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Les coordonnées d’une nouvelle période dans la situation mondiale
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Les coordonnées d'une nouvelle période dans la situation mondiale
Guerres douanières, guerres tarifaires, guerres tout court. L’élection de Trump vient percuter un contexte international déjà bien chamboulé. L’analyse de la situation internationale du PTS d’Argentine pour son XXème Congrès, qui se tient dans les prochaines semaines.
Nous sommes au début du second mandat de Donald Trump dont les décisions ont provoqué des changements rapides dans la situation internationale, déclenchant des processus importants — comme les négociations pour mettre fin aux guerres en Ukraine et au Proche-Orient — dont les conséquences à long terme restent encore à déterminer. Dans cette conjoncture instable, qui nous obligera probablement à actualiser l’analyse avant le congrès, nous présentons des hypothèses sur les scénarios possibles à la lumière des tendances structurelles de la nouvelle période.
De « l’ordre libéral » au retour aux « sphères d’influence »
L’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche a fait l’effet d’un ouragan dans la situation internationale, marquée par une aggravation des tensions géopolitiques et des menaces de guerres commerciales. La tactique trumpiste consiste à utiliser le chaos comme méthode et à toujours laisser planer le doute sur la nature de ses propositions les plus disruptives (comme le nettoyage ethnique de Gaza pour en faire un complexe touristique privé) mais qu’il s’agisse de coups de bluffs ou de véritables décisions, elles ajoutent une bonne dose d’incertitude politique et économique à la confusion générale.
En politique étrangère, Trump semble adhérer à la célèbre « théorie du fou » (« madman theory ») de Richard Nixon, selon laquelle apparaître comme un leader irrationnel et imprévisible, capable de tout, procurerait un avantage dans les négociations et dissuaderait les ennemis des États-Unis de les provoquer. Rappelons que la manœuvre de Nixon avait ses limites : les rapports de force réels s’imposèrent finalement, la Maison-Blanche négocia un accord stratégique avec la Chine et se retira du Vietnam. Bien que les États-Unis ne se trouvent pas aujourd’hui dans une crise comparable à celle de la guerre du Vietnam, on peut s’attendre à ce que, dans les conditions de l’après-crise de 2008, Trump obtienne certains bénéfices à court terme en adoptant une attitude brutale, mais que tout ceci ne suffise probablement pas à occulter (et encore moins renverser) le déclin hégémonique de l’impérialisme étatsunien.
Le tournant copernicien des États-Unis impulsé par Trump dans la guerre en Ukraine — passant d’allié de Zelensky à négociateur de la paix avec Poutine — a ouvert une sorte de « conjoncture stratégique », où le court terme s’articule aux déterminations structurelles de la nouvelle période. Celle-ci a été ouverte par l’épuisement de l’ordre libéral dirigé depuis Washington, et de sa version néolibérale relancée après la Guerre froide, qui avait dominé ces huit dernières décennies.
La crise capitaliste de 2008 marque l’épuisement de l’hégémonie néolibérale et de ses trois piliers : moment unipolaire américain, hyper-globalisation (libre-échange) et extension de la démocratie libérale. Depuis s’est ouverte une nouvelle étape où se réactualisent les tendances profondes de l’époque impérialiste caractérisée par des guerres, des crises et des affrontements entre révolution et contre-révolution.
Le second mandat de Donald Trump — et plus généralement, la montée de diverses variantes de l’extrême droite — ne sont pas les causes mais plutôt les « symptômes morbides » de cette nouvelle situation.
Cette période se caractérise par des coordonnées structurelles nouvelles : le déclin hégémonique des États-Unis ainsi que l’émergence de la Chine comme puissance concurrente, qui est entrée dans une alliance avec la Russie, de laquelle se sont progressivement rapprochés d’autres pays en conflit avec l’Occident (Iran, Corée du Nord, Venezuela). À cela s’ajoute l’apparition de puissances intermédiaires comme la Turquie, l’Indonésie et d’autres représentants du « Sud Global », qui ont des capacités variables pour influencer les dynamiques régionales selon leurs intérêts.
La présidence Biden, loin d’un « retour à la normale » après le premier mandat de Trump, fut une tentative ratée de restaurer l’ancien ordre libéral et de rétablir le leadership américain en utilisant et en pilotant le système d’alliances occidentales (l’Europe, l’OTAN et les alliés asiatiques des États-Unis comme le Japon, l’Australie, la Corée du Sud).
Trump propose une autre stratégie pour surmonter la crise de l’impérialisme américain. D’une part, un tournant bonapartiste sur la scène politique intérieure, qui s’appuie sur une alliance avec les grands milliardaires comme Elon Musk. D’autre part, une réorientation néo-réaliste de la politique étrangère des États-Unis, qui n’est plus guidée par l’ambition de diriger un ordre mondial mais par l’intérêt national impérialiste, qui se concentre de plus en plus sur le contrôle de « sphères d’influence », typiques de l’impérialisme classique.
Les deux slogans clés de la campagne de Trump — MAGA (« Rendre sa grandeur à l’Amérique ») et « America First », avec sa variante reaganienne de la « paix par la force » — prennent désormais des significations concrètes. Il ne s’agit pas d’un retour à l’isolationnisme traditionnel, ni d’un protectionnisme solide impliquant un repli derrière les frontières nationales. Le sens est plutôt de ne pas engager l’impérialisme américain dans des guerres où ses intérêts directs ne sont pas en jeu, de réaffirmer sa domination sur l’« hémisphère occidental » (« les Amériques »), compris comme une « sphère d’influence », et de concentrer ses ressources (militaires, géopolitiques, économiques) sur l’endiguement de la Chine, défi stratégique majeur au regard de l’affaiblissement du leadership américain.
Cette réorientation éclaire la rhétorique impérialiste agressive de Trump (s’approprier le Groenland, reprendre le canal de Panama, annexer le Canada) qui fait référence à la Doctrine Monroe et à la présidence de William McKinley, caractérisée par le protectionnisme et l’expansion territoriale des États-Unis (Porto Rico, Philippines, etc.). La grande différence tient cependant à ce que l’expansion impérialiste de McKinley (qui, soit dit au passage, finit assassiné par un anarchiste) coïncidait avec la montée en puissance des États-Unis, alors que les menaces de Trump attestent plutôt des limites actuelles de la puissance américaine dans un contexte de déclin.
À en juger par les premières décisions prises par la Maison-Blanche, Trump continuera à pratiquer une forme de « diplomatie transactionnelle », soutenue par le pouvoir dissuasif de l’armée. Cela implique de privilégier des accords bilatéraux, d’utiliser des taxes et des barrières douanières comme des outils pour obtenir des concessions, notamment de la part des alliés dépendants des États-Unis (Canada, Mexique, Europe), et de tenir à distance ennemis et rivaux. Parallèlement, Trump veut réorienter les dépenses militaires vers l’armement, pour doter l’armée d’équipements modernes, mobiles et nucléaires, ainsi que pour renforcer la capacité de riposte du Pentagone, mise à mal par l’assistance, en parallèle, à l’Ukraine et à Israël.
Avec cette politique, Trump espère conclure des accords partiels capables de résoudre ou, au minimum, de geler des conflits au Proche-Orient et en Ukraine notamment, des conflits qui épuisent les ressources américaines et risquent d’entraîner les États-Unis dans une guerre entre puissances nucléaires. Même si cela réussit, cette nouvelle « architecture » du pouvoir mondial restera instable et provisoire.
Comme l’indiquent plusieurs analystes, le « transactionnalisme » est par nature précaire (les accords se font et se défont) et ne peut servir de « grande stratégie » au contraire de la politique d’« endiguement » (containment) vis-à-vis de l’Union soviétique pendant la Guerre froide. Dans une perspective plus large, cette structuration des relations interétatiques, privée de la force d’ordination des États-Unis, attise les rivalités entre puissances. Elle est également propice au « militarisme préparatoire », car elle ne se fonde sur aucun événement décisif — comme le furent la Seconde Guerre mondiale ou la fin de la Guerre froide — qui aurait tranché le rapport de forces et la distribution du pouvoir pour toute une période historique.
En ce sens, la définition selon laquelle un interrègne dangereux s’est ouvert, bien que nous ne soyons pas au début d’une « Troisième Guerre mondiale », demeure valable. Cet interrègne est caractérisé par des éléments qui évoquent une situation « pré-1914 » où, comme le formule l’historien Christopher Clark, les principaux acteurs semblaient avancer comme des « somnambules » vers un conflit d’ampleur mondial. Quand Trump a accusé Zelensky de « jouer à la Troisième Guerre mondiale », il faisait référence à la dynamique d’escalade de la guerre en Ukraine, marquée par une implication toujours plus directe de l’OTAN — et des États-Unis — aux côtés de l’Ukraine.
Les « dividendes de la paix », remis à l’ordre du jour par George Bush (père) et Margaret Thatcher à la fin de la Guerre froide, sont épuisés. Cela ne signifie pas que nous soyons engagés sur une trajectoire rectiligne qui conduirait nécessairement à une nouvelle guerre mondiale, notamment parce que les « degrés de somnambulisme » varient en fonction des orientations plus ou moins belliqueuses des gouvernements impérialistes, en particulier de celle des États-Unis. Toutefois, la dégradation de l’ordre libéral et de la capacité (et de la volonté) américaine à jouer le rôle de « gendarme mondial » rend l’apparition de conflits armés d’envergure variable beaucoup plus probable. Ces conflits, comme ceux de l’Ukraine ou du Proche-Orient, pourraient dégénérer et contraindre les grandes puissances à s’y impliquer.
Les éléments qui rapprochent cette situation d’une configuration « pré-1914 » tiennent à la crise du leadership impérialiste, l’émergence de puissances concurrentes (Chine), le retour des rivalités entre grandes puissances et le saut qualitatif dans le militarisme, notamment avec le réarmement préparatoire des puissances européennes. Mais il existe également des éléments qui invitent à nuancer cette analogie à l’instar de l’internationalisation et la dépendance accrues du capital aux chaînes globales de valeur, une structure établie durant les décennies d’hyperglobalisation. Bien que cette globalisation soit actuellement en recul et en cours de reconfiguration avec un recentrement à l’échelle régionale (nearshoring) et de « derisking » géopolitique (friendshoring) sur fond de tendances protectionnistes, nous ne sommes pas dans une situation d’effondrement du commerce mondial similaire à celle des années 1930. Un autre élément important est qu’à la différence du début du XXᵉ siècle, les puissances actuelles disposent d’armes nucléaires, ce qui signifie que même dans des guerres conventionnelles (comme la guerre en Ukraine), elles jouent avec le danger d’une destruction mutuelle. Enfin, le facteur décisif reste celui de la lutte des classes, c’est-à-dire la possibilité, comme l’affirmait Trotsky dans les années 1930, que la victoire d’une révolution ouvrière (comme l’Espagne à l’époque) interrompe la marche vers la guerre.
La guerre en Ukraine et les limites de la Pax Trumpiana
Le changement radical de la position des États-Unis dans la guerre en Ukraine est l’événement le plus important des premières semaines de l’administration Trump. Ce conflit armé, le premier d’une telle ampleur au cœur de l’Europe depuis la Seconde Guerre mondiale, a accéléré la formation de blocs rivaux : d’un côté « l’Occident » / OTAN, derrière l’Ukraine, sous la direction des États-Unis, et, de l’autre, une alliance en construction entre la Russie et la Chine, qui agit comme un pôle d’attraction alternatif pour des pays isolés comme l’Iran et la Corée du Nord.
Les États-Unis ont opéré un virage à 180 degrés. Sous Biden, ils armaient l’Ukraine et menaient les alliés de l’OTAN dans une guerre par procuration pour affaiblir la Russie. Aujourd’hui, avec Trump, ils négocient directement un cessez-le-feu avec Vladimir Poutine, laissant de côté leurs anciens alliés : les puissances européennes et Zelensky lui-même. Le message de Trump est clair : soit Zelensky et ses soutiens européens acceptent les conditions du cessez-le-feu négocié avec Poutine, soit les États-Unis se retirent, laissant le soutien à l’Ukraine à la charge des Européens qui n’en n’ont pas les moyens.
Les négociations ne font que commencer. Bien que les détails de la première rencontre entre la Russie et les États-Unis à Riyad – que certains ont qualifiée, à juste titre, de « mini Yalta » – ne soient pas encore connus, tout accord « réaliste » supposerait que l’Ukraine reconnaisse sa défaite. Cela impliquerait, au minimum, d’accepter la perte de 20 % de son territoire occupé par la Russie (les quatre oblasts du Donbass ainsi que la Crimée), et de se déclarer neutre, c’est-à-dire renoncer à son aspiration à intégrer l’OTAN (et l’UE). Par ailleurs, Poutine a laissé entendre en posant ses conditions, qu’il exigeait la tenue d’élections en Ukraine, ce qui signifierait le remplacement de Zelensky par un gouvernement plus favorable au Kremlin.
En plus de cela, Trump exige que Zelensky signe un accord pour l’exploitation des minéraux et des terres rares, grâce auquel les États-Unis se réserveraient la moitié de ces ressources, en guise de compensation pour l’aide militaire fournie. Il faut rappeler que c’est Zelensky lui-même qui avait initialement proposé à Trump cette transaction presque coloniale, espérant en échange obtenir des garanties de sécurité de la part des États-Unis – ce qui, manifestement, ne se produira pas.
La position de l’Ukraine s’est considérablement détériorée après le fiasco de la réunion entre Zelensky, Trump et le vice-président J. D. Vance, fin février, qui s’est transformée en une séance d’humiliation impérialiste diffusée en direct devant le monde entier. Zelensky est reparti du Bureau ovale humilié et les mains vides. Les États-Unis ont mis leurs menaces à exécution en suspendant l’aide militaire et la collaboration en matière de renseignement avec Kiev, poussant le gouvernement ukrainien au bord de l’effondrement. Mais, comme on l’a vu par la suite avec le début des négociations entre les États-Unis et les représentants du gouvernement ukrainien, ce spectacle d’intimidation impérialiste visait davantage à exercer une pression in extremis sur le président ukrainien – mais aussi sur l’Europe – qu’à marquer une rupture définitive. Zelensky a besoin que l’aide militaire américaine reprenne, même partiellement, pour ne pas se retrouver totalement exposé face à la Russie pendant les négociations autour du cessez-le-feu. De son côté, Trump a besoin que Zelensky capitule, le plus tôt sera le mieux, afin d’endosser seul le rôle de « pacificateur » en tant que leader de la puissance impérialiste la plus puissante.
Bien que la Russie subisse elle aussi les effets de trois années de guerre, le temps joue en faveur de Poutine. Avant d’accepter un cessez-le-feu, il cherchera probablement à consolider, voire à étendre ses gains territoriaux, tout en s’assurant que les conditions qui servent de « lignes rouges » au Kremlin soient respectées. Poutine exige ainsi : la neutralité de l’Ukraine, ce qui inclut la démilitarisation de l’État ukrainien, la création d’une zone tampon et l’assurance qu’aucune troupe de l’OTAN ne sera déployée.
Le coup de force de Trump consiste à prendre ses distances de la défaite de l’Ukraine, et indirectement de l’OTAN et des puissances européennes. Dans le pire des cas, il veut que l’on se souvienne de cette défaite comme celle du gouvernement de Biden et non comme celle des États-Unis. Mais les faits pourraient démentir cette rhétorique. Trump est confronté à la contradiction suivante : pour mettre fin à la guerre, il doit accepter une grande partie des exigences de Poutine, tout en évitant que la Russie ne revendique une victoire éclatante, ce qui renforcerait objectivement la position du bloc adverse, en particulier celle de la Chine.
Le cessez-le-feu est encore en cours de négociation, et son évolution exercera une influence, à court et à long terme, sur la dynamique de la situation internationale. Pour l’instant, on ne peut qu’envisager plusieurs hypothèses.
Ce qui ne fait aucun doute, c’est l’Ukraine est condamnée au pillage : un pillage que se disputent, aujourd’hui, les États-Unis et la Russie, les puissances européennes qui réclament également, jusqu’à présent avec peu de succès, leur part du butin. La catastrophe de la guerre prolongée de Zelensky et de l’OTAN, qui a laissé le pays en ruines, est susceptible de déclencher des conflits politico-militaires en Ukraine même.
Aux États-Unis, bien qu’un réalignement des forces au pouvoir autour de Trump soit en cours, l’establishment reste divisé. L’aile « interventionniste » (et la plus belliciste), qui rassemble à la fois des libéraux démocrates et des néoconservateurs, accuse Trump d’avoir « trahi l’Ukraine ». Ils craignent que les concessions inévitables faites à Poutine n’affaiblissent la position de l’impérialisme américain en Eurasie. Plus généralement, ils redoutent qu’en achetant la « paix » à un tel prix, l’accord soit perçu comme un échec des États-Unis par les ennemis de l’Occident, à commencer par la Chine.
Le camp « réaliste », quant à lui, soutient qu’il est encore possible de revenir à la stratégie du premier mandat de Trump et d’utiliser les négociations avec Poutine pour séparer la Russie de la Chine. Il s’agirait d’une sorte d’accord à la Nixon, mais à l’envers, où la Russie, qui est aujourd’hui la puissance la plus faible, remplacerait la Chine d’alors. Il s’agirait d’un changement profond, car cela impliquerait d’abandonner la politique d’hostilité envers la Russie, en vigueur depuis le premier mandat de Clinton, avec l’expansion de l’OTAN comme principal outil, une stratégie proposée à l’époque par le conseiller à la sécurité nationale Zbigniew Brzezinski.
Il n’est pas certain qu’il existe une orientation stratégique de long terme derrière la politique de Trump, mais si c’était le cas, il est peu probable qu’un simple accord de cessez-le-feu avec Poutine suffise à séparer la Russie de la Chine. Bien que cela puisse réduire l’intensité de leur collaboration – malgré une histoire marquée par des tensions mutuelles –, des raisons à court et à long terme rendent ce résultat improbable. À court terme, si Trump perd les élections, Poutine n’a aucune garantie que les États-Unis ne reviendront pas à une politique d’immixtion dans sa zone d’influence. À long terme, les tendances objectives favorisent plutôt un rapprochement entre ces deux puissances « révisionnistes » que sont la Chine et la Russie.
Le saut historique du militarisme européen
L’offensive de Trump contre Zelensky pour le forcer à capituler face à Poutine a mis à nu non seulement la fracture des anciennes alliances entre les puissances occidentales, mais surtout la crise et l’impuissance de l’Union européenne. Les conséquences de la guerre en Ukraine ont été désastreuses pour l’Europe, en particulier pour l’Allemagne. L’impérialisme allemand qui s’était imposé comme un leader du projet européen s’est soumis au leadership des États-Unis en sacrifiant ses propres intérêts –renonçant notamment à l’énergie russe bon marché, essentielle à son modèle économique. L’attaque humiliante contre le gazoduc Nord Stream II est l’illustration parfaite de ce résultat catastrophique.
Étant donné leur dépendance militaire vis-à-vis des États-Unis, les puissances européennes n’ont pas les moyens de mettre en place une politique indépendante pour soutenir l’Ukraine, ni de pousser Trump à modifier l’essentiel de sa stratégie, à savoir négocier avec Poutine sur la base de la défaite ukrainienne, même s’il pourrait consentir à quelques concessions mineures. Les puissances européennes sont encore moins capables de maintenir à elles seules la structure de l’OTAN dans le cas – peu probable – où Trump déciderait non seulement de réduire son engagement, mais de se retirer complètement de l’alliance militaire atlantique.
Le plan alternatif présenté au président étasunien par le Premier ministre britannique Keir Starmer et par Emmanuel Macron a de fortes chances d’échouer, car leur « coalition des volontaires » repose sur l’idée que les pays européens déploieraient des troupes sur le sol ukrainien, tout en comptant sur les États-Unis pour garantir, en dernière instance, la sécurité de l’Ukraine dans un éventuel scénario d’après-guerre. Or, pour l’instant, c’est une ligne rouge pour Trump.
Cette crise a eu pour principale conséquence de provoquer un tournant saisissant dans le militarisme des gouvernements impérialistes européens, un virage qui avait déjà commencé avec la guerre en Ukraine mais qui s’est intensifié à une échelle sans précédent. Au prétexte d’atteindre une « souveraineté stratégique » européenne, de « défendre l’Ukraine » et d’empêcher une invasion fantasmée du continent par « l’impérialisme russe » et le « nazisme de Poutine », les puissances européennes se préparent à s’engager dans une politique de rapine impérialiste, avec le soutien enthousiaste des sociaux-démocrates, des conservateurs, des écologistes, des « atlantistes » et des souverainistes de droite.
La Commission européenne (à l’exception du président hongrois, le « trumpiste » Viktor Orbán) a approuvé le plan « Réarmer l’Europe », d’une valeur de 800 milliards d’euros. Ce plan exclut les dépenses militaires des États européens du plafond de 3 % du PIB qui limite le déficit public, conformément au Pacte de stabilité et de croissance. Il prévoit, entre autres, également des emprunts collectifs pouvant atteindre 150 milliards d’euros pour les investissements militaires ainsi que l’ouverture du secteur militaire aux investissements privés.
En Allemagne, la future coalition gouvernementale entre les conservateurs (CDU) et les sociaux-démocrates (SPD), dirigée par Friedrich Merz, a annoncé un plan de réarmement monumental – « la défense, quoi qu’il en coûte » –, impliquant de modifier la Constitution pour lever le frein à l’endettement et allouer des fonds colossaux d’environ 900 milliards d’euros à la défense et aux infrastructures.
Mais l’unité affichée par l’Europe est circonstancielle, et tôt ou tard, les lignes de fracture qui se sont manifestées pendant la guerre en Ukraine resurgiront. Aujourd’hui, le Royaume-Uni – qui a pourtant quitté l’Union européenne avec le Brexit – et la France sont les deux puissances nucléaires du Vieux Continent. Par conséquent, l’Allemagne, qui dirige avec la France le bloc européen, devrait se placer sous le parapluie nucléaire de ces deux puissances.
Selon les premiers sondages, l’opinion publique soutient majoritairement le réarmement, bien que des franges minoritaires mais significatives de la population s’y opposent. Tel qu’il a été présenté par les dirigeants européens et vendu par les propagandistes « de gauche » du militarisme, l’adhésion d’une partie de la population tient davantage d’une position politique anti-Trump que d’un bellicisme généralisé. Ce tournant historique dans la course aux armements sera financé par des attaques contre les acquis sociaux et la liquidation de ce qui reste encore des État-providences européens. Il impliquera également des restrictions des droits démocratiques et la mise en place de mesures réclamées par les extrêmes droites du continent, comme le rétablissement du service militaire obligatoire dans certains pays. Mais l’adoption de telles mesures pourrait également relancer les luttes anti-austéritaires ainsi que les mouvements anti-guerre.
Les contradictions du plan pour la stabilisation réactionnaire du Proche et Moyen-Orient
En parallèle de la guerre en Ukraine, l’autre priorité de la politique étrangère de Trump est de mettre fin à la guerre à Gaza et de désamorcer la dynamique de guerre régionale, susceptible d’entraîner les États-Unis dans un conflit éventuel entre Israël et l’Iran.
Le président américain a joué un rôle clé dans les négociations pour le cessez-le-feu entre Israël et le Hamas, entré en vigueur un jour avant son investiture. L’échange des otages israéliens contre des prisonniers palestiniens se poursuit, malgré les tensions, et l’objectif est de passer à la seconde phase de l’accord qui aborde des questions beaucoup plus complexes, comme l’avenir de Gaza.
Le conflit de Gaza est précisément l’endroit où la « théorie du fou », défendue par Trump dans le cadre de sa politique étrangère, semble avoir produit son effet. Tout comme il a soutenu les négociations, Trump a reçu Netanyahou à la Maison Blanche. Il a alors déclaré que son objectif était de mener un nettoyage ethnique à Gaza afin que les Etats-Unis prennent contrôle du territoire et y réalisent un vaste projet immobilier. Alors qu’il menace le Hamas « d’ouvrir les portes de l’enfer » à Gaza, il négocie en même temps avec le mouvement la libération d’un otage américain.
La menace de déplacer les Palestiniens vers l’Égypte et la Jordanie a été interprétée par les colons sionistes et le gouvernement de Netanyahou comme un feu vert pour élargir leur offensive en Cisjordanie. Les menaces de Trump mettent sous pression les gouvernements arabes impliqués dans les négociations, notamment l’Égypte et le Qatar, qui ont présenté leur propre plan de financement pour la reconstruction de Gaza, approuvé par la Ligue arabe.
Le cessez-le-feu constitue un échec pour Netanyahou qui avait fixé pour objectifs de guerre « d’anéantir le Hamas » et de récupérer les otages par la force. Toutefois, cet accord reste fragile et ne marque en aucun cas la fin de la guerre ni celle de l’oppression coloniale du peuple palestinien. Bien que l’État d’Israël ait obtenu des succès tactiques – en affaiblissant le Hamas et le Hezbollah, et par ce biais, l’Iran – le Hamas conserve encore des forces armées opérationnelles et une organisation structurée. Face à cette situation contradictoire, Netanyahou ne peut accepter que le Hamas continue de gouverner Gaza, mais il est aussi incapable de relancer une offensive génocidaire sans condamner à mort les otages israéliens toujours aux mains des organisations palestiniennes. Malgré le virage à droite de la société israélienne, une majorité de la population soutient le cessez-le-feu et les négociations pour la libération de tous les otages.
La politique de Trump continue de s’inscrire dans le cadre fixé par les Accords d’Abraham, impulsés lors de son premier mandat : la « normalisation » des relations des pays arabes, en particulier l’Arabie Saoudite, avec l’État d’Israël, dans le but d’isoler l’Iran au niveau régional. Les intérêts de Trump sont géopolitiques, militaires et économiques, notamment parce que la baisse du prix du pétrole est l’un des piliers de son plan pour réduire l’inflation aux États-Unis.
La version initiale des Accords d’Abraham laissait la question palestinienne complètement en dehors des négociations sur la « normalisation ». Les actions du Hamas du 7 octobre 2023 et la guerre génocidaire menée par Netanyahou à Gaza, avec la complicité des États-Unis et des puissances impérialistes européennes, ont rendu impossible pour la monarchie saoudienne de signer ces accords sans prendre en compte la question palestinienne. Elle a donc posé comme condition la réalisation, même sous une forme dégradée, d’une solution à « deux États ». Dans ces négociations difficiles, les gouvernements arabes jouent un rôle central en exerçant des pressions sur le Hamas pour qu’il accepte de céder ou de faire profil bas à Gaza. Les scénarios restent ouverts. Les alliés de la coalition d’extrême droite de Netanyahou sont galvanisés par le discours brutal de Trump et, bien que l’objectif réaliste de la Maison Blanche semble être de parvenir à un cessez-le-feu aussi réactionnaire que possible, la guerre pourrait reprendre à Gaza ou s’intensifier en Cisjordanie. Sans cesser de brandir la « solution finale » du nettoyage ethnique des territoires palestiniens, le véritable programme de la coalition menée par Netanyahou trouve un écho favorable dans les propositions de Trump.
La pression impérialiste sur l’Amérique latine
La politique de Trump consistant à réaffirmer la domination nord-américaine dans « l’hémisphère occidental », en l’occurrence sur les Amériques et la Caraïbe, implique une offensive contre l’Amérique latine où la Chine s’est imposée comme le premier ou le deuxième partenaire commercial de plusieurs des principaux pays de la région.
Bien que la politique de la Maison-Blanche envers cette région soit encore erratique, elle reste cohérente avec l’orientation générale de la politique étrangère de Trump qui combine les menaces, les sanctions et les attaques douanières pour obtenir des concessions et négocier de meilleurs accords commerciaux. Les attaques trumpistes contre le gouvernement de Gustavo Petro en Colombie constituent un exemple de cette tactique : après avoir refusé d’accueillir des Colombiens expulsés des États-Unis à bord d’avions militaires, Petro a été pris pour cible par Trump. Le Mexique et le Panama sont particulièrement ciblés par l’administration républicaine. La question migratoire est l’un des éléments clés de la politique de Trump qui, associée à la renégociation de l’accord commercial AEUMC (ou T-MEC), met sous tension maximale les relations avec le Mexique, appelé à jouer le rôle d’un « bouchon » destiné à contenir les vagues migratoires vers les États-Unis, un rôle semblable à celui que l’Union européenne a donné à la Turquie. Un autre foyer de tensions est le Venezuela, où la droite espérait renverser Maduro grâce à l’appui de ses alliés à la Maison Blanche. Ce scénario ne s’est pas réalisé jusqu’à présent. Les sanctions et les menaces se succèdent sans cohérence apparente, mais Trump semble vouloir éviter de reproduire le fiasco du coup d’État raté de Guaidó, défendu par les faucons républicains lors de son premier mandat. De son côté, Maduro a choisi de négocier, en mettant sur la table la question des concessions pétrolières.
Politiquement, l’arrivée de Trump a enhardi les extrêmes droites dans une région où, pour le moment, les gouvernements favorables à Trump restent minoritaires. L’Amérique latine est, pour l’heure, davantage gouvernée par des exécutifs de « centre-gauche » ou de centre-droit (non trumpistes), bien que dans un contexte globalement instable.
Parmi les trois principaux pays de la région, seule l’Argentine, avec Milei, s’est inconditionnellement alignée sur Trump, tandis que le Brésil et le Mexique s’opposent globalement au trumpisme.
Cela explique l’importance pour Trump d’avoir un laquais tel que Milei, qui agit comme la tête de pont de l’impérialisme étatsunien en Amérique latine et demeure l’un des invités préférés des forums de l’internationale réactionnaire. La politique de Milei a tout d’une répétition exacerbée de la politique du ménémisme qui défendait la ligne des « rapports charnels » de l’Argentine avec les Etats-Unis sur le principe d’un alignement servile et inconditionnel sur Washington et Israël.
C’est pourquoi le président américain, en plus de flatter l’ego de Milei en le couvrant d’éloges, en lui faisant l’accolade et en lui accordant des selfies, joue le rôle de facilitateur auprès du FMI pour permettre à Milei d’obtenir un nouvel emprunt qui permettrait à son gouvernement de poursuivre sa politique économique et d’essayer de remporter les élections législatives d’octobre prochain. Cependant, l’affinité politico-idéologique et le servilisme de Milei n’ont pas suffi à empêcher l’Argentine de devenir victime de la politique protectionniste de Trump, qui a imposé des droits de douane sur l’aluminium et l’acier argentins. Mauricio Macri avait connu une situation semblable : il avait obtenu grâce à Trump un prêt massif destiné à lui permettre de gagner les élections, mais, confronté à une fuite massive de capitaux en 2018, il avait perdu la présidence.
De manière plus générale, la politique protectionniste américaine, notamment si elle conduit à un renforcement du dollar, aura un impact objectivement négatif sur les économies émergentes dans leur ensemble, notamment sur les pays très endettés en dollars, comme l’Argentine.
Guerres commerciales et volatilité économique
En plus de ces bouleversements géopolitiques, Trump met en place, sans distinguer ses alliés de ses ennemis, une série de mesures punitives sur les importations provenant aussi bien de l’AEUMC (Canada et Mexique) que de l’Union européenne et de la Chine qui ont, en réponse, relevés leurs tarifs douaniers sur les biens importés des États-Unis.
La guerre commerciale, notamment avec la Chine, reste à des niveaux encore maîtrisés, laissant encore une marge avant une possible escalade. En réponse à la hausse des droits de douane sur les produits chinois, le gouvernement de Xi Jinping a imposé des taxes modérées de 15 % sur les importations agricoles et les produits des exploitants agricoles étatsuniens, qui constituent une partie importante de la base électorale de Trump, ainsi que contre certaines entreprises stratégiques.
L’Union européenne est également entrée dans la spirale des taxes punitives. Face aux droits de douane imposés par Trump sur l’acier, l’aluminium et les produits dérivés, l’UE a riposté avec des taxes, jusqu’à 50 %, sur des biens emblématiques, tels que les motos Harley-Davidson et le bourbon. Le président étatsunien a surenchéri en imposant à 200 % les alcools européens, notamment le vin et le champagne.
L’utilisation des barrières douanières semble avoir un double objectif : sur le plan intérieur, elle sert à soutenir le programme protectionniste et de « réindustrialisation » cher à Trump, tout en compensant les pertes fiscales dues aux baisses d’impôts pour les plus riches, dans un contexte général d’augmentation de la dette publique et du déficit budgétaire. En politique étrangère, ces restrictions d’accès au marché américain constituent l’arme privilégiée de la « diplomatie transactionnelle » de Trump qui cherche, par ce moyen, à obtenir des concessions commerciales et/ou politiques. Pour cette raison, les barrières douanières ne font aucune distinction claire entre amis et ennemis et restent soumises à l’arbitraire présidentiel. Un jour, elles peuvent viser le Mexique et le Canada au prétexte d’endiguer le trafic de fentanyl et l’immigration illégale avant d’être suspendues le lendemain, sans que ces questions ne soient pour autant réglées.
Comme dans d’autres domaines, ce double objectif reflète les contradictions entre l’agenda et l’idiosyncrasie des différentes factions qui cohabitent difficilement au sein de l’administration républicaine : pour l’aile protectionniste – Peter Navarro et ses alliés – la priorité est « d’acheter américain ». Tandis que pour les transactionnalistes, il s’agit avant tout d’un instrument de négociation. Dans le discours trumpiste, ces deux approches sont tour à tour invoquées selon les circonstances tandis que le président insiste parfois sur la nécessité d’accepter de petits sacrifices, comme une hausse de l’inflation, afin de restaurer la « grandeur américaine ».
Même si Trump a reculé à deux reprises sur les droits de douane de 25 % qui visaient les biens en provenance du Mexique et du Canada, en reportant leur mise en application d’un mois, ces premiers coups de semonce ont déjà fait des dégâts.
Les premiers échanges de tirs dans cette guerre tarifaire ont rendu Wall Street nerveux. Les marchés ont réagi par des baisses significatives – bien qu’elles ne soient pas catastrophiques –, exprimant ainsi leur inquiétude quant aux effets potentiels de ces mesures sur le commerce international et l’économie américaine ; une hausse de l’inflation et des perturbations dans les chaînes d’approvisionnement. Il suffit de songer au fait qu’une voiture fabriquée dans la zone AEUMC franchit environ 9 fois la frontière entre le Mexique et les États-Unis avant de finir chez un concessionnaire américain.
L’euphorie boursière et l’appréciation des crypto-monnaies, stimulées par les annonces de dérégulation et de baisse d’impôts, laisse désormais place à des tendances à la baisse sur les marchés financiers (« bear market »). Début mars, les indices boursiers – Dow Jones, S&P et Nasdaq – avaient perdu la totalité des gains accumulés depuis la victoire de Trump en novembre 2024. Le président, qui utilisait autrefois le boom de Wall Street comme un indicateur du succès américain, a commencé à minimiser l’importance de ces fluctuations boursières, affirmant désormais privilégier l’objectif de renforcer l’économie nationale réelle.
L’apparition de DeepSeek, société chinoise d’intelligence artificielle, a représenté un choc pour le secteur moteur de la croissance américaine, en particulier pour Nvidia, dont la valorisation boursière a chuté de 465 milliards de dollars. Le lancement public de DeepSeek a démontré par ailleurs que la guerre commerciale n’a permis que de ralentir, sans l’entraver, le développement technologique de la Chine, qui a réussi avec moins de moyens financiers à atteindre des résultats similaires. Ce « moment Spoutnik » n’a certes pas tranché l’issue du conflit en faveur de la Chine, mais il a frappé les esprits dans le secteur très concurrentiel de la technologie.
Qu’un petit groupe de grandes entreprises à l’origine du boom de l’IA (les « Magnificent Seven ») représente une part très importante de la valeur totale des marchés boursiers signifie que même de faibles variations du prix de leurs actions ont un impact disproportionné sur les cours, attisant la volatilité des marchés.
Bien que l’économie américaine reste la plus dynamique des économies des pays impérialistes, les indicateurs actuels ne sont pas bons : durant le premier mois de l’administration Trump, la consommation a reculé, la confiance des consommateurs a atteint son niveau le plus bas depuis 2023, les prévisions d’inflation se sont accrues et le dollar s’est affaibli, phénomène inhabituel alors que les mesures protectionnistes tendent généralement à renchérir la devise d’un pays. Le dollar semble avoir pâti de la confusion engendrée par les politiques erratiques de la Maison Blanche, perdant 6 % en deux mois (entre janvier et mars) face à un panier d’autres devises, notamment vis-à-vis de l’euro, renforcé par les anticipations de la hausse des dépenses de défense.
Au sein du gouvernement Trump, deux approches antagoniques s’affrontent à propos du dollar : celle du « dollar fort » défendue par le secrétaire au Trésor, Scott Bessent, et celle du duo Trump-Vance qui considère qu’une monnaie forte nuit à l’industrie nationale. Mais la combinaison d’un dollar faible et de droits de douane élevés pèsera fortement sur le portefeuille des consommateurs et sera un moteur de l’inflation. La préférence du duo présidentiel nourrit ainsi les spéculations sur un éventuel « Accord Mar-a-Lago », analogue aux « Accords du Plaza » des années 1980 visant à affaiblir le dollar, et suggère que Trump pourrait faire pression sur la Fed pour limiter la hausse des taux d’intérêt.
Enfin, le licenciement massif d’employés du secteur public et les expulsions de travailleurs migrants, qui occupent souvent les emplois dont les Américains ne veulent pas, mettent sous tension le marché du travail et pèseront sans doute négativement sur les perspectives de croissance économique.
Selon le FMI, les perspectives économiques mondiales sont peu encourageantes, avec une croissance faible – de 3,5 % – et inégale : modeste pour les États-Unis (environ 2,7 %), faible pour l’Europe (1 %), et entre 4 et 5 % pour la Chine. L’autre facteur majeur souligné par le FMI est le poids insoutenable de la dette des pays émergents, qui pourrait s’aggraver davantage en cas de renforcement du dollar et de hausse des taux dans un contexte inflationniste.
À l’impact de de l’élévation des tarifs douaniers et des mesures protectionnistes s’ajoutent les risques géopolitiques et, surtout, la lumpenisation croissante du capitalisme, particulièrement aux États-Unis. Cette dynamique est notamment illustrée par la suspension, pour une durée de 180 jours, de l’application de la loi anticorruption qui interdisait aux entreprises américaines de verser des pots-de-vin à l’étranger. L’administration Trump est en train de démanteler pratiquement toutes les régulations existantes, des normes de sécurité aux mesures de protection de l’environnement en passant par les conditions de travail et les dispositifs de protection du consommateur contre d’éventuelles escroqueries, jusqu’aux contrôles (déjà minimaux à ce stade) qui limitent la spéculation financière sur les actifs à risque, comme les cryptomonnaies et les « meme coins ». Trump et son épouse ont même lancé leur propre « meme coin », et il est probable qu’ils aient inspiré Milei l’idée de l’arnaque liée au Libra. Comme le souligne très justement Michael Roberts, les régulations n’empêchent pas les crises capitalistes, mais leur démantèlement total ouvre la voie à des crises catastrophiques comme la Grande Récession de 2008.
Crises organiques, polarisation asymétrique et césarisme
L’essoufflement du cycle néolibéral s’accompagne d’une crise de l’hégémonie des partis traditionnels (tant sociaux-démocrates que libéraux et conservateurs) qui ont soutenu le consensus néolibéral au cours de ces quarante dernières années. Ce naufrage virtuel de « l’extrême centre », pour reprendre l’expression de Tariq Ali, provoque une reconfiguration du paysage politique faite de crises organiques plus ou moins ouvertes, tant dans les pays périphériques (ce qui n’est pas nouveau) que dans les pays centraux. Et pour toile de fond, il y a la polarisation sociale très importante, produite par l’offensive néolibérale.
Mais ni la crise des gouvernements du centre bourgeois, ni l’échec déjà consommé du populisme de centre-gauche (à l’instar des « gouvernements progressistes » en Amérique latine), n’ont donné lieu à un tournant à droite univoque. Cette crise a plutôt ouvert une situation de polarisation politique « asymétrique ». Pour l’heure, les extrêmes droites se sont bien plus radicalisées que les gauches issues du réformisme.
Dans ce cadre plus général de dégradation des démocraties libérales qui ont accompagné l’offensive néolibérale, des nouveaux phénomènes politiques et de lutte des classes actuels, des tentatives bonapartistes de « solution de forces » émergent, pour clore la crise par la droite. Les gouvernements autoritaires d’extrême droite – comme celui de Trump et celui du « paléo-libertarien » Milei en Argentine – poussent les limites de la légalité qui donne un cadre à la démocratie libérale. Ils tendent à liquider la division des pouvoirs en concentrant tout dans l’exécutif, utilisent un système use et abuse de tous les outils à sa disposition, des moyens gouvernementaux plus classiques aux médias de masse en passant par les réseaux sociaux. Enfin, ils utilisent la répression étatique (et en perspective para-étatique) pour changer radicalement l’équilibre des pouvoirs, comme on le voit par exemple dans l’offensive contre le mouvement pro-palestinien aux États-Unis.
Il n’est donc pas surprenant qu’aux États-Unis le danger d’une « dictature civile » soit devenu un lieu commun. Cette peur s’est notamment cristallisée avec le « Project 2025 », un plan de transformation de la bureaucratie d’État qui permettrait d’institutionnaliser le trumpisme, mis au point par la Heritage Foundation, un think tank conservateur, rattaché historiquement au reaganisme.
L’alliance de Trump avec Elon Musk, qui accumule un pouvoir économique et politique sans précédent, et l’alignement de grands magnats tels que Mark Zuckerberg et Jeff Bezos, confèrent au gouvernement des éléments de ploutocratie. L’administration Trump est largement composée d’entrepreneurs méga-milliardaires, la richesse cumulée des personnages qui gravitent autour du président étant estimée à près de 500 milliards de dollars.
Mais Trump fait face à des contradictions qui mettent en péril l’unité précaire des différentes ailes de son gouvernement. Il débute son mandat avec des sondages très négatifs, sauf sur la question migratoire. Le rôle para-institutionnel de Musk, dont la tâche est de réduire les dépenses et le pouvoir de l’État grâce à son « Département de l’efficacité de l’administration » (DOGE), pourrait susciter des conflits non seulement avec l’État fédéral (Musk a en effet bénéficié d’au moins 38 milliards de dollars de subventions selon une étude du Washington Post) mais aussi avec d’autres grands capitalistes et ministres dont les intérêts propres se trouvent affectés par les coupes drastiques. Comme l’explique Quinn Slobodian, trois tendances convergent au sein du gouvernement : l’alliance entre Wall-Street et la Silicon Valley, les conservateurs « anti-New Deal », et les « anarcho-capitalistes » accélérationistes. Chaque secteur a des intérêts et des objectifs politiques contradictoires. C’est en partie ce dont témoigne le conflit ouvert entre Steve Bannon (l’idéologue du slogan « Make America Great Again ») et le « mondialiste », Elon Musk.
Par définition, à moins de s’appuyer sur des défaites majeures du monde du travail, ces gouvernements bonapartistes, non hégémoniques, qui s’appuient sur leur noyau dur et des minorités déterminées, ont une base instable et une légitimité réduite par la polarisation politique qu’ils tendent à approfondir par des actions qui peuvent dépasser l’équilibre des pouvoirs. Cela ouvre des possibilités de tournant abrupts dans la lutte des classes et de radicalisation politique. On peut déjà voir certains signes avant-coureurs. Malgré le rôle démobilisateur du Parti Démocrate, plusieurs mouvements s’organisent pour riposter face aux expulsions de migrants. Le boycott de Tesla (« Tesla Takedown, au moyen d’actions pacifiques comme des ventes de voitures et des attaques violentes contre des concessionnaires automobiles, montre toute la haine que génère le tandem Musk-Trump. Et l’on commence à voir les premiers signes d’actions plus radicales. À Lincoln Heights, agglomération à majorité africaine-américaine dans l’Ohio, la population a mis en place des groupes armés d’autodéfense pour repousser les attaques de milices néonazies venues du comté voisin.
Lutte de classes et perspectives révolutionnaires
Comme nous avons déjà eu l’occasion de le souligner, nous soutenons que ce tournant à droite n’est pas univoque. Dans cette période de polarisation sociale et politique, c’est l’extrême droite qui s’est le plus radicalisée, et le plus rapidement. Mais des signaux intéressants commencent à apparaître à gauche. Le phénomène le plus significatif est peut-être le réveil politique de la jeunesse en Allemagne, qui s’est massivement mobilisée contre l’extrême droite de l’AfD et a exprimé son mécontentement avec un vote massif pour Die Linke.
Depuis la crise capitaliste de 2008 au moins trois vagues de lutte de classes ont eu lieu, plus ou moins étendues à échelle internationale. La première, après la Grande Récession, a culminé avec le Printemps arabe, les grèves générales en Grèce et le mouvement des « indignés » dans l’État espagnol. Les « révoltes » ont dominé la deuxième période, avec les Gilets jaunes en France, les soulèvements au Chili et en Équateur et la lutte contre le coup d’État en Bolivie.
La troisième vague a débuté avec la guerre en Ukraine et les effets à retardement de la pandémie. Elle est toujours en cours. Elle a ceci de nouveau qu’elle combine les tendances à la révolte (qui persistent toujours profondément dans les pays périphériques) à des processus dans lesquels la classe ouvrière joue un rôle plus central et où s’affirme le retour de la jeunesse. Les revendications dépassent les questions économiques, comme l’a montré le mouvement en solidarité avec le peuple palestinien et contre la complicité des gouvernements impérialistes avec le génocide à Gaza.
Le récent processus en Corée du Sud se situe encore à un niveau supérieur. Les acteurs centraux qui ont freiné la tentative de coup d’État du gouvernement réactionnaire de Yoon ont été le mouvement étudiant et le mouvement ouvrier organisé au sein de la KCTU.
Cette tendance s’affirme également dans la lutte du mouvement étudiant en Serbie qui, en réaction au crime social de Novi Sad, a massivement pris la rue et entraîné dans son sillage une large mobilisation ouvrière et populaire qui a déjà poussé le premier ministre à démissionner. Il faut aussi songer aux grèves générales en Belgique contre les attaques du gouvernement de droite, massives et récurrentes. Plus récemment encore, la Grèce a connu une grève générale et une grande mobilisation, deux ans après la catastrophe ferroviaire de Larissa, qui a catalysé la profonde colère contre le gouvernement de droite, après des années de passivité des masses provoquées par l’échec de Syriza.
L’Europe est probablement l’épicentre de cette nouvelle vague de lutte de classes. C’est là que se combinent le plus fortement la crise de la bourgeoisie, la militarisation et les attaques contre la classe ouvrière. En France, nos camarades de Révolution permanente lancent en ce moment une grande campagne contre le tournant militariste voulu par Macron et les attaques antidémocratiques. C’est également la ligne de nos camarades de RIO contre le réarmement en Allemagne.
Pour le PTS, partie prenante du Front de gauche et des travailleurs – unité (FITU), la lutte en Argentine contre le gouvernement de Milei, considéré comme l’un des fers-de-lance de la réaction mondiale, doit nécessairement avoir un caractère internationaliste et s’inscrit dans ce cadre plus général.
A rebours des courants démoralisés de la gauche radicale qui considèrent qu’une période prolongée de défaite s’est ouverte et agitent le « fascisme » pour justifier leurs politiques de « moindre-mal » et d’alliances avec des secteurs du centre bourgeois au nom d’un « cordon sanitaire » qu’il faudrait dresser contre l’extrême droite, nous sommes convaincus que dans la situation convulsive que nous connaissons, les batailles décisives sont encore à venir. Nous nous préparons à une étape de confrontations de classe plus radicale, qui déborderont les limites « normales » de la légalité bourgeoise et ouvriront la voie à la lutte révolutionnaire des travailleurs.