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    Indispensables et indésirables. Un extrait du livre de Laurent Dornel

    Lien publiée le 23 avril 2025

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    https://www.contretemps.eu/indispensables-indesirables-laurent-dornel/

    Dès le début de la Première Guerre mondiale, le gouvernement français décide de mobiliser des dizaines de milliers de travailleurs dans les colonies pour remplacer les hommes partis au front. Aux quatre coins de l’empire s’organisent leur recrutement, leur acheminement, puis leur gestion dans le travail comme en dehors. 220 000 hommes seront finalement envoyés dans les usines et les champs hexagonaux. Laurent Dornel revient précisément sur cette première expérience d’immigration « organisée », en analysant les effets sur les sociétés, touchant aux questions raciales et à la gestion de ce qui deviendra ultérieurement la main d’oeuvre immigrée. Contretemps publie ici des extraits de l’introduction et du chapitre 1 de son ouvrage Indispensables et indésirables. Les travailles coloniaux dans la Grande Guerre.

    Laurent Dornel, Indispensables et indésirables. Les travailles coloniaux dans la Grande Guerre, La Découverte, janvier 2025.

    Introduction

    « Je m’étais engagé pour un an aux T. C. [travailleurs coloniaux] à Souk‑Ahras vers le mois de mars 1917, et je fus envoyé à la poudrerie de Bergerac. Il y a environ un mois, je manquai à l’appel du soir et, dès ma rentrée, je fus maltraité par les deux caporaux du groupement (un Français et un Arabe) et mis en prison pour huit jours. À ma sortie de prison, je m’enfuis pour venir à Bordeaux me plaindre au bureau arabe, mais je fus arrêté à Saint‑Aubin par les gendarmes qui me ramenèrent à Bergerac. Remis de nouveau en prison par ordre du Commandant, j’y passai encore huit jours et je repris mon travail. J’écrivis alors au lieutenant pour obtenir mon changement de chambrée (où j’étais en butte aux mauvais traitements de mes camarades musulmans et annamites). Cela me fut refusé. Un soir, il y a environ quinze jours, le caporal français me demanda cinq francs pour le prix de cinq paquets de tabac que j’avais pris dans la quinzaine. Sur mon observation que je n’avais pas touché ma quinzaine et que je le paierais lorsque je l’aurais touchée, il me refusa le moindre délai, et comme je ne pouvais le payer, il me fit conduire en prison vers minuit. Au matin, je pus sortir de prison en soulevant le grillage de la fenêtre du local où je dormais avec les hommes de garde, et depuis, j’ai erré, demandant à tous la route de Bordeaux où j’avais l’intention de venir demander à contracter un engage‑ ment pour l’armée. Je ne veux pas retourner à Bergerac où les T. C. sont maltraités, et je vous demande de me faire obtenir mon engagement aux tirailleurs. »

    Peu nombreux sont les témoignages – même indirects – de travail‑ leurs coloniaux employés en France pendant la Première Guerre mondiale. Celui de Mohamed Ben Salah, matricule 3455, en date du 7 août 1917, a été recueilli et très certainement rédigé par l’officier‑ interprète principal, chef du Service d’assistance et de surveillance des musulmans (SASM) [1], plus connu sous le nom de Bureau des Affaires indigènes ou encore de Bureau arabe. Ce témoignage exprime à la fois la situation et les nombreuses difficultés d’un travailleur colonial. Quoique civil, Ben Salah doit se soumettre à une discipline militaire. Il n’est pas libre de ses mouvements et subit une forme d’assignation à résidence, la moindre absence à l’appel entraînant une punition ; à l’arbitraire administratif, qui n’est pas sans rappeler celui des régimes de l’indigénat dans les colonies, s’ajoutent les vexations, voire les mauvais traitements que lui infligent ses camarades de travail tant nord‑africains qu’indochinois. Ben Salah est l’un de ces quelque 220 000 travailleurs que le gouvernement français a recrutés dans les colonies et en Chine à partir de 1916 afin de pallier l’insuffisance de main‑d’œuvre exigée par l’effort de guerre.

    […]

    Chapitre 1 : Les colonies, un « merveilleux réservoir d’hommes »

    Au cours de la seconde moitié du xixe siècle, la France s’affirme comme un important pays d’immigration. L’accroissement naturel étant très faible et la petite paysannerie étant attachée à la terre, l’exode rural ne suffit pas à répondre aux besoins de main‑d’œuvre au moment où s’accélère l’industrialisation. Dès le début des années 1880, on dénombre officiellement plus d’un million d’étrangers sur le territoire français. Au cours des décennies suivantes, la part de ces derniers dans la population, autour de 3 %, se stabilise. Toutefois, dès le début de la Première Guerre mondiale, les étrangers sont l’objet de mesures coercitives et de manifestations d’hostilité. Les sujets des puissances ennemies disposent de quarante‑huit heures pour faire leurs bagages mais bien souvent ne parviennent pas à quitter le territoire parce que les trains sont réquisitionnés par l’armée. Comme le rappelle l’historien Gérard Noiriel, « l’agressivité de la population oblige les pouvoirs publics à acheminer de nuit les convois d’étrangers expulsés [2] ». Les ressortissants des pays amis ou neutres sont également touchés par le climat xénophobe, par les combats dans les zones où ils sont massivement employés et par la désorganisation générale de l’économie : Espagnols et Italiens doivent ainsi quitter la France au moment même où la plupart des hommes valides français sont au front. À cela s’ajoute, pour les Italiens, le rapatriement des hommes mobilisés en mai 1915, lorsque l’Italie entre en guerre aux côtés de l’Entente (coalition formée par la France, le Royaume‑Uni et la Russie). De manière générale, en dépit de passages clandestins et de dérogations, « l’incessante noria qui alimentait le marché du travail avant guerre est compromise par des conditions de circulation à travers les frontières de plus en plus contraignantes ou restrictives  [3]».

    Le conflit, contrairement à ce qui avait été anticipé, s’installe dans la durée et exige une mobilisation militaire et économique sans précédent qui se traduit par la mise en place d’une économie de guerre. L’effort industriel se heurte vite à un goulet d’étranglement : la main‑ d’œuvre manque partout, dans les champs, les usines et les mines, sur les ports… L’année 1915 constitue à cet égard un tournant très important. Pour pallier la pénurie de travailleurs, le gouvernement et les employeurs se tournent vers la main‑d’œuvre féminine dont la présence se renforce rapidement dans les industries. La main‑d’œuvre masculine est réorganisée. En août, la loi Dalbiez est votée, qui permet de retirer du font quelque 500 000 soldats afin de les affecter dans les usines de fabrication d’obus et de fusils, mais aussi dans les mines et l’industrie métallurgique. Des missions sont envoyées vers les pays européens alliés (Portugal, Italie) ou neutres (Espagne) en vue d’éta‑ blir des conventions permettant de recruter des travailleurs pour la France. Les prisonniers de guerre sont également mis à contribution et deviennent d’ailleurs une main‑d’œuvre appréciée des employeurs en raison de leurs qualités professionnelles.

    Mais ces efforts demeurent insuffisants. Malgré les réticences des syndicats et d’une partie de l’appareil d’État, on se tourne par conséquent vers les colonies où la France recrute déjà de nombreux soldats et, depuis quelques années, des petits contingents de travailleurs. En 1915, sans concertation, des entreprises, des particuliers, des chambres de commerce et des services ministériels font venir, depuis l’Afrique du Nord et l’Indochine, des ouvriers pour les usines et les travaux des champs. Au même moment, les flux migratoires spontanés depuis l’Algérie et le Maroc vers la métropole s’intensifient. Les colonies apparaissent ainsi comme un réservoir de main‑d’œuvre. Mais les arrivées de plus en plus importantes de travailleurs coloniaux s’inscrivent dans un contexte politique et administratif en pleine évolution. Le marché du travail est réorganisé sous l’égide du sous‑ secrétariat d’État chargé de l’Artillerie et de l’Équipement militaire (SSEAEM) formé en mai 1915 au sein du ministère de la Guerre et confié au socialiste Albert Thomas. L’immense effort industriel que requiert la guerre conduit à une centralisation inédite et notamment à un contrôle de l’État sur le marché du travail : les services d’Albert Thomas, qui ont autorité sur des milliers d’usines de guerre créées au tournant de l’année 1914, procèdent de plus en plus à une affectation autoritaire de la main‑d’œuvre industrielle, qu’elle soit métropolitaine, féminine, étrangère ou coloniale. Les conditions d’emploi et la durée du séjour des travailleurs étrangers et coloniaux sont définies par l’État. Dès lors, le contrôle de l’immigration coloniale par les autorités publiques s’impose comme une nécessité économique mais aussi politique. En effet, les administrations coloniales redoutent que l’émigration des travailleurs indigènes n’affranchisse ces derniers de la tutelle qu’elles exercent sur eux. Elles réclament alors un contrôle administratif de l’immigration capable de maintenir la sujétion de ces hommes qu’elles présentent volontiers comme de mauvais éléments. Tout converge donc pour que l’appel aux colonies se fasse dans un cadre de plus en plus officiel et soumis à l’action des services de l’État. À la fin de l’année 1915, il est acté que l’immigration dite « libre » doit être remplacée par une immigration « organisée » par l’administration française.

    Une réserve de soldats

    À la veille de la guerre, l’armée française comprend environ 135 000 indigènes, presque tous employés outre‑mer et répartis entre l’Armée d’Afrique (19e corps), liée à la conquête de l’Algérie et plus globalement à l’Afrique du Nord, et les Troupes coloniales, héritées des anciennes « troupes de marine » qui ont contribué à la conquête de vastes territoires en Afrique et en Asie. Si certaines formations ont, par exemple, participé en métropole à la guerre contre la Prusse en 1870, ces soldats sont donc presque tous cantonnés à l’Afrique et aux territoires coloniaux.

    Alors que leur usage dans les conflits intra‑européens était naguère très largement récusé, les choses évoluent après la publication, en 1910, de La Force noire, ouvrage dans lequel le général Charles Mangin propose de lever une armée africaine qui, stationnée en Afrique du Nord, serait ainsi disponible pour combattre sur le continent européen. C’est un tournant stratégique. La proposition est vivement débattue, tout comme l’est le projet d’une « Armée jaune » défendu l’année suivante par Théophile Pennequin, commandant supérieur des troupes en Indochine, mais les colonies apparaissent de plus en plus comme un réservoir de soldats. La conscription est ainsi introduite en Algérie en 1912. En 1914, l’état‑major, les hommes politiques et l’opinion publique sont largement préparés à l’emploi de ces combattants sur les champs de bataille européens. Dès le mois d’août, l’Armée d’Afrique et les Troupes coloniales sont mobilisées et acheminées en métropole. Très vite, en raison des immenses pertes humaines, il faut intensifier le recrutement et l’on se tourne alors résolument vers les colonies où la pression s’exerce de plus en plus sur les indigènes.

    En Algérie, les recrutements commencent dès l’été 1914, avec des engagements volontaires qui donnent de si bons résultats – grâce à la prime d’engagement – que l’on renonce à recruter par voie de conscription[4]. En un an, 136 000 soldats maghrébins, dont 69 500 Algériens, ont concouru à la Défense nationale. Mais les engagés, désignés par leur cheikh, sont souvent jugés de piètre qualité (trop jeunes, insuffisamment aguerris et parfois peu recommandables…), et leur nombre se révèle insuffisant, à la fin de l’année 1915. Le passage au ministère de la Guerre (octobre 1915 à mars 1916) du général Joseph Gallieni, qui a joué un rôle déterminant dans la colonisation en Indochine et à Madagascar, coïncide avec une intensification du recrutement en Indochine[5]. À l’automne 1916, l’application de la conscription en Algérie est relancée par le décret du 7 septembre 1916. En Algérie comme en Indochine, ces recrutements, menés par l’administration coloniale avec la complicité des élites indigènes (cheikhs, mandarins), s’apparentent vite à ce que des historiens décrivent comme une chasse à l’homme [6]. Engagements forcés, corvées imposées par les notables autochtones et rafles en Indochine entraînent de fortes résistances qui se manifestent par des plaintes, des fuites, des désertions, voire des insurrections.

    Au total, quelque 550 000 indigènes (600 000 selon d’autres estimations), soit 1 % de la population coloniale, sont incorporés, dont 80 % sont acheminés en Europe. Ils viennent pour moitié environ d’Afrique du Nord et pour un tiers de l’ensemble Afrique‑ Occidentale française (AOF) et Afrique‑Équatoriale française (AEF). L’Indochine et Madagascar apportent également une contribution importante avec respectivement 48 922 et 41 355 incorporés. La Côte française des Somalis et les îles du Pacifique, avec près de 3 500 hommes, complètent les effectifs [7]. Cette participation des troupes coloniales doit être mise en regard des 8,7 millions d’hommes mobilisés en métropole (20 % de la population). Mais, en réalité, seulement 158 000 Algériens musulmans et 134 000 Noirs rejoignent la France ou le front d’Orient pour y combattre en tant que « tiraileurs » sénégalais, annamites et malgaches, spahis ou encore zouaves nord‑africains. Il n’y eut guère plus de 20 000 à 25 000 tirailleurs noirs présents ensemble sur le front de France, sur les 2 à 2,2 millions d’hommes que compta celui‑ci pendant la guerre. La très grande majorité de ces hommes sont affectés à des tâches logistiques et de soutien aux opérations militaires dans le cadre de bataillons d’étapes (transport d’obus, réparation de routes et de tranchées, etc.). Mais, pour ses propres besoins, l’armée recrute aussi des soldats‑travailleurs, regroupés dans diverses unités : Travailleurs auxiliaires kabyles (TAK), Compagnies d’ouvriers auxiliaires d’artillerie (COAA), Sections de commis et ouvriers d’administration (SCOA) ou encore Compagnies de manutentionnaires sénégalais[8]. Ces travailleurs militarisés sont destinés pour l’essentiel à la zone des armées dont il sera souvent question dans cet ouvrage.

     

    Notes

    [1] Service historique de la Défense (SHD), 7N2107.

    [2] Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme, op. cit., p. 289.

    [3] Caroline Douki, « Accords francoitaliens : des accommodements d’urgence à l’administration partagée du travail immigré », in Laure Machu, Isabelle Lespinet-Moret et Vincent Viet (dir.), Mains-d’oeuvre en guerre, op. cit., p. 202.

    [4] Gilbert Meynier, L’Algérie révélée, op. cit., p. 387 et suivantes.

    [5] En application du décret du 12 décembre 1915, la colonie est dans l’obligation de fournir plus de 50 000 tirailleurs et travailleurs, voir Mireille Le Van Ho, Des Vietnamiens dans la Grande Guerre, op. cit., p. 19.

    [6] Gilbert Meynier, L’Algérie révélée, op. cit., p. 392‑393 ; et Mireille Le VanHo, Des Vietnamiens dans la Grande Guerre, op. cit., p. 50‑56.

    [7] Sur les recrutements, l’emploi des soldats indigènes et plus généralement la participation de l’empire colonial à l’effort de guerre, voir la synthèse de Jacques Frémeaux, Les Colonies dans la Grande Guerre. Combats et épreuves des peuples d’outre-mer, Saint-Cloud, 14‑18 éd., 2006.

    [8] Il s’agit d’hommes mis à la disposition du service militaire des chemins de fer et constituant une Réserve mobile de manutentionnaires des gares. Voir SHD, 7N2046. Note sur l’emploi des Compagnies de manutentionnaires sénégalais sur le réseau de l’Intérieur, 2 septembre 1916.