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Gramsci, les affects et le national-populaire
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Gramsci, les affects et le national-populaire. Entretien avec Juan Dal Maso
La notion de « national-populaire » est mobilisée dans certains débats de la gauche radicale française pour défendre l’idée d’une unification des classes populaires autour de la nation. Entretien avec le marxiste argentin Juan Dal Maso, militant du PTS et auteur de plusieurs ouvrages sur Gramsci, sur cette notion et la conception gramscienne de l’hégémonie.
Marina Garrisi : Que signifie la notien de « national-populaire » chez Gramsci et pourquoi l’utilise-t-il ?
Juan Dal Maso : La notion de « national-populaire » regroupe différentes questions qui intéressent Gramsci : la formation d’une volonté collective de transformation révolutionnaire, le rapport entre les intellectuels et le peuple, le problème de la culture nationale. Il est important de noter que, contrairement à Trotsky par exemple, Gramsci est un auteur qui assigne au problème de l’identité nationale un rôle médiateur ou surdéterminant par rapport à la question de la classe. Pour Trotsky, par exemple, la classe ouvrière russe ne doit rien au passé russe, elle est un produit de classe du développement inégal et combiné du capitalisme à l’échelle internationale et s’inscrit directement dans une lutte internationaliste. Sans renoncer à la perspective internationaliste, Gramsci attache plus d’importance à la question de l’héritage culturel et politique national. Pour le dire de façon schématique, la transformation de la classe ouvrière en sujet révolutionnaire va de pair avec la construction d’une hégémonie qui reconfigure le peuple, ce dernier cessant dès lors d’être une abstraction, comme il l’est dans la politique bourgeoise, pour devenir un sujet actif. Or le peuple inclut la classe ouvrière mais est plus large qu’elle. Cette conception est liée à un certain parallélisme que Gramsci reprend à l’historien Albert Mathiez entre jacobinisme et bolchevisme.
Dans les Cahiers de prison, Gramsci envisage le jacobinisme comme le parti qui pousse la révolution à son maximum, qui réalisé l’unité de l’hégémonie et de la révolution permanente en forçant la bourgeoisie à se mettre à la tête du peuple et à dépasser son corporatisme premier. Le parallèle avec le bolchevisme est évident, malgré les différences qui s’imposent. C’est pourquoi la lecture de Giancarlo Schirru semble très plausible [1] lorsqu’il écrit que l’une des sources du terme gramscien « national-populaire » est soviétique, repris des premières années de la révolution, et que ce terme implique l’identité nationale, l’exercice de sa propre langue par chaque peuple et l’articulation plurinationale avec l’hégémonie de la classe ouvrière. En bref, la catégorie « national-populaire » implique une certaine relecture par le marxisme et la classe ouvrière de l’histoire du pays, de son héritage culturel, de ses traditions politiques révolutionnaires et populaires, mais n’entraîne pas nécessairement une revendication du national contre le point de vue de classe ou l’internationalisme.
Comprise dans cette acceptation « soviétique », la catégorie de « national-populaire » pourrait avoir, paradoxalement, une nouvelle actualité. La plurinationalité de la classe ouvrière dans les grands centres urbains du monde, produit des migrations internationales, rend plus difficile de penser le « national-populaire » avec une forte insistance sur le premier terme, comme on le fait habituellement. Si la classe ouvrière représente désormais la majorité du peuple, et que sa composition est beaucoup plus hétérogène du point de vue de l’origine nationale, alors le peuple ne peut pas être homogénéisé dans une seule identité nationale, ou plutôt, cette circonstance nous oblige à repenser l’identité nationale dans des conditions nouvelles où les dimensions nationales et internationales s’interpénètrent.
MG : Certains courants populistes, notamment latino-américain, se sont référés à cette catégorie de « national-populaire » : en quoi s’inscrivent ils ou non dans la continuité de la logique de l’hégémonie telle que l’envisageait Gramsci ?
JDM : Je pense que l’on peut distinguer ici un usage plus lâche et un usage plus spécifique. En termes généraux, les courants populistes ont utilisé la notion de « national et populaire », non pas en référence à Gramsci, mais comme un moyen de revendiquer des mouvements nationaux polyclassistes, basés sur le mouvement ouvrier et la paysannerie, mais avec des dirigeants bourgeois, soit en raison de leur origine de classe, soit en raison de leur programme et de leur stratégie. D’un point de vue plus spécifique, dans les débats gramsciens latino-américains, la catégorie de « national-populaire » a été une clé de réflexion pour poser la nécessité d’une gauche marxiste qui ne soit pas isolée des « mouvements nationaux » et la défense d’une stratégie de front populaire contre une autre basée sur la centralité de la classe ouvrière. Bref, une relecture qui a beaucoup en commun avec les opérations idéologiques de Togliatti (qui fait de Gramsci un précurseur de sa « voie italienne au socialisme » soit d’une combinaison entre social-démocratisme et populisme), mais qui souligne à juste titre l’importance de cette catégorie dans la réflexion de Gramsci.
D’un point de vue révolutionnaire, la catégorie de volonté collective nationale-populaire peut être pensée comme consubstantielle à celle d’hégémonie, pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’elle délimite le cadre dans lequel l’hégémonie s’exerce en premier lieu : le terrain national. Ensuite, parce qu’elle souligne l’importance de développer une force sociale et politique qui, sans abandonner la centralité d’une classe fondamentale (en l’occurrence, la classe ouvrière), parvient à articuler les intérêts et les demandes d’autres secteurs opprimés ou subalternes, et de ce point de vue, elle sauve la notion de « peuple » d’un point de vue marxiste. Enfin, parce qu’elle établit que les termes de la relation entre la théorie marxiste attribuée aux intellectuels et le sens commun attribué au peuple doivent être basés sur la considération qu’entre eux il y a une différence de degré et non de qualité, et en ce sens il propose un lien étroit entre les intellectuels et le peuple. Ces éléments peuvent être intégrés à une perspective marxiste centrée sur la lutte des classes.
MG : Pour Marx, « la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie, bien qu’elle ne soit pas, quant au fond, une lutte nationale, en revêt cependant tout d’abord la forme [2] » Quels sont les apports de Gramsci pour penser cette « forme » nationale que prend la lutte de classes ? Et comment aide-t-il à penser la question de l’internationalisme ? A quoi lui sert la catégorie de cosmopolitisme ?
JDM : Il me semble qu’il y a deux réflexions intéressantes et convergentes chez Gramsci mais qui indiquent deux problèmes différents. La première, c’est son refus d’une conception « mécanique » ou « abstraite » de l’identité nationale. Par exemple lorsqu’il critique la création de la langue italienne « par décret » sur la base de l’élévation du toscan au rang de langue nationale. La seconde, c’est l’idée qu’une classe internationale doit se « nationaliser », c’est-à-dire parvenir à diriger d’autres secteurs sociaux dont les perspectives ne sont pas nécessairement internationalistes ou cosmopolites, ce qui nécessite une compréhension de leur mode de pensée et de leurs traditions. Gramsci cherche ainsi à établir un rapport étroit entre internationalisme et politique nationale qui évite à la fois le nationalisme et l’internationalisme abstrait. Notons au passage que son adhésion tactique au « socialisme dans un seul pays » a directement influencé les lectures ultérieures qui l’ont présenté comme un « national-communiste » sans autre forme de procès, alors que sa pensée était beaucoup plus complexe et plus riche que cela. Gramsci pensait que le cosmopolitisme de la culture italienne était un problème pour la formation d’une culture nationale-populaire qui unifierait les intellectuels et les masses, mais il soulignait en même temps que le nationalisme (en particulier le nationalisme fasciste) était un corps étranger dans la tradition du peuple italien.
Pour ces raisons, il souligne que « le cosmopolitisme italien ne peut que devenir internationalisme » et que « la tradition italienne se perpétue dialectiquement dans les travailleurs et leurs intellectuels » puisque « c’est le peuple italien qui est “nationalement” le plus intéressé par l’internationalisme ». A l’heure des souverainismes divers, sa réflexion est stimulante. Elle ouvre la question de l’identité nationale à une vision beaucoup plus large, qui est celle de la citoyenneté mondiale, de l’internationalisme non seulement comme horizon de la lutte des classes mais comme quelque chose de plus large, qui a à voir avec l’insertion de la tradition nationale dans une réalité globale et la possibilité de traduire d’une langue à l’autre et de recréer ainsi un internationalisme concret en même temps qu’une tradition nationale qui reflète l’impact d’un monde internationalisé.
MG : Dans les débats en cours, la question des affects refait surface. Gramsci est un penseur qui accorde de l’importance à la question de la culture, du bon sens, de la conscience de classe et de la subjectivité du prolétariat... Peut-il aider à penser cette question des affects pour regagner les masses à un projet politique révolutionnaire ?
JDM : Il me semble évident que la politique a une dimension affective fondamentale, comme la politique de masse. Sans ça, il serait difficile de comprendre le poids qu’a eu le nationalisme au cours du XXe siècle en dépit de sa pauvreté conceptuelle, comme l’a souligné Perry Anderson dans un article récent.
Aujourd’hui, la dimension affective de la politique est saturée par l’émotivité superficielle de la communication politique : des discours faciles, apparemment de bon sens, très peu fondés et répétés ad nauseam, comme ceux diffusés par l’extrême droite. Dans la tradition marxiste, des auteurs comme Gramsci ou Mariátegui, influencés par le pionnier du syndicalisme révolutionnaire français Georges Sorel, ont souligné l’importance du mythe comme moteur de la mobilisation des masses. Chez Sorel, c’est le mythe de la grève générale, chez Mariátegui celui du communisme inca, chez Gramsci celui du Prince moderne.
Chez Gramsci, ce recours au mythe est lié à deux autres questions : le rapport entre sentiment et savoir, qui implique à son tour le rapport entre intellectuels et masses, et le rapport entre marxisme et sens commun, dont la différence est une différence de degré et non de qualité. En bref, une « imagination concrète », un mythe « constructif et pas seulement destructif » doit pouvoir articuler une dimension rationnelle et une dimension affective ou émotionnelle. Le problème, il me semble, ne réside pas dans la reconnaissance de la dimension affective en tant que telle, mais dans la manière de l’aborder. Le marxisme « sorélien » de Gramsci ou de Mariátegui a reconnu cette dimension d’une manière très particulière, non pas en idéalisant le peuple comme un sujet dont il faut célébrer les manifestations les plus irrationnelles, mais comme un sujet qui peut retravailler de manière critique les clichés du sens commun et faire partie d’une « philosophie de masse ».
Pour ce faire, la mobilisation et la lutte sont fondamentales, et cela implique aussi de promouvoir une conception du politique radicalement opposée à celle qui prévaut aujourd’hui, celle d’individus privés qui « participent » à la politique à travers les réseaux sociaux, mais qui ne mettent pas les pieds dans des initiatives de rue pour autant. En d’autres termes, pour ne pas tomber dans une sorte de revendication générique de l’irrationalisme des affects, il faudrait pouvoir articuler ces affects avec une hypothèse politique impliquant un « fantasme concret », un « mythe » qui ne soit pas simplement un mythe mais l’image d’une bataille dans laquelle les forces réellement existantes dans la société française se rassemblent pour opérer un changement révolutionnaire. Je ne me risquerai pas dire exactement comment cela doit se faire en France, mais je soupçonne qu’il faut se tourner vers la tradition révolutionnaire et de lutte des classes du pays (jacobinisme, 1848, Commune de Paris, Juin 36, Mai 68, Gilets jaunes), plutôt que vers les idées des périodes de stabilisation (républicanisme, unité nationale, souveraineté).
MG : En France, parvenir à surmonter la division entre les classes populaires urbaines et périurbaines est un problème stratégie majeur. Comment Gramsci pose la question de l’hégémonie et est-ce qu’il offre selon toi des outils pour aider à le penser ?
JDM : En un sens, ce qui est vrai pour la France l’est aussi pour bien d’autres pays. La situation actuelle de la classe ouvrière est paradoxale. Du point de vue du statut de classe, il y a plus de prolétaires aujourd’hui qu’à l’époque de Marx et qu’au cours du XXe siècle. Le monde d’aujourd’hui est beaucoup plus urbain que le monde dans lequel les grandes révolutions du siècle passé ont eu lieu. Toutefois, du point de vue de son identité, de son unité interne et de son organisation, le prolétariat est très fragmenté. Lorsque Gramsci réfléchissait à la question de l’hégémonie dans les années 1920 et 1930, il était beaucoup plus clair que la classe ouvrière était un secteur social particulier, avec des intérêts définis, des formes d’organisation spécifiques et la capacité d’unir le reste des secteurs opprimés afin de développer une lutte révolutionnaire contre le capitalisme. Aujourd’hui, après des décennies de crise de la classe ouvrière en tant que sujet politique (au-delà de sa persistance en tant que sujet social) et dans des conditions de plus grande fragmentation interne, la question de l’hégémonie envers d’autres secteurs sociaux apparaît beaucoup plus étroitement liée à la question de l’unité de la classe ouvrière. Ce que je veux dire, c’est que les politiques visant à lier les luttes des travailleurs aux luttes écologistes, féministes, antiracistes et démocratiques ne servent pas seulement à unir autour de la classe ouvrière les mouvements sociaux organisés autour de revendications spécifiques qui sont perçues comme distinctes de la question de classe, mais aussi à unir les différents secteurs de la classe ouvrière qui, en raison de leur condition sociale, font partie de la classe mais ne s’identifient pas nécessairement en termes de lutte et de politique comme faisant partie de la classe, d’autres revendications ou identités ayant la priorité. C’est pourquoi les positions économistes selon lesquelles les travailleurs doivent lutter pour le « pain et le beurre » mais pas contre le racisme ou que la gauche doit assumer des discours nationalistes me semblent extrêmement inefficaces pour rétablir la question de classe. Cette tâche ne peut être accomplie qu’en reconnaissant la complexité de la situation actuelle de la classe ouvrière et en mobilisant toutes les ressources théoriques et politiques de la tradition marxiste dans un militantisme articulé à partir de la base, sur les lieux de travail et dans les quartiers ouvriers.
NOTES DE BAS DE PAGE
[1] Giancarlo Schirru, « Nazionalpopolare » in Pensare la politica. Scritti per Giuseppe Vacca a cura di Francesco Giasi, Roberto Gualtieri e Silvio Pons, Roma, Carocci editore, 2009, p. 239-253. Disponible sur www.academia.edu.
[2] Karl Marx, Manifeste du parti communiste, Paris, Les éditions sociales, p. 66