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Révolution et philosophie de l’histoire. Entretien avec Frédéric Monferrand
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https://www.revolutionpermanente.fr/Revolution-et-philosophie-de-l-histoire-Entretien-avec-Frederic-Montferrand
La philosophie de l’histoire entretient un lien essentiel avec le concept de révolution. C’est ce que montre le philosophe Frédéric Monferrand qui invite à reprendre à nouveaux frais cette discussion pour éclairer notre présent, fait d’un étrange mélange de désir de révolution et de perplexité quant à sa nature et à sa possibilité.
RP Dimanche : Dans votre travail, vous montrez que la notion de révolution est indissociable d’une certaine philosophie de l’histoire. En même temps, vous écrivez que certains philosophes ont adressé des critiques pertinentes à la philosophie de l’histoire, et pensent plutôt en termes de résistances ponctuelles et d’alternative locale à l’exploitation. Pouvez-vous revenir sur cette conception traditionnelle de l’histoire et sur les débats qu’elle a suscités ?
Frédéric Monferrand : Il me semble que cette question de la philosophie de l’histoire est intéressante car elle contribue à éclairer notre conjoncture politique. D’un côté, les années 2010-2020 ont été le théâtre de soulèvements mondiaux qui ont parfois pris la forme de révolutions, comme en Égypte ou au Soudan. Et l’on entend souvent dire, dans notre province européenne, que quelque chose comme une révolution est souhaitable : les inégalités sont si profondes, la perte de légitimité des gouvernants si prononcée et la conscience d’une catastrophe écologique en cours si diffuse qu’il paraît aussi urgent que nécessaire de « tout changer ». D’un autre côté, force est de reconnaître, non seulement que le rapport de force ne penche actuellement pas du côté des révolutionnaires – c’est le moins que l’on puisse dire –, mais aussi que nous peinons à croire en la possibilité d’une révolution ou, en tout cas, à nous représenter la forme qu’elle pourrait prendre. Mon hypothèse est que ce mélange étrange de désir de révolution et de perplexité quant à sa nature et à sa possibilité s’explique en partie par une crise de la conscience historique et par le discrédit qui affecte la philosophie de l’histoire.
Une bonne manière de justifier cette hypothèse est de rappeler que la philosophie de l’histoire entretient un lien essentiel avec l’expérience révolutionnaire. Sa conception moderne provient directement des expériences révolutionnaires du XVIIIe siècle : ce sont les révolutions américaine, française et haïtienne qui ont imposé l’idée que l’histoire est un processus linéaire, dans lequel l’action au présent relègue derrière elle le passé en inventant l’avenir. Les philosophies classiques de l’histoire héritent de cette conception moderne du temps historique comme processus linéaire et orienté, qui offre prise à l’action. Et elles se présentent souvent comme des philosophies de la révolution, en cherchant à saisir le sens de l’événement révolutionnaire en le mettant en perspective dans la longue aventure de l’humanité. L’exemple typique ici est Hegel, pour qui la Révolution française dévoile en quelque sorte le sens de toute l’histoire jusqu’à nos jours. C’est un événement tel qu’il nous ferait rétrospectivement comprendre que l’histoire est unifiée et orientée par les efforts entrepris par « l’Esprit », c’est-à-dire l’humanité, pour prendre conscience de sa liberté et la réaliser dans des institutions économiques, sociales et politiques adéquates. La révolution apparaît en d’autres termes comme la révélation d’un progrès qui la prépare et qu’elle réalise pratiquement.
Marx et les marxistes héritent de tout cela. On pourrait même dire que c’est un héritage plus profond que les débats stratégiques qui ont traversé, quelques décennies plus tard, la social-démocratie. Certes, ce n’est pas la même chose de penser, comme un certain Karl Kautsky, que le progrès des forces productives conduira plus ou moins mécaniquement au socialisme et de penser, comme Rosa Luxemburg et Lénine (ou, d’un point de vue plus philosophique, Georg Lukács) que le socialisme ne peut résulter que d’une action radicale, immédiate et concertée. Dans le premier cas, l’histoire se fait en quelque sorte par elle-même, dans le second, elle est à faire, ici et maintenant : il faut en libérer activement les éléments positifs. Mais, dans les deux cas, on trouve l’idée qu’il y a dans l’histoire un mouvement général – la socialisation croissante de la production, la formation d’une classe radicalement exploitée, l’exacerbation des contradictions – qui justifie nos espoirs et soutient nos efforts. Non seulement l’histoire a un sens, mais elle va dans notre sens, qui est celui du socialisme ou du communisme, lequel est décrit par le jeune Marx comme « l’énigme résolue de l’histoire ». Le communisme est la prochaine étape et même, la dernière étape de l’aventure de l’humanité : c’est le début de la fin, l’achèvement de « la préhistoire de la société humaine », comme l’écrit encore Marx. Et la discussion porte seulement, si j’ose dire, sur la meilleure manière de sortir définitivement de cette préhistoire.
Cette conception globalement progressiste de l’histoire comme processus qui accumule les conditions d’un monde meilleur devient obsolète à partir des années 1930, avec la montée du fascisme, l’involution bureaucratique de l’Union soviétique puis la Seconde Guerre mondiale, l’extermination des juifs d’Europe, les bombes lâchées sur Nagasaki et Hiroshima. C’est à ce moment que la philosophie de l’histoire devient une perspective théorique discréditée et la révolution un horizon politique douteux. Il en résulte plus ou moins directement différentes critiques de la philosophie de l’histoire, qui ont beaucoup contribué à définir les coordonnées intellectuelles dans lesquelles nous pensons aujourd’hui.
RP Dimanche : Parmi ces critiques, lesquelles vous semblent particulièrement intéressantes ?
Frédéric Monferrand : Il y en a deux. La première vient de l’École de Francfort et elle aboutit à une redéfinition de la révolution. La seconde vient de Foucault, et elle aboutit plutôt à une mise à distance de la révolution. Du côté francfortois, Theodor W. Adorno ou Walter Benjamin développent des philosophies négatives de l’histoire. Ils retournent la philosophie progressiste de l’histoire contre elle-même. Dans sa Dialectique négative, Adorno explique ainsi que Hegel avait raison de penser que l’histoire a un sens parce qu’elle est unifiée par le progrès, mais qu’il a eu tort de croire que ce progrès était un progrès de la liberté. Il s’agit plutôt selon lui d’un progrès de la domination, d’un perfectionnement des moyens techniques, culturels, politiques et sociaux de reproduire la soumission des individus au marché et à l’exploitation. La philosophie de l’histoire change de signe : elle devient une théorie des conditions d’impossibilité de la révolution. Dans ses thèses Sur le concept d’histoire, Benjamin soutient lui aussi que l’histoire est unifiée par un progrès de la catastrophe. Et il explique en conséquence que la fonction de la révolution n’est pas de libérer les tendances progressistes qui y sont à l’œuvre, mais de retenir ces tendances, d’en freiner la progression, et, finalement, de mettre un terme définitif à la catastrophe. C’est une vision très forte du rapport entre l’histoire et la politique, dont les conséquences sont profondes. Elle implique de reconnaître que rien, dans notre présent, n’annonce vraiment un monde meilleur, de sorte que la révolution doit être considérée comme un événement pur, voire comme un miracle, plutôt que comme un processus qui s’organise. À la limite, c’est l’advenue du messie.
C’est une toute autre critique de la philosophie de l’histoire que développe Foucault. Là où Adorno et Benjamin maintiennent l’idée d’une unité, voire d’un sens, de l’histoire pour en inverser le signe, Foucault s’emploie quant à lui à pluraliser l’histoire, à montrer qu’elle se décline au pluriel plutôt qu’au singulier. L’idée pourrait paraître triviale, ne serait-ce que parce que les philosophies classiques de l’histoire, celles qui se développent à la charnière des XVIIIe et XIXe siècle, reconnaissent sans problème la multiplicité des temps historiques : il y a l’histoire des Modernes et celle des Anciens, mais aussi l’histoire des peuples « orientaux », voire celle des peuples africains ou américains. Les philosophies de l’histoire se proposent justement de coordonner ces chronologies disparates, en les intégrant à une histoire mondiale ou universelle. Le problème est évidemment qu’elles le font de manière eurocentrique, en soutenant que les peuples non-européens incarnent, dans le présent, un passé dépassé par l’Europe.
Je ne crois pas que cette dimension eurocentrique des philosophies de l’histoire soit au cœur du travail de Foucault. Mais il me paraissait important de la rappeler. Et cela permet en outre de faire ressortir l’originalité de l’approche de Foucault, qui ne se contente pas d’insister sur l’hétérogénéité de l’histoire. Dans « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », il soutient qu’il n’est ni possible, ni souhaitable de résorber cette hétérogénéité dans un grand récit unifié du développement de l’humanité. Grossièrement restituée, l’idée est qu’il y a toujours quelque chose d’arbitraire dans le fait de découper l’histoire en grandes époques bien délimitées qui se succèderaient selon un ordre nécessaire et que tout le monde devrait emprunter pour parvenir à la liberté. L’histoire réelle est beaucoup plus complexe. Elle est faite de trajectoires hétérogènes, discontinues et embrouillées, qui mobilisent des actrices et des acteurs singuliers. Pour s’en tenir à certaines des historicités singulières étudiées par Foucault : il y a l’histoire de la folie, des sciences humaines, de la prison, de la sexualité, etc. Or, apprend-t-on dans « Les mailles du pouvoir », chacune de ces histoires est le lieu d’une forme déterminée de pouvoir et de résistances au pouvoir. De même qu’on ne peut pas unifier l’histoire en un grand récit, on ne peut pas unifier la résistance des malades, des détenus, des minorités sexuelles en une lutte frontale contre « le pouvoir ». Et ces résistances ne sont pas seulement hétérogènes et irréductiblement localisées. Elles doivent en outre être indéfiniment répétées : chaque résistance transforme le pouvoir, et ces transformations entraînent à leur tour de nouvelles résistances, sans qu’une sortie définitive « du pouvoir » ne soit jamais possible. Bref, il n’y aura ni « Grand soir », pas de « lutte finale », pas de Révolution au sens emphatique que les marxistes tendent à donner à ce terme. Et, pour Foucault, c’est très bien comme ça.
C’est très bien comme ça, non pas parce que Foucault serait un fieffé réactionnaire, mais parce qu’il pense que subordonner les résistances à la Révolution, c’est les soumettre à une perspective aussi lointaine qu’illusoire de libération définitive et contribuer ainsi à les affaiblir et à renforcer le pouvoir. On saisit immédiatement l’arrière-plan politique de ces réflexions : l’hostilité du mouvement ouvrier en général, et des partis communistes en particulier, aux luttes censément « sectorielles » menées par les femmes (dont Foucault, étrangement, ne parle pas beaucoup), les jeunes, les malades, les minorités sexuelles, etc. Cette hostilité témoigne du fait que la croyance en une révolution finale, qui serait l’aboutissement d’un long progrès ou, alternativement, le dernier acte d’une trajectoire catastrophique, remplit en fait une fonction contre-révolutionnaire, ou, en tout cas, dépolitisante : elle contribue à maintenir les gens à leur place. Pour moi, c’est ça qui a fait date chez Foucault, bien au-delà du champ intellectuel : le fait que sa critique de la philosophie de l’histoire le conduise, non pas à renoncer à la critique et aux luttes sociales, mais à penser ces luttes en termes de résistances locales et indéfiniment rejouées, plutôt qu’en termes de révolution globale et définitivement assurée.
RP Dimanche : Mais alors, que faire du concept de révolution ?
Frédéric Monferrand : Il y a trois possibilités. La première est de considérer que la révolution est un mythe, une idole du passé dont il faut se libérer. Il faudrait alors avoir le courage d’assumer l’éternel retour du pouvoir et de la résistance au pouvoir. C’est en quelque sorte la position foucaldienne orthodoxe, même si les réflexions que Foucault consacre à la notion de « soulèvement » lors de la Révolution iranienne dessinent peut-être une autre voie. La seconde possibilité est de repenser la révolution sans philosophie de l’histoire, comme le résultat émergent de la rencontre entre de multiples formes de résistances localisées. Cette seconde option définit assez bien la philosophie politique spontanée des mouvements sociaux depuis une vingtaine d’années et elle reste sans doute la plus praticable. Mais je me demande si une troisième possibilité n’est pas en train de se dessiner, avec la crise écologique et l’entrée dans l’Anthropocène.
Le terme d’« Anthropocène » désigne une nouvelle ère géologique, caractérisée par le fait que les actions humaines ont dorénavant le pouvoir de déstabiliser les grands équilibres planétaires. Or, comme le souligne Jean-Baptiste Vuillerod dans un livre qu’il vient de publier sur la philosophie de l’histoire, ce diagnostic tend à redonner à certains thèmes issus de cette tradition une nouvelle actualité. Certes, les scientifiques n’ont toujours pas statué sur la valeur du diagnostic anthropocénique. Et il n’y a toujours pas de consensus sur sa datation. Certains font débuter l’Anthropocène aux aurores de la modernité, d’autres à la révolution industrielle et d’autres encore à l’après-Seconde Guerre mondiale. Mais, dans tous les cas, se réimpose l’idée que la trajectoire historique dans laquelle nous sommes engagés depuis plus ou moins longtemps présente une signification générale et une orientation déterminée. Réexaminée depuis les catastrophes du présent, l’histoire s’avère avoir été animée par une tendance dominante : celle qui conduit à extraire toujours plus de ressources, à empiéter toujours plus largement sur les espaces de vie sauvage et à consommer toujours plus d’énergies fossiles. En d’autres termes, l’histoire a de nouveau un sens – simplement, et comme le soulignaient déjà Adorno et Benjamin pour de toutes autres raisons, on ne peut plus raconter cette histoire comme un progrès de la liberté. Son sens est davantage celui d’une progression de la catastrophe.
Je me demande s’il n’y a pas là une occasion à saisir pour renouer le lien entre philosophie de l’histoire et politique révolutionnaire. Après tout, nombreuses sont celles et ceux qui, bien au-delà de la gauche radicale, affirment que nous allons dans le mur et qu’il faut bifurquer. Il y a la conscience diffuse du fait qu’il faut urgemment et radicalement changer nos manières de vivre, de produire et d’habiter la Terre. Or, lorsqu’on en appelle à un changement rapide, plutôt que progressif, et total, plutôt que partiel de nos modes de vie, que fait-on, si ce n’est en appeler à la révolution ?
RP Dimanche : Les différentes critiques que vous évoquez émergent aussi après la bureaucratisation du mouvement ouvrier et le stalinisme, et coïncident avec la montée du néolibéralisme qui installe l’idée qu’il n’y a pas d’alternative possible. Dans l’introduction de leur ouvrage Marxisme, stratégie et art militaire, Emilio Albamonte et Mathias Maiello formulent l’hypothèse que le marxisme a subi là une « négation historique » de la pensée révolutionnaire, dont l’exemple le plus poussé est celui des Procès de Moscou. À ce moment-là, toute la génération des dirigeants révolutionnaires de 1917 est assassinée, et plus généralement la Seconde Guerre mondiale va participer à rompre le lien entre les générations de révolutionnaires dans le mouvement ouvrier. À nouveau ensuite avec l’accumulation des défaites après 1968 ou après le coup d’État de Pinochet au Chili, et tout l’affaiblissement de la lutte des classes jusqu’à la restauration bourgeoise en URSS. N’est-ce pas aussi ce contexte historique qui est la cause de la disparition de l’idée de révolution ?
Frédéric Monferrand : Vous avez tout à fait raison. Je ne prétends pas que les critiques adressées depuis le champ intellectuel à la philosophie de l’histoire expliqueraient à elles seules la fermeture de l’horizon révolutionnaire. Il va sans dire que les événements politiques que vous listez restent les facteurs déterminants. J’ajouterai simplement deux remarques.
La première relève presque du bon mot. Elle concerne le slogan néolibéral « There is No Alternative ». À ce slogan, la gauche intellectuelle et politique croit devoir répondre qu’il y a des alternatives, que l’histoire est ouverte, que tout est encore possible. C’est évidemment légitime. Mais je me demande si c’est la seule, voire la meilleure stratégie possible. La tradition marxiste et, plus généralement, jeune hégélienne, a toujours été hostile à la conception libérale selon laquelle l’histoire est un processus ouvert sur un progrès continu et infini en droit. C’est clair chez quelqu’un comme Moses Hess, qui est aujourd’hui oublié mais qui a exercé une très profonde influence sur Marx. D’une manière qui anticipe la polémique de Luxemburg ou Lénine contre Kautsky, Hess explique que la croyance en l’ouverture de l’histoire et en la possibilité d’un progrès continu conduit à la résignation et à l’impuissance. Pour la conception bourgeoise de l’histoire, le bonheur et la liberté ne sont certes plus au-delà du monde. Mais ils n’en restent pas moins toujours repoussés à demain. C’est une manière de faire passer dans l’immanence du temps historique la croyance religieuse en une transcendance rédemptrice. Par contraste, Hess considère qu’il faut affirmer que l’histoire telle qu’on l’a connue jusqu’ici, qui n’est encore pour lui qu’une « histoire naturelle » faite de concurrence et de domination, que cette pseudo-histoire, donc, doit finir. Il faut en finir avec cette histoire naturelle ou cette préhistoire, pour en inaugurer une nouvelle. C’est une manière de dire qu’il faut revendiquer la fin de l’histoire, non plus comme un état de fait, mais comme un projet. Dans cet esprit, et au regard des crises écologiques en cours, on pourrait imaginer se réapproprier le slogan « There is No Alternative ». Il n’y a vraiment pas d’alternative : il faut en finir, pratiquement, avec ce monde ou alors se résoudre à le voir devenir inhabitable. Il faut mettre un terme à l’histoire écocidaire dans laquelle nous sommes engagés et ouvrir un avenir radicalement différent, ou alors se résoudre à ne plus avoir d’avenir du tout.
La seconde remarque porte sur l’arc historique que vous dessinez, qui conduit directement des procès de Moscou au néolibéralisme. Que faire des années 1960-70, caractérisées par une intense réflexion sur l’histoire et la révolution ? Ce sont les luttes de décolonisation et leurs effets dans les métropoles impériales qui sont alors déterminantes. Malheureusement, dans l’édition française de l’intéressant ouvrage d’Albamonte et Maiello que vous m’avez donné l’occasion de lire, les chapitres qui abordent ces luttes n’ont pas été retenus. Elles ont pourtant conduit les marxistes à s’engager dans une entreprise de pluralisation des temps historiques qui est à la fois proche et éloignée de ce que fait à la même époque Foucault. Le cas de Louis Althusser est ici exemplaire, même si on peut lui trouver des antécédents chez Antonio Gramsci ou Ernst Bloch. À l’arrière-plan de la critique althussérienne de « l’historicisme », on trouve les luttes de libération des peuples opprimés, qui ont été intégrées à l’histoire universelle, c’est-à-dire à l’universalisation du capital par la colonisation, mais qui n’en proviennent pas moins d’une autre histoire, avec son rythme et ses aspirations propres.
Comme Foucault, et contre l’héritage hégélien du marxisme, Althusser essaye de rendre compte de cette hétérogénéité des temps historiques. Il ne cesse d’insister sur le fait qu’une société combine différentes temporalités et suggère que le caractère asynchrone de l’histoire est ce qui rend les révolutions probables et imprévisibles à la fois. Telle que je la comprends, l’idée est que la révolution n’est ni indéterminée (tout n’est pas possible à n’importe quel moment), ni prédéterminée (elle n’est pas le résultat nécessaire et prévisible des contradictions du présent) mais surdéterminée par l’hétérogénéité des histoires qui s’entremêlent au présent : l’histoire des luttes paysannes, des luttes des peuples opprimés, des luttes ouvrières, etc.… la liste est ouverte. La révolution survient lorsque ces différentes luttes s’articulent les unes aux autres dans « une unité de rupture ».
Mais, à la différence de Foucault, Althusser maintient la centralité et le caractère déterminant de l’antagonisme capital/travail. En dernière analyse, on le voit dans ses textes sur 1968, c’est là que tout se joue vraiment. L’histoire n’était donc finalement pas si inégale, et la société, pas si complexe que cela. C’est toujours l’antagonisme capital/travail qui est à l’œuvre, même si c’est parfois sous des formes méconnaissables. Je crois que cette déclaration d’orthodoxie relève un peu chez Althusser de la pétition de principe, voire de l’acte de foi. Ça s’explique sans doute par le contexte historique dans lequel il pense et qui reste marqué par l’existence d’un mouvement ouvrier organisé et puissant. Mais ce n’est pas vraiment justifié théoriquement, de sorte que Foucault apparaît plus cohérent, avec sa manière d’acquiescer sereinement à l’hétérogénéisation de la conflictualité sociale.
RP Dimanche : Et si l’on tient encore à la centralité stratégique de la lutte des classes, quels nouveaux arguments faudrait-il produire ?
Frédéric Monferrand : Là encore, la crise écologique en cours offre sans doute des pistes de renouvellement. Il me semble en effet difficile de parler de crise écologique sans mentionner à un moment la responsabilité d’un mode de production fondé sur la croissance ou l’accumulation, c’est-à-dire sur la production élargie de marchandises et de déchets, l’extraction soutenue de ressources et la consommation exponentielle d’énergie. Bref, la crise écologique nous donne de bonnes raisons d’affirmer que le capitalisme reste, ou redevient, le principal problème historique auquel nous sommes confrontés. Andreas Malm a raison de soutenir que le réchauffement climatique est comme l’expression atmosphérique du mouvement de l’accumulation. Par extension, il paraît difficile de réfléchir politiquement à la crise écologique du capitalisme sans mentionner la classe de celles et ceux qui, parce qu’ils alimentent par leur travail l’accumulation du capital, souffrent non seulement des conditions socio-environnementales dans lesquelles elles et ils sont contraints de travailler, mais ont en outre le pouvoir d’interrompre la production. Il y a donc cette fois de bonnes raisons de penser que le prolétariat a vocation à être, non pas le seul acteur politique, mais un acteur politique important de « la transition écologique » : un acteur sans lequel rien ne sera possible et sur lequel il est raisonnable de parier. Il y a donc une écologie ouvrière à inventer, contre l’idée d’une contradiction entre question sociale et question environnementale.
La question qui se pose est cependant la suivante : faut-il considérer que la solution à la crise écologique est toute trouvée et qu’il suffit, pour ainsi dire, de reconstruire un mouvement ouvrier puissant, qui s’emparera des grands moyens industriels de production pour les convertir ou les démanteler ? C’est la position de Matt Huber. Il y a néanmoins une autre voie, que j’ai un peu explorée dans mon livre La nature du capital, mais qui a été ouverte par Jason Moore aux États-Unis et développée par Stefania Barca au Portugal, Emmanuele Leonardi en Italie et Paul Guillibert ou Léna Balaud et Antoine Chopot en France. Cette autre voie consiste à penser que la crise écologique, loin de nous amener à répéter purement et simplement les stratégies ouvrières du passé, nous invite à redéfinir la classe des exploités. L’enjeu est d’élargir la notion de prolétariat au-delà des travailleurs salariés. Cela implique évidemment d’y intégrer les femmes qui accomplissent gratuitement les tâches reproductives. Mais cela peut aussi impliquer d’y intégrer les acteurs autres qu’humains qui, des bactéries aux animaux en passant par les champignons ou les végétaux, accomplissent les tâches de régénération du tissu de la vie. Inutile de rappeler que l’idée n’est pas que les poulets vont faire la révolution. Il s’agit plus modestement, mais aussi plus intelligemment, d’affirmer que les formes et les objectifs de la révolution sont amenés à changer, dès lors qu’on prend conscience du fait que nous ne sommes pas seuls à voir nos activités vitales mobilisées et dégradées par le mouvement du capital. J’imagine qu’on y reviendra.
RP Dimanche : Dans l’ouvrage évoqué, Albamonte et Maiello considèrent qu’il y a aussi eu une « négation théorique » de la stratégie. C’est ce que vous évoquiez avec des penseurs comme Foucault qui mettent l’accent sur la diffusion du pouvoir dans toute la société, en obscurcissant la réalité de la lutte des classes derrière le contrôle de l’État et d’un pouvoir omniscient sur les individus. Est-ce que vous pourriez faire le lien entre ce que les marxistes entendent par stratégie, et comment on pourrait comprendre les débats sur la philosophie de l’histoire au prisme de cette conception stratégique de la révolution ? Est-ce qu’on peut parler d’une éclipse de la pensée stratégique en philosophie ?
Frédéric Monferrand : Vous tenez décidément à me faire dire du mal de Foucault ! Soit. Mais il faut commencer par lever une ambiguïté de votre question. Je ne pense pas qu’on puisse dire de Foucault qu’il « obscurcit la réalité de la lutte des classes derrière le contrôle de l’État et d’un pouvoir omniscient sur les individus ». Certes, certains textes, comme Surveiller et punir, peuvent donner l’impression que « le Pouvoir » tend à s’imposer au tout de la société, à tout homogénéiser (les prisons ressemblent aux usines, qui ressemblent aux hôpitaux et aux écoles) en produisant au passage des subjectivités fonctionnelles à la reproduction du monde tel qu’il est. Mais dans l’ensemble, le sens du travail de Foucault est de pluraliser les formes du pouvoir et de sa contestation. Il a une image intéressante pour décrire cela, qui est celle de l’archipel : « la société est un archipel de pouvoirs », écrit-il dans « Les mailles du pouvoir », ce qui implique notamment qu’elle n’est pas une totalité compacte, cohérente et fermée sur elle-même, une totalité dans laquelle, pour reprendre le vocabulaire classique, la « base économique » déterminerait la forme de la « superstructure politique » et la fonction qu’elle remplit dans la reproduction des rapports sociaux. Dire que la société est un archipel de pouvoirs est donc une manière de contester la centralité politique de l’État, l’idée d’une concentration du pouvoir dans l’État, qui serait la clé de voûte de toute l’architecture sociale.
Cela permet d’ailleurs à Foucault de pointer une tension inhérente au marxisme. Le Marx du Manifeste, et Lénine à sa suite, tendent à faire de la prise du pouvoir d’État l’enjeu central de la révolution. C’est tout simplement la condition nécessaire pour imposer des mesures révolutionnaires inaugurant la transition. Or, pense Foucault, le pouvoir ne fait pas partie de ces choses que l’on peut prendre, pour cette bonne raison que ce n’est pas une chose, mais une relation, et une relation qui se décline de différentes manières dans différentes institutions. L’intéressant est alors que c’est sur un autre Marx, celui du Capital, que s’appuie Foucault pour défendre cette conception relationnelle et diffuse du pouvoir. Dans Le Capital, Marx a étudié les technologies de pouvoir déployées dans l’usine (la machinerie, le contrôle pointilleux de l’espace et du temps, des cadences et des pauses) pour rendre l’effort de travail conforme aux besoins du marché. Foucault joue ce Marx attentif à la concrétude des relations de pouvoir contre le Marx marxiste, obnubilé par l’État parce qu’encore dépendant d’une conception juridique du pouvoir héritée de la philosophie politique classique. Il affirme parfois avoir voulu développer cette nouvelle conception du pouvoir, en l’étendant à de nouveaux objets, en l’exportant hors de l’usine, dans d’autres îlots de l’archipel social.
Ce rappel me permet de répondre à un autre aspect de votre question, qui concerne « l’éclipse de la pensée stratégique en philosophie ». Là encore, il s’agit d’un reproche qu’on peut difficilement adresser à Foucault, puisque ce qu’il dit retenir de Marx, c’est justement une conception « stratégique » du pouvoir ! L’expression signifie que le pouvoir n’est pas quelque chose qui s’exercerait brutalement, par en haut, en réprimant la liberté première des sujets. Le pouvoir, dit souvent Foucault, ne réprime pas, mais produit. Il est productif, parce qu’il consiste à agir sur les actions d’autrui, à canaliser, à orienter et à susciter certaines conduites. On voit ce que Foucault veut dire : être pris dans une relation de pouvoir, ce n’est pas être empêché d’agir. C’est au contraire devoir accomplir tout un tas d’actions qui ne nous apparaissent d’ailleurs pas nécessairement ou pas toujours insupportables. Par corrélat, résister au pouvoir, ce n’est pas s’en libérer d’un coup ou en sortir héroïquement. C’est plutôt développer d’autres manières d’agir, agir autrement qu’on est censé le faire, inventer des conduites inédites. C’est devenir quelqu’un d’autre, se « subjectiver » différemment. À tel point qu’on peut se demander si le terme de « résistance », qui a une connotation réactive, est le mieux à même de nommer la dimension créative, la dimension d’invention de soi que Foucault perçoit et valorise dans les luttes.
Alors bien sûr, ces luttes – les luttes des prisonniers, des étudiants, des femmes, des minorités sexuelles – sont pour Foucault irréductibles à la lutte des classes. Mais rien n’empêche d’y puiser un modèle pour penser la lutte des classes comme un processus opposant les stratégies déployées par les capitalistes pour mettre au travail les prolétaires, pour canaliser leurs désirs et leurs actions dans un sens fonctionnel à l’accumulation, et les contre-stratégies déployées par ces derniers pour devenir autre chose que des prolétaires : pour s’affirmer, par exemple, comme des actrices et des acteurs politiques, qui prennent leur destin en main. C’est une lecture des luttes de classe que développaient les opéraïstes italiens dans les années 1960-1970, au moment où Foucault formulait sa conception du pouvoir. Ils soutenaient que les luttes de classe deviennent (potentiellement) révolutionnaires lorsque les prolétaires refusent leur statut de prolétaires, lorsqu’ils développent un rapport au travail et à la politique, mais aussi aux loisirs, ou à la sexualité en décalage par rapport à l’identité ouvrière instituée et reconnue par les partis ou les syndicats. Il n’est donc pas étonnant que Toni Negri, un auteur central de cette tradition, ait pu élaborer un « marxisme foucaldien » ou un « foucaldo-marxisme » dont l’intuition centrale est que le pouvoir du capital est toujours à la traîne de la créativité des luttes prolétariennes.
RP Dimanche : C’est une distinction intéressante, mais il n’est pas sûr que Foucault donne à cette conception « stratégique » du pouvoir le même sens que les révolutionnaires…
Frédéric Monferrand : J’ai bien conscience que rien de tout cela ne résout vraiment le problème de l’État, que c’est peut-être même une manière d’esquiver ce problème, qui est me semble-t-il le problème que vous avez en tête lorsque vous parlez de stratégie et déplorez le fait que la philosophie se détourne des questions stratégiques. Sur ce point, je ferai deux remarques rapides – l’une sur l’État, et l’autre sur la philosophie –, qui risquent de vous décevoir.
La première remarque, c’est que je me demande si les discussions des années 1960-1970 sur l’importance, ou non, de l’État (sur le véritable lieu du pouvoir et sur les formes de sa contestation) ne sont pas un peu vieillies. Elles s’inscrivent dans un contexte de montée en puissance du mouvement ouvrier et de reconnaissance de sa légitimité qui n’est plus le nôtre. On parle là d’une époque à laquelle tout penseur critique un peu sophistiqué se devait de rejeter la conception bassement « instrumentale » de l’État qu’un certain Marx, celui de L’Idéologie allemande ou du Manifeste, a légué au mouvement ouvrier. Pour être crédible, il fallait absolument montrer qu’on avait bien compris que l’État n’est pas un simple moyen utilisé par les classes dominantes pour imposer et reproduire leur domination et qu’on pourrait donc s’approprier pour atteindre d’autres fins. C’est cette conception instrumentale de l’État que rejette à sa manière Foucault lorsqu’il soutient que le pouvoir n’est pas quelque chose que l’on prend, mais dans lequel on est toujours pris. Mais c’est aussi cette conception instrumentale de l’État que rejette par exemple Poulantzas, lorsqu’il explique que l’État est une condensation de rapports de force dans laquelle le mouvement ouvrier doit intervenir. Or, mais c’est un sentiment davantage qu’une position, je me demande si la conjoncture actuelle ne nous invite pas à renouer avec la conception instrumentale de l’État, qui, dans sa dimension brutalement matérialiste, n’était peut-être pas si stupide que cela : l’usage répété du « 49.3 », la criminalisation pure et simple de toute contestation, l’imposition d’une fiscalité bénéficiant unilatéralement au capital ou même le refus de prendre acte du résultat des élections, tout cela suggère que l’État est bel et bien un moyen utilisé par les classes dominantes pour asseoir leur domination. Le problème est de savoir ce qu’il faut en conclure politiquement : est-ce que cela implique qu’il faille chercher à se saisir de cet instrument (par les urnes, ou autrement…) ou bien, à l’inverse, qu’il n’y a rien d’autre à en faire que ce qu’en font les dominants et qu’il faut donc cultiver activement l’extériorité à son égard ?
Là où je vais vous décevoir, c’est que je ne crois pas que cela soit à la philosophie de répondre à ce type de questions. C’est la seconde remarque que j’annonçais : je ne suis pas certain qu’il existe une « pensée stratégique en philosophie », si l’on entend par là une manière philosophique d’élaborer des stratégies politiques. Ce qui existe, ce sont différentes conceptions philosophiques de la politique, qui sont solidaires de différentes manières de concevoir la fonction politique de la philosophie. Par exemple, Rawls et ses disciples pensent que la politique est une affaire de principes normatifs à respecter et considèrent en conséquence que la fonction politique de la philosophie est de définir des principes consensuels, sur lesquels tout le monde peut raisonnablement s’accorder. Par contraste, Marx ou Foucault pensent que la politique est une affaire de conflits. Des conflits si profonds qu’il est illusoire de croire qu’on pourra s’accorder sur les principes qui doivent organiser la société. Et ils considèrent en conséquence que la fonction politique de la philosophie est de formuler des diagnostics permettant à la fois de rendre compte de ces conflits et de justifier la prise de parti en faveur de certains belligérants contre d’autres.
Cela nous reconduit d’ailleurs à la philosophie de l’histoire, qui a été une manière de repenser l’intervention philosophique dans la politique. Pour les philosophes de l’histoire, qu’il s’agisse de Ferguson en Écosse, de Condorcet en France ou de Fichte ou Hegel en Allemagne, la philosophie n’est pas politique lorsqu’elle prétend formuler des principes valables a priori, comme c’était le cas dans les théories du droit naturel. Elle est politique lorsqu’elle analyse les tendances à l’œuvre dans le présent pour clarifier les perspectives de progrès offertes par le présent. Les philosophes de l’histoire pensaient qu’il y avait des tendances qu’on pouvait juger progressistes et d’autres qu’on pouvait juger régressives au regard des possibilités d’émancipation accumulées par l’humanité au cours de son histoire. Et ce sont les premières qu’ils entendaient faire avancer. L’une des singularités de notre conjoncture, c’est que tout le monde continue d’opposer les positions progressistes et les positions réactionnaires, mais que plus personne ne pense que l’histoire suffit à départager ces positions. Ça contribue peut-être un peu à éclairer la vague réactionnaire actuelle, la situation délirante dans laquelle nous nous trouvons : l’extrême droite parvient à se présenter comme une force de rupture avec l’ordre du monde, comme des gens qui vont faire bifurquer l’histoire telle qu’elle s’est déroulée ces dernières décennies, alors même que leur projet se résume à radicaliser les tendances les plus régressives du capitalisme contemporain. Ce sont eux qui prétendent aujourd’hui faire l’histoire, et nous apparaissons comme des gens qui ne cherchent qu’à en aménager le cours.
RP Dimanche : Au fond, ce qui est critiqué dans l’idée d’histoire chez Foucault provient déjà d’une conception très rigidifiée de la révolution. C’est-à-dire de ce que Maiello et Albamonte appellent une « forme politique » de négation de la stratégie. C’est une négation au sens où, par exemple, on trouve aujourd’hui des pratiques politiques qui se prétendent pour la « rupture » avec l’ordre établi, mais contournent la question fondamentale de l’épreuve de force révolutionnaire, en espérant une évolution pacifique et linéaire vers l’émancipation. Mais plutôt que de verser dans cet écueil, n’est-il pas possible de revendiquer la révolution sans reprendre tous les présupposés métaphysiques qui ont notamment caractérisé le marxisme le plus dogmatique, à savoir le diamat stalinien ?
Frédéric Monferrand : Il est effectivement possible de revendiquer une perspective révolutionnaire libérée des présupposés les plus encombrants de la philosophie de l’histoire. Comme je l’évoquais tout à l’heure, on peut par exemple espérer et travailler à ce que des luttes, des résistances, des expérimentations disparates convergent vers un point de rupture où une transformation complète de la société paraît possible. Il n’y a pas besoin de croire que cette convergence est le résultat plus ou moins nécessaire d’une longue trajectoire dont elle dévoilerait le secret. Il se trouve simplement que cette croyance a été constitutive du marxisme, bien au-delà de la version évolutionniste qu’en a donné Staline.
Je pense notamment ici à la philosophie de l’histoire promue dans Histoire et conscience de classe, dont je parle parce que vous avez eu la bonne idée de republier son livre sur La pensée de Lénine. Lukács présente l’histoire comme un processus au cours duquel les dominés prennent progressivement conscience du caractère structurant de l’économie pour la vie sociale. Jusqu’à présent, on aurait subi passivement les lois économiques. Avec le capitalisme, on comprend enfin que l’économie gouverne le monde et que pour transformer ce dernier, il faut changer le mode de production, soumettre l’économie à la volonté collective. Le capitalisme, pour Lukács, est ce moment critique de l’histoire où l’essence jusqu’ici cachée de l’histoire perce à la surface, apparaît à la conscience du prolétariat, qui peut ainsi s’affirmer comme « le sujet de l’histoire ». Le capitalisme, c’est ce moment de vérité, où une véritable révolution devient possible : une véritable révolution, c’est-à-dire une révolution sociale plutôt que simplement politique, une révolution qui abolit les conditions mêmes de la domination de classe, au lieu de remplacer une classe dominante par une autre. Une révolution qui nous fait, enfin, sortir de la préhistoire.
Lukács est l’un de ceux qui a le mieux compris que la conception marxienne de la révolution est une conception normative, au sens où il y a pour Marx des vraies et des fausses révolutions et où la vraie révolution – celle qui mettra fin à la nécessité d’en faire d’autres – est encore à venir. C’est quelque chose de très inactuel, de complètement intempestif. J’ai lu récemment Une histoire globale des révolutions, qui est un ouvrage collectif passionnant. Dans sa contribution à l’ouvrage, Ludivine Bantigny explique que le poids que certaines révolutions font peser sur notre imaginaire politique – la Révolution française, la Révolution russe – nous empêche de voir à quel point les révolutions sont nombreuses et courantes : il y en a partout, et tout le temps. Eh bien Marx, et Lukács à sa suite, pensaient à l’inverse que les révolutions sont rares et que la vraie révolution n’a encore jamais eu lieu. Je ne dis évidemment pas qu’ils avaient raison. On a déjà discuté des différentes difficultés que suscite cette conception grandiose de la politique. Mais je ne peux pas m’empêcher de la trouver fascinante. Et le sens de mes réflexions sur le rapport entre histoire et révolution est de savoir si l’on peut en récupérer quelque chose aujourd’hui, ce qui n’a rien d’évident.
RP Dimanche : Peut-être que dans ce cas-là notre dernière question va nous permettre d’ouvrir sur vos hypothèses pour sauver cette idée-là. Si l’on suit vos travaux et vos interventions, vous dites qu’aujourd’hui les mouvements écologistes et féministes sont l’occasion d’un renouveau. Et d’une certaine manière les mobilisations sociales font remonter leurs problématiques jusque dans l’élaboration philosophique. En quoi la lutte contre le système patriarcal et la lutte contre la fin du monde posent-elles à nouveaux frais la question de la stratégie ? Dans quelle direction peuvent-elles nous aider à développer un concept de révolution libéré de tous les présupposés plombants dont nous avons parlé ?
Frédéric Monferrand : Vous aurez sans doute compris que je ne suis pas certain qu’il nous faille nous « libérer » d’un concept de révolution dont les présupposés, disons, historicistes, auraient été « plombants ». Je pense au contraire que la croyance en une histoire qui nous porte et nous pousse plus avant a été très mobilisatrice. Tous les chants révolutionnaires en témoignent : « c’est la lutte finale », « les mauvais jours finiront », « notre jour de revanche est proche », etc. On retrouve chaque fois la même conviction : l’histoire est sur le point de finir, et elle va finir bien. Car elle produit à la fois les raisons et les moyens de faire la révolution. Les raisons, puisqu’il s’agit d’une longue histoire de l’exploitation, et qu’il est légitime de vouloir se libérer de l’exploitation ; les moyens, parce que cette histoire n’a pas seulement renforcé l’exploitation. Elle a aussi, « dialectiquement », si l’on y tient, accumulé les conditions matérielles d’un dépassement de l’exploitation. Pour peu qu’elles soient possédées en commun, les machines permettraient à chacun de vivre bien, tout en travaillant peu. Il faut donc les arracher aux propriétaires, pour les remettre dans les mains de la communauté. Je suis persuadé que c’est cette idée selon laquelle l’avenir est à portée de main, l’idée selon laquelle il est même déjà là, donné dans le présent, qui a fait la force du marxisme et en explique en partie « la fusion », comme on disait autrefois, avec le mouvement ouvrier.
Le problème est évidemment que c’est une idée qu’il est devenu difficile d’assumer. C’est ce que je suggérais tout à l’heure, quand j’évoquais le fait que la crise écologique implique de réviser nos conceptions de la révolution. D’un côté, la crise écologique renforce les raisons que nous pouvons avoir de faire une révolution : il faut tout bouleverser, non seulement pour mettre un terme à l’injustice et à la non-liberté, mais aussi pour que la planète ne devienne pas trop hostile à la vie. « Une autre fin du monde est possible ». Mais, de l’autre côté, on ne préservera pas l’habitabilité du monde en faisant tourner les forces productives héritées du capitalisme à notre profit. Une mine à ciel ouvert, un champ en agriculture intensive ou une centrale nucléaire ne cessent pas d’être insoutenables le jour où ils sont possédés en commun. Il va donc falloir reconvertir l’appareil de production et démanteler certaines infrastructures, certes, mais aussi, et c’est plus exigeant, renoncer à certaines activités et à certains besoins, ou réapprendre à les satisfaire en dépensant davantage de travail vivant.
Alors bien sûr, il est toujours bon de rappeler que « l’expropriation des expropriateurs » reste la condition sine qua non d’une interruption de la catastrophe en cours. On ne va pas transformer les capitalistes en zadistes par la force de nos arguments. La répression ultra-violente qui s’est déployée à Sainte-Soline est là pour nous le rappeler. Mais cela fait tout de même une grande différence de penser qu’il faut faire la révolution pour « dépasser » le capitalisme, c’est-à-dire aller plus loin, dans le même sens, et de penser qu’elle doit en quelque sorte ou sous certains aspects nous ramener en arrière, ou nous faire faire demi-tour. Je ne suis pas certain que les masses de plus en plus paupérisées soient exaltées par la perspective de devoir renoncer aux acquis matériels de la modernité. Bref, j’ai le sentiment qu’il y a un grand écart entre la nécessité objective et la désirabilité subjective d’une révolution écologique.
C’est sans doute ce qui explique que l’écologie politique se montre très préoccupée par la question des fins, qui est précisément la question que le marxisme cherchait à esquiver en soutenant que le communisme ressemblera au capitalisme, moins ses aspects les plus repoussants. Du féminisme de la subsistance (Maria Mies, Geneviève Pruvost) au communisme de la décroissance (Kohei Saïto, Michael Löwy) on s’emploie de différentes manières à redéfinir la vie bonne et à convaincre qu’une vie frugale est une vie digne d’être menée.
Il y a évidemment d’importantes différences entre ces courants, qui tiennent notamment à la profondeur et à la radicalité de la rupture ou du renoncement exigés. Ainsi, renouer avec les économies d’autosubsistance, c’est rompre pour Maria Mies avec l’histoire multilinéaire de la civilisation, qui, du Néolithique jusqu’au capitalisme globalisé, n’a été qu’un long processus d’exacerbation de la domination conjointe des femmes, de la nature et des colonisés. Mies retrouve par-là l’exigence benjaminienne de rupture avec le progrès de la catastrophe. Mais cette exigence ne prend pas chez elle la forme d’un appel à la révolution. On est davantage dans l’imaginaire de la désertion ou de l’exode hors du pseudo-confort aliénant de la modernité. La question du conflit n’est pas vraiment posée.
Le courant de la décroissance, avec lequel l’écosocialisme entretient un dialogue de plus en plus serré, n’est pas aussi radicalement antimoderne. On y a davantage confiance en la capacité des sociétés complexes à se réformer. L’idée est qu’on peut aisément renoncer aux nombreuses activités dont la seule fonction est d’alimenter la croissance économique, c’est-à-dire l’accumulation capitaliste, pour se consacrer à des activités socialement utiles, écologiquement soutenables et subjectivement enrichissantes. Il faudrait pour cela enclencher un processus, éventuellement planifié, de décroissance du volume et de l’intensité de la production, auquel succédera l’avènement d’une société post-croissance. On est en plein dans le vocabulaire de la « phase de transition » ! Mais là encore, la question des actrices et des acteurs de la transition, comme celle de l’affrontement politique avec les forces de la propriété privée, n’est pas vraiment posée, hormis par quelqu’un comme Daniel Tanuro.
À ces deux exemples, il est alors tentant d’opposer celui d’Andreas Malm ou du collectif Out of the Woods, qui ont le mérite de poser frontalement la question du conflit, quoique de façon très différente. Pour Malm, les choses sont claires : il faut partir à la conquête de l’État, qui seul a le pouvoir d’exproprier les pollueurs et d’amorcer la transition. Pour le collectif Out of the Woods, c’est l’expérience même des catastrophes écologiques qui va contraindre les populations traumatisées à rompre avec l’État et à inventer des formes de vie communistes. Mais dans les deux cas, on esquive un peu la question de la désirabilité du communisme, de ce qui peut le rendre souhaitable pour la majeure partie de la population. Je dirais donc pour conclure que l’écologie politique contemporaine alterne entre deux attitudes : ou bien on insiste sur l’urgence et la nécessité de la rupture, mais l’on se tait sur l’avenir qu’elle doit ouvrir, ou bien on décrit à l’inverse cet avenir, mais l’on se tait sur les moyens d’y parvenir. Mon intuition est que le concept de révolution est un bon concept, un concept utile pour fluidifier cette opposition.
Entretien réalisé par Marina Ravel et Floé pour RP Dimanche à partir d’une séance de séminaire marxiste organisée par Le Poing levé Paris 1.