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Le moment Lénine: entre dette, droits de douane et guerre

Lien publiée le 7 juin 2025

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Le moment Lénine: entre dette, droits de douane et guerre - Réalité

Dans cet article, Emiliano Brancaccio souligne la profondeur historique de la situation actuelle. Le « moment Lénine » représente ce point de bascule dans lequel, entre crise de l’hégémonie américaine, essor de la puissance chinoise et tentation d’un impérialisme européen autonome, l’enchevêtrement de la concurrence capitaliste débouche sur un affrontement armé. À rebours des lectures moralisantes, il dévoile les déterminations économiques qui transforment le protectionnisme en guerre, et la dette en moteur de recomposition géopolitique.

Note de la rédaction: Cet article est paru le 10 mars 2025 sur le blog du journal quotidien italien Il Sole 24 Ore. Au vu de l’intérêt du texte, nous avons cru bon de le rendre accessible au lectorat francophone. La traduction est de nous.

L’instant, le point de bascule, le « moment » décisif. Chez les scientifiques, l’expression est récurrente. En physique, Galilée appelait « moment » la diminution de la gravité d’un corps situé sur un plan incliné. En économie, on parle de « moment Minsky », d’après le nom du théoricien de la crise récurrente, pour identifier le point de précipitation du marché financier, lorsque la bulle spéculative atteint son ampleur maximale avant d’éclater. Dans tous les cas, il s’agit implicitement d’un changement de scénario : le « moment » est un tournant dans les « lois du mouvement » du système.

En appliquant cette idée à l’étude des processus historiques, il semble opportun d’avancer que les turbulences mondiales déconcertantes que nous observons à l’heure actuelle peuvent être baptisées « moment Lénine ». Cette expression fait moins référence au révolutionnaire bolchevique qu’à l’infatigable savant qui, au début de la Première Guerre mondiale, rédigea le célèbre essai sur l’« impérialisme », texte hautement utile pour comprendre le monde contemporain.

L’imbrication des rapports internationaux du crédit et de la dette

L’impérialisme de Lénine est un ouvrage moins surestimé par les communistes orthodoxes que sous-estimé par les économistes vulgaires. Il ne peut certainement pas être qualifié de « scientifique » au sens moderne du terme: le principe de réfutabilité de Karl Popper, ou tout autre mode de vérification empirique, est rendu ici impraticable par la teneur narrative de l’ouvrage. Sa lecture, cependant, offre un berceau d’idées très originales, dont des générations entières de chercheurs, marxistes ou non, ont tiré les bases pour des recherches canoniques et avant-gardistes[1].

L’idée léninienne qui a le mieux résisté à l’épreuve du temps est celle de l’imbrication des rapports internationaux du crédit et de la dette, les processus connexes de centralisation du capital dans des blocs monopolistiques réciproquement antagoniques et la transmutation de la confrontation économique en conflit militaire pur et simple qui en découle. Le « moment Lénine », pourrions-nous dire, est précisement ce point de bascule angoissant dans la succession des événements, cette heure de terreur collective dans laquelle l’enchevêtrement de la concurrence capitaliste débouche sur un affrontement armé.

En ce sens, la guerre en Ukraine et ses suites, qui seront longues et sinueuses, peuvent être considérées comme le « moment Lénine » de cette nouvelle ère de désordre mondial.

Trump, personnification de la dette américaine

Pour saisir le point crucial, il est utile d’analyser la ligne diplomatique des différents protagonistes de ce  « moment » à la lumière des intérêts matériels qu’ils sont appelés à servir. Dans un tel exercice, Donald Trump est un cobaye idéal. Du nouveau président américain, chacun analyse le comportement, la posture, la capacité subjective supposée à modifier l’objectivité des événements. Ni les sympathisants ni les détracteurs ne parviennent à analyser Trump pour ce qu’il est vraiment : une marionnette vivante parmi d’autres entre les mains du processus capitalistique.

Donald Trump n’est rien d’autre que la personnification de la dette extérieure américaine, un énorme rouge qui a maintenant dépassé le chiffre record de 23 000 milliards de dollars. Ce gigantesque passif net à l’égard du reste du monde a enrayé l’énorme « circuit militaro-monétaire » sur lequel l’Amérique avait bâti son hégémonie mondiale après l’effondrement soviétique. Le même problème, notons-le, avait déjà touché Biden et les administrations précédentes, lorsque les États-Unis avaient été contraints de desserrer leur emprise sur de vastes zones d’occupation militaire, économique et extractive, de l’Irak à l’Afghanistan. Avec Trump, cependant, l’impossibilité d’une expansion impériale fondée sur l’endettement est devenue un fait incontestable[2].

Le sophisme de Ferguson sur la crise hégémonique américaine

L’historien Niall Ferguson de Stanford a tenté de résumer le problème en affirmant que la crise hégémonique de l’empire se produit lorsque les dépenses liées aux intérêts et au remboursement de la dette dépassent les dépenses militaires. Federico Rampini et d’autres éminents experts suivent cette théorie. Malheureusement, ils sont incapables de comprendre que la « loi » de Ferguson est erronée. En effet, contrairement à Lénine, Ferguson ne s’intéresse qu’à la partie publique de la dette.

Or, s’il ne s’agissait que de la dette publique intérieure, la politique monétaire pourrait aisément la financer en imposant des taux d’intérêt bas, de sorte que les remboursements resteraient stablement inférieurs aux dépenses d’armement. Les vraies difficultés apparaissent lorsqu’il s’agit de la dette extérieure, non seulement publique, mais également privée. Dans ce cas, il devient nécessaire d’attirer des capitaux du reste du monde pour le compenser, et les taux de rendement ne peuvent donc pas descendre en dessous de ce que les économistes appellent les seuils d’« arbitrage ». C’est là qu’apparaît la contrainte sur les dépenses, générales et donc également militaires.

La contrainte extérieure, les droits de douane et la dédollarisation

On a longtemps cru que l’Amérique, détentrice du privilège exorbitant du dollar, était à l’abri de cette contrainte extérieure. Les apologistes de cette doctrine un peu confuse qui porte le nom de « théorie monétaire moderne » (MMT) se font encore des illusions. Mais la vérité est désormais autre. La couverture des engagements par l’émission de billets verts est devenue très aléatoire. Le protectionnisme américain lui-même porte atteinte aux droits des détenteurs étrangers de dollars de les utiliser à leur guise pour acheter des capitaux occidentaux, et répand ainsi des doutes supplémentaires sur la valeur de la monnaie et, avec elle, sur la possibilité de soutenir la dette. Par une étonnante hétérogénèse de fins, les propres barrières commerciales et financières de l’Amérique s’avèrent donc être le moteur de la « dédollarisation » redoutée.

Le nerf de la guerre d’après Cicéron, à savoir l’argent illimité pour la combattre, est ainsi en panne. C’est à partir de là qu’il faut commencer à comprendre la crise hégémonique américaine. Et c’est aussi à partir de là que l’on peut comprendre le retrait de Trump du front ukrainien. Pour l’Amérique, redevable au monde, il est en effet temps de resserrer les rangs, de circonscrire ses objectifs impériaux et de réduire l’aire de son hégémonie. S’il existe donc une « loi » de la crise pour l’empire, c’est dans la mise en balance des dépenses militaires avec le service de la dette extérieure.

Action et réaction

La détresse financière américaine explique aussi le micmac avec lequel Trump a réclamé à Zelensky les terres rares ukrainiennes pour rembourser les dépenses militaires américaines. En d’autres termes, nous en sommes au point où la dette devient le ressort de ce que Lénine appelait déjà à son époque l’« accaparement intensif » des matières premières.

Pour Washington, d’ailleurs, le problème de la frontière russe est désormais secondaire. Ce qui préoccupe aujourd’hui la Maison Blanche, c’est d’amadouer la Russie pour qu’elle sépare son destin de celui du principal adversaire des USA : la Chine. Pour ce faire, Trump ira même jusqu’à mettre en vente la « golden card » de la citoyenneté américaine à des capitalistes russes, pour la modique somme de cinq millions de dollars. Hier sanctionnés, les oligarques moscovites sont aujourd’hui choyés. Le saut périlleux américain est spectaculaire.

Mais cette exhumation du vieux « diviser pour mieux régner » nixonien semble bien tardive. Depuis le début de la guerre, les échanges commerciaux entre la Russie et la Chine ont doublé. Comme le prévient Xi Jinping, la tentative américaine de séparer l’un de l’autre semble aujourd’hui désespérée.

Le grand débiteur américain, le grand créancier chinois

Néanmoins, l’engrenage de la dette extérieure obligera les Etats-Unis à tenter d’autres actions, plus ou moins extrêmes, afin de limiter l’expansion de la Chine et de ses alliés. Le risque, le cas échéant, serait une avancée du grand créancier chinois dans les processus de fusions, d’acquisitions et de contrôle capitaliste dans les zones d’influence que le débiteur américain en retrait a dû laisser inexploitées. Pour la première fois dans l’histoire, dirait Lénine, la centralisation capitaliste prend le chemin de l’Orient. Endiguer ce vent nouveau, pour Trump et ses semblables, est un enjeu vital du point de vue de l’hégémonie capitaliste.

C’est pourquoi la posture du président américain devient de plus en plus provocatrice. Il suffit de penser à la reprise en main du canal de Panama, qui était depuis longtemps contrôlé par les Chinois. Trump avait prévenu qu’il allait le reprendre par tous les moyens. Les Chinois ont donc été contraints de le céder précipitamment au fonds américain Blackrock, pour le montant ridicule de 19 milliards de dollars. Résultat : les barrières protectionnistes américaines s’appliqueront désormais aussi au névralgique carrefour panaméen. Entre la pression morale et l’intimidation mafieuse, le pas est de plus en plus court.

Mais comme le veut la loi newtonienne, les actions trumpiennes sont suivies des réactions chinoises. Le porte-parole du ministère des affaires étrangères de Pékin a déclaré : « Si les États-Unis insistent sur une guerre commerciale, ou sur tout autre type de guerre, la Chine les combattra jusqu’au bout ». Tout autre type: formule indéfinie du « moment Lénine ».

Les vraies raisons du réarmement européen

Dans ce gigantesque choc de plaques tectoniques, la « trahison » de l’Europe par Trump reste à examiner. En Italie et ailleurs, les apologistes du réarmement européen insistent sur le fait que le président américain a laissé ses anciens alliés européens sans protection contre une éventuelle invasion russe. Mais il est difficile d’imaginer une propagande de guerre aussi puérile que celle-ci.

La réalité de la course aux armements en Europe est tout autre. Pendant des décennies, les pays de l’UE ont joué le rôle de véritables vassaux de l’empire américain. Partout où l’OTAN imposée par les Américains a déplacé ses milices, des opportunités commerciales ont été créées pour les entreprises américaines en premier lieu, mais aussi pour les entreprises britanniques, françaises, allemandes et italiennes en second lieu. De l’ancien bloc soviétique à l’Afrique, en passant par le Moyen-Orient, telle a été l’histoire de l’impérialisme atlantique dans la phase que nous nous laissons derrière nous.

Il est donc clair qu’à l’heure où la crise de la dette contraint l’empire américain à réduire sa zone d’influence et à exproprier jusqu’à ses anciens vassaux, le principal problème de la diplomatie européenne devient le suivant : concevoir un impérialisme autonome, capable d’accompagner la projection du capitalisme européen vers l’extérieur d’une puissance militaire autonome. Pour reprendre les mots de Lénine : les rapports de puissance changent, le partage du monde doit changer en conséquence.

Memento Lénine

Le dernier mystère du « moment » est le rôle de la mythique classe dominée. Dispersés, privés d’intelligence collective, laissés à la merci de la seule stupidité individuelle, les travailleurs semblent aujourd’hui résignés à subir les effets d’un boom des dépenses militaires au prix de nouvelles réductions de l’État-providence et de nouvelles compressions du pouvoir d’achat. De plus, les rares personnes qui jettent encore un œil à la politique parlent désormais le même langage que les diplomates capitalistes qui les gouvernent. Leur plus grande ambition intellectuelle est de se ranger sous la bannière des « bons » contre les derniers « mauvais » désignés. Adaptation mentale inconsciente à un avenir de chair à canon.

La révolution s’étant liquéfiée, les masses échappent même à la consolation d’une science révélatrice. Le « moment Lénine », memento Lénine.

Notes :


[1] Dans la vaste littérature consacrée au sujet, voir : Emiliano Brancaccio, Raffaele Giammetti, Stefano Lucarelli, « Centralisation of capital and the economic conditions of peace », Review of Keynesian Economics, 12 (3), 2024, 365-384.

[2] Sur les liens entre la dette nette américaine et la crise diplomatique internationale, voir également mon débat récent avec le gouverneur émérite de la Banque d’Italie : Emiliano Brancaccio et Ignazio Visco, « Il “non-ordine” economico mondiale, la guerra e la pace : un dibattito entre Emiliano Brancaccio e Ignazio Visco », Moneta e credito, 77, no. 308, 2024.