Agenda militant
Ailleurs sur le Web
![S’abonner au flux RSS [RSS]](images/rss.jpg)
- Ulysse Lojkine : "Il faut dépasser le capitalisme en faisant aussi bien que lui en termes de coordination" (18/05)
- La dissolution du PKK : Une décision historique qui ouvre un nouveau chapitre dans la lutte du peuple kurde (18/05)
- L’Aveuglement. Une autre histoire de notre monde - Marc Ferro (18/05)
- DONALD TRUMP EST FOU ? Les véritables raisons de la guerre économique (18/05)
- Contre le génocide des Shompen (18/05)
- Le Réveil des peuples de la Terre (18/05)
- Paris : plusieurs milliers de personnes manifestent en soutien à Gaza (18/05)
- « Geonomics », nationalisme et commerce, par Michael Roberts (17/05)
- La première année du pouvoir soviétique (17/05)
- La mer à l’ère de l’anthropocène – colloque « La mer : nouvelle frontière et cause commune » (17/05)
- Le Cachemire ou l’état de guerre entre Inde et Pakistan (17/05)
- Le surréalisme – 100 ans après (17/05)
- Contre l’islamophobie, une mobilisation nationale qui appelle des suites (16/05)
- Réarmement européen : et l’argent magique réapparut ! (16/05)
- Le style de Marx. Un extrait du livre de Vincent Berthelier (15/05)
- Ernest Mandel et l’économie du capitalisme tardif (15/05)
- Capitalisme et racisme. L’apport fondamental du marxisme noir (15/05)
- Mélenchon: Le monde à l’envers (15/05)
- Trump : l’économie au service de la politique impériale (15/05)
- Bayrou confirme ses mensonges devant les députés et les victimes ! (15/05)
- Conférence de presse : Bilan de l’audition de François Bayrou (15/05)
- Le "grand debriefing" avec François Bégaudeau et Aude Lancelin (14/05)
- Configurations du capitalisme contemporain (14/05)
- L’ancien président uruguayen José «Pepe» Mujica est mort à l’âge de 89 ans (13/05)
- En Turquie, le PKK annonce sa dissolution et la fin de la lutte armée (12/05)
Sur terrain instable : la fin d’un non-système monétaire ?
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Sur terrain instable : la fin d'un non-système monétaire ? - Réalité
Dans les années 1990, la décision de la Chine de dévaluer le yuan en achetant des bons du Trésor américain en grandes quantités a affecté toutes les dynamiques de l'accumulation mondiale, jouant un rôle essentiel dans les processus de désindustrialisation en Occident et dans l'extraordinaire accumulation de capital en Chine. En fournissant les outils qui permettent de décrypter cet épisode, cet article propose de revenir sur le rôle des dynamiques monétaires dans la territorialisation de l'accumulation, à l'heure où le système international se transforme et où les cartes pourraient être rebattues.
Le présent article s’inscrit dans un travail collectif consacré à l’élucidation des dynamiques actuelles qui annoncent un changement d’époque. Réunis chaque semaine au sein d’un groupe de travail, nous examinons un texte en prise directe avec l’actualité et en débattons collectivement afin d’en éprouver les thèses. Le texte qui suit propose, sous une forme remaniée, le compte rendu d’une de ces séances, consacrée à l’architecture actuelle du système monétaire international.
Avec la fin du cycle consolidé après la chute du Mur de Berlin, vient pour nous – millenials qui y avons fait notre apprentissage théorique et politique – le moment, toujours trop tardif, d’en faire l’inventaire. Au risque de surprendre ou de rebuter, cet exercice ne pourra pas faire l’économie de la focale monétaire. Il en va ainsi car, sous le mode de production capitaliste, c’est bien la monnaie qui relie ce qui semble séparé. L’architecture du système monétaire international joue à cet égard un rôle essentiel, quoique souvent sous-estimé, dans la territorialisation de l’accumulation– autrement dit, dans la distribution internationale des dynamiques de croissance économique et de stagnation, d’industrialisation et de tertiarisation, qui structurent à leur tour les formes des luttes sociales et les réinscrivent dans l’évolution planétaire des rapports entre puissances. Si cet article ne prétend pas endosser la lourde tâche de dresser un bilan exhaustif, il propose de revenir sur le rôle qu’ont joué les dynamiques monétaires au cours des trente-quarante dernières années – pour peut-être pouvoir anticiper les effets de leur réorganisation dans un futur proche.
Quelques rappels techniques
A titre préliminaire, introduisons une distinction cruciale : celle entre argent et monnaie. En termes marxiens, l’argent est l’équivalent général, la seule marchandise capable de s’échanger contre toute autre marchandise. En ce sens, l’argent est un concept. Son existence effective, c’est-à-dire monétaire, implique un certain nombre de déterminations supplémentaires. En particulier, dans la forme monétaire, la différence entre la richesse produite et la richesse à produire, c’est-à-dire la différence entre la monnaie-marchandise (l’or ou l’argent, qui ont une valeur déterminée en tant que cristallisation du travail socialement nécessaire) et la monnaie symbolique (la monnaie fiduciaire et scripturale, la monnaie de crédit), est effacée. La forme-monnaie est une entité élastique qui s’étire et se contracte en fonction de la proximité ou de l’éloignement de ces deux pôles, qui ne peuvent pas s’autonomiser l’un par rapport à l’autre.
A son tour, la monnaie n’existe que sous la forme d’une pluralité de devises qui se rapportent les unes aux autres par le taux de change. La valeur relative d’une monnaie est doublement déterminée, à la fois par (1) la taille relative de l’économie du pays qui l’émet et (2) par les entrées et sorties de richesse de son territoire. Les sorties représentent les achats à l’étrangers : paiement des importations, flux monétaires destinés aux investissements directs ou à l’achat de titres financiers à l’étranger, transferts d’argent des immigrés vers leur pays d’origine, etc. Elles entraînent une dépréciation du taux de change, c’est-à-dire une diminution de la valeur relative de la monnaie. Les entrées sont quant à elles constituées par les ventes de marchandises et de titres financiers à l’étranger et par les flux de capitaux entrants : profits rapatriés, investissements étrangers, etc. Elles entraînent, à l’inverse, une appréciation du taux de change, c’est-à-dire une augmentation de la valeur relative de la monnaie.
Quel est l’enjeu ? L’abondance de capitaux sur un territoire, qui se traduit par une appréciation du change, y facilite le financement des entreprises et joue donc à la baisse sur le taux d’intérêt auquel celles-ci s’endettent. Elle encourage aussi la projection internationale des entreprises via l’exportation de capitaux d’investissement, car la monnaie forte déprécie les facteurs de production achetés à l’étranger – contrairement à une idée répandue, ce sont bien ces différences dans la valeur relative des devises davantage que les différences dans le coût du travail que le capital cherche à valoriser par ses délocalisations. A l’inverse, une monnaie faible renforce la compétitivité des exportations.
S’il est clair que les grands et moyens capitaux cherchent partout à déborder l’étroitesse du cadre national, cette projection s’appuie sur des stratégies différentes en fonction du stade de développement de l’industrie nationale. Dans une première phase de développement, que l’on pourrait appeler stade mercantiliste, les différentes économies nationales cherchent à améliorer la compétitivité de leurs exportations à travers un change faible. Ce fut par exemple le cas du Japon d’après-guerre qui, jusqu’aux années 1980, s’est appuyé sur un yen sous-évalué pour favoriser ses exportations. Mais à mesure qu’ils progressent dans la division internationale du travail et que leur production se complexifie, la compétitivité des capitaux se met à davantage à dépendre de leur capacité à structurer des chaînes de valeur articulées, en exportant des capitaux d’investissement et en important des intrants plus complexes et en plus grandes quantités : à ce stade qu’on appellera « impérialiste », la compétitivité des capitaux se met à reposer, non sur la faiblesse, mais au contraire sur la force du taux de change – qui facilite la projection internationale des capitaux et abaisse le coût des intrants importés. Ainsi, le mark fort a joué un rôle décisif dans la stratégie industrielle allemande, en poussant les industriels à se tourner vers des productions complexes moins sensibles à la concurrence internationale, tout en soutenant leurs investissements à l’étranger, notamment en Europe de l’Est. Naturellement, du fait de la concurrence entre les différents pôles qui se trouvent à des stades similaires de développement, et parce que ces ajustements avantagent de manière inégale les différentes branches de la production nationale, les arbitrages sur le change sont constants – entre le soutien à la structuration internationale des capitaux apporté par la monnaie forte et l’amélioration de la compétitivité des exportations liée à une monnaie faible.
Les systèmes monétaires internationaux
La fonction du système monétaire international, quelle que soit sa forme, est de mettre en relation différentes zones monétaires. Avec le développement de la production capitaliste à l’échelle planétaire, l’architecture du système monétaire international acquiert progressivement une importance croissante par rapport aux zones monétaires qu’il relie, au point de surdéterminer dans une certaine mesure leurs dynamiques internes. Cela signifie simplement qu’aucun système monétaire international n’est neutre.
Tout système monétaire international repose sur un actif reconnu au niveau international, qui sert à la fois de moyen de circulation, de monnaie de compte et de réserve de valeur. Si les premiers systèmes privilégiaient l’or, les devises (et en particulier le dollar) se sont mises à jouer un rôle de plus en plus important pour accompagner la croissance des échanges internationaux. Ce fait pose un certain nombre de problèmes, car dans ce cas, la devise en question doit jouer simultanément deux rôles, l’un international (garantir la liquidité nécessaire aux transactions internationales) et l’autre domestique (assurer les bonnes conditions du financement de l’économie nationale), qui peuvent entrer en conflit – ce que les économistes appellent le « dilemme de Triffin ».
De fait, dans la gestion de ses échanges internationaux, aucun pays ne peut bénéficier simultanément d’un taux de change fixe avec les autres devises, d’une mobilité parfaite des capitaux (absence de contraintes sur les entrées et sorties) et d’une politique monétaire autonome (soit la liberté de fixer le taux d’intérêt) – un schéma connu sous le nom de triangle d’impossibilité de Mundell. Pourquoi seuls deux des trois éléments qui composent le triangle sont-ils toujours conciliables? Dans des conditions de taux de change fixes et de libre-mouvement des capitaux, ce sont les entrées et sorties de richesse qui déterminent les conditions de financement de l’économie. Pour pouvoir maintenir la parité fixe, le crédit est peu élastique et la banque centrale ne peut tenir compte, si ce n’est à la marge, des besoins internes de financement de l’activité économique. C’était effectivement le fonctionnement de l’étalon-or classique tel qu’il a fonctionné jusqu’en 1914, et tel qu’on a tenté (sans succès) de le rétablir, sur une base plus limitée, dans l’entre-deux-guerres[1].
Après 1945, le système de Bretton Woods combinait des taux de change fixes (les monnaies des pays participants avaient une parité fixe avec le dollar, lui-même ancré et convertible en or) et une politique monétaire autonome, en contrepartie d’un contrôle des mouvements de capitaux (entrants et sortants). Ce système était la condition sine qua non des politiques budgétaires keynésiennes adoptées à des degrés divers dans les différents périmètres nationaux des pays occidentaux: chaque État était en mesure de piloter son économie en fixant le taux d’intérêt auquel les entreprises se finançaient et en menant une politique budgétaire visant à soutenir la demande agrégée (consommation + investissement). Contrainte dans ses mouvements, l’épargne (plus-value non-investie, salaire non-consommé) était remise en circulation par les systèmes bancaires nationaux et investie au taux d’intérêt fixé par les banques centrales. La dette nationale, celle de l’Etat, des ménages comme des entreprises, était principalement détenue par des résidents, ce qui permettait d’arbitrer les modalités de dévalorisation du capital au niveau national – notamment par le biais de l’inflation qui permet de la lisser en évitant des mouvements trop brusques.
En 1971, Nixon suspend la convertibilité du dollar en or, mettant ainsi fin, dans les faits, à ce système monétaire. Avec un dollar devenu flottant, le système s’est trouvé privé d’ancrage fixe, encourageant les autres grandes puissances à adopter à leur tour un régime de change flottant. Cet effritement du système mis en place après 1945 a rendu possible la libéralisation progressive des mouvements de capitaux. Dès lors, le taux de change des principales devises n’était plus déterminé par une parité fixe garantie par le contrôle des mouvements de capitaux, mais par la capacité des différents pays à drainer l’épargne internationale qui pouvait désormais se déplacer librement. Cela impliquait, du moins au début, d’offrir des taux d’intérêt élevés – d’où trois conséquences très concrètes.
D’abord, les contraintes extérieures (la nécessité de tenir le change) se mirent à prendre une importance accrue dans la détermination des taux directeurs, notamment vis-à-vis des contraintes intérieures (le soutien à l’activité économique sur place). Les taux d’intérêt réels ont donc eu tendance à augmenter au cours des années 1970-1980, pénalisant l’activité économique interne. Cette reconfiguration a aussi eu des conséquences sur la conduite de la politique budgétaire, elle aussi plus étroitement liée au change : pour tenir le change en cas de politique budgétaire trop laxiste, le déficit public doit être financé en drainant l’épargne internationale, via une augmentation des taux d’intérêt qui pénalise le financement de l’économie. Enfin, la gestion des cycles économiques a cessé d’être arbitrée dans un cadre strictement national dans la mesure où elle était susceptible d’avoir des répercussions sur la répartition internationale de la richesse – limitant la possibilité de laisser filer l’inflation pour éroder les dettes accumulées. La concurrence entre pays offrant de nombreuses opportunités d’investissements, les investisseurs méfiants ou insatisfaits iraient voir ailleurs, sauf à augmenter encore les taux d’intérêt. C’est le sens de la « discipline des marchés » qui, dans cette organisation monétaire, n’a rien d’un fantasme. La dévalorisation du capital tend à se manifester davantage sous la forme d’une contraction soudaine et douloureuse du crédit, formant des crises qui touchent d’autant plus durement les économies fragiles situées à la périphérie du système financier – bien plus exposées au risque d’entrées et de sorties brutales de capitaux qui, lors de ces mouvements de panique, cherchent au contraire à se placer dans les économies du centre.
C’est ainsi que cette transition transforma profondément la manière de mener la politique économique : en transformant le taux d’intérêt en variable d’arbitrage centrale sur laquelle s’est mise à peser une forte pression à la hausse. Pour les économies les plus avancées reposant sur les exportations de capitaux, la préservation d’une monnaie forte impliquait de pénaliser plus ou moins durement le financement de l’économie nationale – ce qui prit diverses formes, du choc Volcker (1979) à la politique du Franc fort. Pour pouvoir soutenir le développement international de ses capitaux, chaque pôle d’accumulation devait supporter le chômage et la stagnation de la croissance nationale, résultant des taux d’intérêt élevés nécessaires au maintien d’une monnaie forte.
La stabilisation du nouveau système monétaire international selon Russell Napier
Pour la plupart des commentateurs économiques, la décision de suspendre la convertibilité du dollar en or et les implications du choc Volcker – l’augmentation brutale des taux d’intérêt américains au début des années 1980 – ont déterminé une organisation du système monétaire international toujours en vigueur aujourd’hui. Pourtant, au mitan des années 1990, les taux d’intérêt réels se sont infléchis pour retrouver un niveau de long-terme et même, à partir des années 2000, des niveaux historiquement faibles. Comment comprendre ce passage ? La suite de ce texte s’appuie sur la discussion d’un article dont nous ne pouvons que recommander la lecture, en dépit de son caractère outrageusement technique : le texte de Russell Napier[2], un investisseur versé dans l’histoire économique (quelque chose de suffisamment rare dans les milieux d’affaires pour le souligner). Dans cet article, Napier fournit une analyse intelligente de la cristallisation d’un nouveau système monétaire international à partir du milieu des années 1990 – un système que Napier qualifie de « non-système monétaire » dans la mesure où son existence ne fait l’objet ni d’une reconnaissance, ni d’analyse systématique. Or, les mécanismes qui ont gouverné ce « non-système » permettent de comprendre certaines caractéristiques importantes du cycle que nous venons de traverser.
Pour Napier, la naissance du non-système monétaire date de la décision chinoise de dévaluer le yuan, en 1994. Au début de la décennie, l’entrée d’IDE en Chine et la constitution de surplus commerciaux tendaient en effet à apprécier le taux de change du yuan, fragilisant un modèle de développement basé sur les investissements étrangers et tourné vers les exportations. Pour éviter cela, l’État chinois décide, à partir de 1994, de dévaluer le yuan. Concrètement, cette dévaluation s’appuie sur une politique de conversion systématique des excédents commerciaux chinois en bons du Trésor américains : elle implique donc des sorties massives de capitaux de Chine, avec pour conséquence une baisse du change. En contrepartie, un volume d’épargne important, insensible au taux d’intérêt fixé par la FED, afflue aux Etats-Unis, qui peuvent alors se permettre d’abaisser leur taux directeur sans compromettre la robustesse de leur monnaie.
Quels ont été les effets de la mise en place de ce système monétaire sur la Chine? La dévaluation de la monnaie chinoise a soutenu la poursuite des investissements étrangers. L’afflux de capitaux a permis aux banques chinoises d’augmenter leur offre de crédit mais, sous le contrôle étroit de l’Etat chinois, ces financements ont été canalisés vers le crédit aux entreprises et non vers le crédit aux particuliers. Ils ont permis de financer des entreprises chinoises qui, à partir d’un certain seuil de développement, ne se sont plus contentées d’effectuer des opérations d’assemblage pour le compte de firmes étrangères mais ont entrepris de remonter les chaînes de valeur pour accéder aux activités à plus haute valeur ajoutée. Dans l’ensemble, cet habile mouvement monétaire combiné au contrôle exercé par le gouvernement chinois sur son système bancaire et son économie a donc soutenu le boom des investissements fixes en Chine ; un boom qui n’a pas été limité par la disponibilité de la main-d’œuvre, compte tenu des réserves de main-d’œuvre rurale, avec des répercussions évidentes sur l’évolution des salaires. La sous-évaluation du yuan et le maintien de bas salaires ont permis à la Chine d’augmenter le volume de ses exportations, très compétitives sur les marchés internationaux, tandis que les entreprises chinoises ont progressivement acquis des compétences technologiques.
Quels ont été les effets de ce système aux États-Unis et, plus généralement, en Occident ? L’arrivée d’un volume important d’épargne insensible aux taux d’intérêt a entraîné une baisse des taux des bons du Trésor américain, qui sont le pivot du système financier mondial: tous les taux (crédits, obligations, etc.) ont donc baissé. La baisse des taux a stimulé une augmentation globale de la dette (des ménages, des États et des entreprises, les uns ou les autres menant la hausse selon les phases et les contextes), une émission en excès de droits sur la richesse future dont une partie ne pourra être honorée. L’inflation est généralement le moyen privilégié pour accompagner et rendre soutenable l’excès d’émission de dette, en érodant progressivement le pouvoir d’achat de la monnaie : mais ici, il n’y eut pas d’inflation dans la sphère réelle, notamment en raison de la pression déflationniste que les marchandises produites en Chine ont continué à exercer – au moins comme tendance générale. L’inflation s’est donc confinée à la sphère patrimoniale, c’est-à-dire financière, immobilière et des biens refuge (métaux précieux, œuvres d’art, etc.), en faisant apparaître des bulles. Conjuguées au développement industriel de la Chine et d’autres pays émergents, ces opportunités d’investissement ont découragé les investissements dans les branches industrielles en Occident, qui se sont réorientés vers le secteur financier, à l’étranger et dans des activités tertiaires non délocalisables.
Ces entrelacs permettent d’expliquer les principales caractéristiques de l’évolution des économies avancées au cours des dernières décennies, au moins jusqu’à la phase la plus récente : hypertrophie du système financier, augmentation des prix de l’immobilier, faiblesse des taux d’intérêt en regard d’une inflation anémique, accélération de la tertiarisation, stagnation tendancielle et faibles gains de productivité.
Les contradictions du non-système
Comme nous l’avons déjà mentionné, le non-système a conduit à une accumulation de dettes trop élevées par rapport à la croissance mondiale. Dans ce cas, la dévalorisation est inévitable et susceptible de prendre des formes variées : éclatement de bulles et crises financières, déflation par la dette (lorsque le remboursement de la dette entraîne une contraction de la demande qui, à son tour, entraîne une récession), flambée inflationniste.
La crise financière de 2008 fut un premier moment de cette dévalorisation. Suivie d’une déflation par la dette, principalement dans la zone euro, cette séquence a entraîné une contraction des excédents commerciaux chinois à laquelle la Chine a répondu d’abord par un programme de relance de la demande, puis par un ambitieux programme d’investissements à l’étranger – principalement dans les infrastructures et les hubs de transport terrestre et maritimes (Belt and Road Initiative). Cela a entraîné une transformation de la manière dont la Chine s’inscrit dans le système monétaire international et dans la division internationale du travail, désormais moins axée sur l’accumulation d’excédents commerciaux et leur recyclage en bons du Trésor américains, et davantage sur les exportations de capitaux, avec une pression moindre sur les salaires et un développement accru de la demande intérieure. La plupart des commentateurs occidentaux ne voient pas cette mutation parce qu’ils ne regardent que la part relative (assez faible) de la consommation dans le PIB chinois. Il se trompent, et ce pour une raison fondamentale: l’augmentation de la consommation, si elle a lieu, est la conséquence d’une accumulation capitaliste vigoureuse; or celle-ci est toujours tirée par l’investissement, pas par la consommation.
Cette transformation devrait à terme conduire la Chine à renoncer progressivement à sa politique de sous-évaluation systématique du yuan, notamment en réduisant ses placements en bons du Trésor américains – ce qui marquerait la fin du « non-système ». Cela coïnciderait avec le passage effectif du stade mercantiliste au stade impérialiste. En regard du développement technologique de la Chine, il était probablement trop tôt en 2013 pour une réorientation radicale du modèle de développement, mais on peut affirmer que la transition d’un stade à l’autre a commencé – ce qu’illustre le comportement de la Chine à l’égard des bons du Trésor américain (1 316 milliards de dollars de Treasuries détenus par la Chine en novembre 2013; 760 milliards en janvier 2025).
Dans son article, Napier esquisse quelques perspectives de recomposition du système monétaire. Contrairement à de nombreux commentateurs, il estime que le dollar continuera à jouer un rôle central, car dans le cas contraire, une dépréciation radicale du dollar entraînerait une perte énorme pour tous les créanciers de l’État américain, nationaux et étrangers (environ 36 000 milliards de dette totale). Reste à voir comment le taux de change du dollar évoluera sous Trump II. L’enjeu, en tout état de cause, est la gestion de l’énorme dette mondiale, et en particulier de la dette américaine. Dans un article de journal de février 2025[3], Emiliano Brancaccio suggère que l’affaiblissement et la vassalisation accrue des pays de l’UE les contraindraient à financer la dette américaine même dans un contexte de dépréciation du dollar. L’UE compenserait ainsi le retrait de la Chine en tant qu’acheteur de bons du Trésor américains, mais dans une situation où ceux-ci ne seraient plus un actif refuge hautement garanti.
De manière plus générale, les principes de l’organisation monétaire mondiale sont appelés à évoluer, avec le retour déjà bien engagé des États en tant qu’acteurs directs de premier plan. Cette reconfiguration pourrait aller jusqu’à la réintroduction du contrôle des mouvements de capitaux. On assisterait alors à une résurgence de principes proches de ceux établis sous le régime de Bretton Woods: l’épargne nationale servirait prioritairement à financer l’investissement intérieur, sous la supervision de l’État qui interviendrait via des politiques industrielles actives et la «répression financière», via des taux d’intérêt tendanciellement moins élevés, des détenteurs d’épargne. Les investissements permettraient une augmentation du PIB; le retour d’une inflation contrôlée entraînerait également une augmentation du PIB nominal, la combinaison de ces deux facteurs conduisant à une réduction progressive du ratio dette sur PIB. Tout cela, dans un monde foncièrement divisé en deux sphères d’influence et deux systèmes monétaires distincts, l’un centré sur les États-Unis, l’autre sur la Chine.
Conclusion
Tentons un regard en avant. Au cours des trente dernières années, les facteurs monétaires ont pesé sur la forme des mouvements sociaux avec un poids dont on peut dire qu’il était sans commune mesure avec l’attention que nos analyses leur ont accordée. Aujourd’hui, la parenthèse unipolaire américaine se referme en mettant en mouvement des transformations importantes de l’organisation du système monétaire ; à leur tour, celles-ci agissent sur la territorialisation des activités et reconfigurent ainsi la forme des luttes sociales.
La désindustrialisation comme le déclin du poids, numérique et politique, de la classe ouvrière industrielle au sein des pays occidentaux, n’ont pas été les conséquences d’un déterminisme irréversible dans le cours du développement capitaliste, seulement les effets contingents d’une certaine mise en forme planétaire de l’accumulation. La fin de ce cycle annonce une nouvelle distribution des activités. Dans les pays occidentaux comme partout ailleurs, celle-ci aura des implications importantes sur les luttes. Celles que nous avons connu au cours des dernières décennies, en France par exemple, étaient toutes déterminées, de près ou de loin, par le contexte général de désindustrialisation et de tertiarisation – qu’il s’agisse des luttes contre les plans sociaux ou des émeutes urbaines, de la défense du salaire indirect géré par l’État (les retraites, par exemple) ou des mobilisations des classes moyennes. Nous ne savons pas comment ce rabattement des cartes va se traduire précisément dans notre contexte immédiat, mais nous devons nous préparer à voir beaucoup de nos certitudes bousculées par les évolutions en cours. Il se peut que la perspective communiste ne s’en porte pas plus mal, au contraire.
Notes
[1] C’est aussi sur cette base que fonctionnent, toujours aujourd’hui, les économies basées sur un ancrage fort à une devise étrangère, comme les économies dollarisées d’Amérique latine ou les currency boards de quelques pays d’Europe de l’Est comme la Bulgarie ou la Bosnie-Herzégovine, autrefois ancrés au mark et désormais à l’euro.
[2] Russell Napier, «America, China, and the Death of the International Monetary Non-System», American Affairs, vol. VIII, n° 4.
[3] Emiliano Brancaccio, «Le condizioni economiche per l’Ucraina, è arrivato il conto», Il Manifesto, 27-02-2025.