direction au bout d’une année de conflit.
La victoire était pourtant possible !
Mais la défaite, on l’a vu, n’était pas inéluctable. Le renversement du rapport de force en faveur de la classe dominante n’a été possible que grâce à un isolement de la grève et la direction du NUM et Scargill n’ont pas su ni voulu poser la question de l’extension et de la coordination, au-delà du secteur.
C’est du côté du gouvernement lui-même que l’on peut percevoir l’étendue de l’incertitude quant à l’issue du conflit. Comme Margaret Thatcher l’a admis plus tard, il s’en est fallu de peu que le gouvernement « perde sur toute la ligne ». Pendant une grande partie de la grève, la fébrilité du pouvoir face à une possible victoire des mineurs est documentée dans un certain nombre de documents déclassifiés. On y lit les réunions quotidiennes coordonnant les initiatives contre la grève regroupant des hauts fonctionnaires des ministères de l’Intérieur, du Travail, des Transports, des Charbonnages ou encore de l’Agence de production d’électricité. Deux fois par semaine, Thatcher préside un groupe interministériel consacré au conflit dans les mines et pour décider de l’orientation de la politique gouvernementale et de sa stratégie médiatique face à la grève [5].
Dans cette grève de 1984-1985 c’est donc bien quelque chose de vital qui se joue. Mais malgré le niveau brutal d’offensive et la violence de la défaite, le combat n’était pas perdu d’avance. Il ne faut pas ici inverser les causes et les conséquences et voir dans la défaite de la grève le produit inéluctable d’un rouleau compresseur néolibéral déjà en marche. Car quand bien même la situation initiale n’aurait pas été celle de la décennie précédente – celle d’une réelle montée ouvrière à échelle mondiale, initiée en 1968, et qui trouve son expression, également, en Grande-Bretagne –, les conditions pour imposer les contre-réformes néolibérales contre la classe ouvrière n’étaient pas encore pleinement réunies. Si la grève marque donc bel et bien un tournant, la situation n’avait pas encore basculé en défaveur du monde du travail. Au contraire, c’est précisément cette défaite, sur les piquets de grève, devant les puits et les cokeries d’Écosse, d’Angleterre et du Pays de Galles qui va permettre à ce basculement de pleinement s’opérer, en démoralisant le reste des travailleurs et en servant de point d’appui à Thatcher pour engranger les victoires suivantes.
La grande grève des mineurs britanniques de 1984-1985 concentre donc un certain nombre d’enjeux : plan orchestré d’avance contre les travailleurs par la classe dominante, intense répression d’État, insuffisance des directions syndicales. Mais aussi, la nécessité de se préparer, à l’avenir, pour faire triompher toute la combativité et la solidarité qui s’expriment dans un tel combat.
NOTES DE BAS DE PAGE
[1] Ruth Winterton, Coal, Crisis, and Conflict : The 1984–85 Miners’ Strike in Yorkshire, Manchester University Press, 1989, p.64-69.
[2] Voir, notamment, Loretta Loach, « We’ll be right here to the end... and after : Women in the Miners’ Strike », in Huw Benyon (dir.), Digging Deeper : Issues in the Miners’ Strike, Londres, Verso Books, 1985, p.169-180.
[3] Voir, à ce sujet, Francis Beckett et David Hencke, Marching the Fault Line : The 1984 Miners’ Strike and the Death of Industrial Britain, Londres, Constable, 2009.
[4] Voir, notamment, Martin Adeney et John Lloyd, The Miners’ Strike 1984–5 : Loss Without Limit. Londres, Routledge, 1988, p.136-138.
[5] Voir notamment Francis Beckett et David Hencke, Marching to the Fault Line : The Miners’ Strike and the Battle for Industrial Britain, Londres, Brown Books, 2009, p.117.