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Qui exploite qui ? Décrypter le capitalisme avec le philosophe Ulysse Lojkine
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Qui exploite qui ? Décrypter le capitalisme avec le philosophe Ulysse Lojkine | Les Inrocks
Dans “Le Fil invisible du capital”, le philosophe et économiste Ulysse Lojkine renouvelle la lecture de Marx à l’heure des plateformes, de la sous-traitance mondialisée et des chaînes logistiques éclatées. Il décrypte un capitalisme où l’exploitation se dissimule derrière la libre adhésion apparente, rendant flous les rapports de domination. À l’heure des luttes sociales diffuses, son essai éclaire la manière dont les inégalités de pouvoir et de propriété continuent de structurer l’économie mondialisée.
Vous soutenez que le capitalisme est un système d’exploitation invisible. Qu’entendez-vous par là ? Invisible pour qui ?
Ulysse Lojkine – Invisible pour quiconque s’en tient à la représentation que le capitalisme produit lui-même spontanément, celle d’échanges libres et consentis. Dans le féodalisme, le paysan est forcé de consacrer des jours de travail sur la terre du seigneur ; dans l’esclavage aussi, la coercition est apparente. Dans le capitalisme contemporain, l’appropriation du travail est invisible car la comptabilité est faite en monnaie ou en nature, et on perd la trace des flux de travail. La contrainte sur le travail est bien visible dans l’entreprise, mais elle est voilée par l’apparence de libre consentement en amont, sur le marché de l’emploi. C’est cette double invisibilité, de l’appropriation et du pouvoir, qu’une théorie de l’exploitation a pour tâche de défaire.
Pourquoi est-ce si compliqué, aujourd’hui, de désigner “qui exploite qui” ? Et en quoi est-ce un enjeu politique ?
Pour abolir l’exploitation, il faut commencer par la rendre visible, et en particulier par désigner les exploiteurs. Le syndicalisme du XIXe et du XXe siècle l’a fait d’une certaine manière, par l’organisation des grandes concentrations d’ouvriers dans les usines, les mines ou les docks dans un rapport de force avec l’employeur bien identifiable, parfois en tant que dynastie industrielle, et plus systématiquement en tant que personne juridique qui détient les machines, verse les salaires et dégage des profits. Aujourd’hui, cette étape politique nécessaire de la mise en évidence de l’exploiteur est plus complexe. Cela peut contribuer à expliquer que les grandes luttes sociales de ces dernières années en France – les gilets jaunes et le mouvement contre la réforme des retraites – ont été dirigées contre l’État, et non frontalement contre le capital.
Qu’est-ce que vous répondez à ceux qui disent : “C’est le jeu du marché, personne n’oblige personne à accepter un job mal payé” ?
Il est vrai que dans le capitalisme contemporain, contrairement au servage ou à l’esclavage, personne n’empêche un salarié de changer d’emploi. Mais cette liberté est doublement illusoire. D’une part, par des frictions à la mobilité que l’économie du travail empirique met bien en évidence : un emploi, c’est un emplacement, des horaires, une carrière en cours qu’il est souvent difficile de retrouver ailleurs, surtout lorsqu’on craint de devoir en passer par le chômage. D’autre part, comme l’avait dit Marx, même en l’absence de toute friction à la mobilité, il existe une force plus fondamentale peut-être qui crée une contrainte sur les salariés : l’inégale distribution de la propriété, qui contraint celui qui ne détient pas ses moyens de subsistance et de travail à se salarier pour un autre, et à lui concéder un profit.
“La sous-traitance industrielle à l’échelle mondiale engendre des positions intermédiaires, qui s’approprient le travail de leurs salariés, tout en étant à leur tour soumis à des donneurs d’ordres plus puissants”
Vous proposez une relecture de Marx à l’ère des chaînes de sous-traitance, de la finance mondialisée et des plateformes. Qu’est-ce que Marx n’avait pas prévu, selon vous ?
L’exploitation aujourd’hui s’inscrit de plus en plus souvent dans des structures à plusieurs étages. La sous-traitance industrielle à l’échelle mondiale dans des secteurs aussi variés que le textile et l’électronique, mais aussi la sous-traitance des services de nettoyage et de sécurité, l’intérim, le travail détaché, ou encore les franchises, ont en commun d’engendrer des positions intermédiaires – que ce soit le patron d’un atelier textile au Maroc ou d’une boulangerie franchisée en France – qui s’approprient le travail de leurs salariés, tout en étant à leur tour soumis à des donneurs d’ordres plus puissants.
Pour analyser ces formes, il faut aménager la théorie marxiste de l’exploitation, qui se concentre sur le rapport bilatéral de face-à-face entre l’employeur et le salarié. Marx connaissait bien la production en réseau, qui était répandue à son époque – putting out et sweatshops –, mais il voyait la condensation du capital dans la grande usine comme la tendance structurante du capitalisme. Un siècle d’industrialisation lui a d’abord donné raison ; cinquante ans de mondialisation et de fragmentation de la production nous imposent de remettre sur l’ouvrage sa théorie et certains de ses concepts fondamentaux, comme celui de “mode de production”.
Vous écrivez que les profits sont de plus en plus dissociés des lieux de production. Qu’est-ce que cela change pour les travailleurs ?
On observe ces dernières années que les profits se concentrent dans des entreprises, alors que les salariés, en particulier les travailleurs d’exécution, se massent dans d’autres. Les unes sont maîtresses de la technologie et des marques ; les autres sont cantonnés aux tâches de la production matérielle, de la vente, de la logistique. Cela rend plus difficile pour les exploités de réclamer un autre partage de la valeur : à l’échelle de l’entreprise, il y a peu à partager ; la mise en concurrence entre entreprises entrave toute organisation transversale, et protège ainsi des pôles de profitabilité qui accumulent de plus en plus de richesse et de pouvoir. Cela n’empêche pas toute victoire des salariés – le livre commence par évoquer les luttes de femmes de ménage sous-traitées, qui, dans les hôtels, les universités, les hôpitaux, ont souvent ces dernières années gagné leurs grèves –, mais cela limite leur nombre et leur ampleur.
“Pour briser l’exploitation, il faut changer de système de coordination”
Dans un monde de précarité, d’algorithmes et de chaînes d’approvisionnement éclatées, à quoi pourrait ressembler une alternative juste au capitalisme ?
Dans le capitalisme, les institutions de l’exploitation (la propriété privée, les marchés de l’emploi et du capital, l’entreprise hiérarchique, les réseaux de production) sont aussi celles de la coordination, celles qui gèrent, avec une cohérence certes fluctuante, mais historiquement inouïe, l’interdépendance des travailleurs du monde entier – qui leur permettent de chacun contribuer à satisfaire les besoins et les désirs d’autrui. Dès lors, pour briser l’exploitation, il faut aussi changer de système de coordination. L’étude de l’histoire et de notre présent propose des pistes en ce sens : celles de la planification étatique et des droits sociaux – droit du travail, Sécurité sociale, services publics. Des méthodes algorithmiques modernes peuvent permettre de les perfectionner et de les généraliser. L’ère de la coordination économique à grande échelle sans propriété lucrative est peut-être devant nous !
Le Fil invisible du capital : Déchiffrer les mécanismes de l’exploitation (La Découverte), 256 pages, 21 €. En librairie.