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    Trente ans de réaction intellectuelle

    Lien publiée le 24 mai 2013

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    (Le Monde) C'est la loi du genre, si l'on peut dire : un mouvement puise ses références dans le vivier du passé et les métamorphose à son gré. Le fait est plus inédit quand il saisit dans une culture honnie sa singularité, en se l'appropriant tout en la détournant.

    Le "printemps français" apparaît comme une revanche sur Mai-juin 68, mais lui emprunte ses codes, ainsi dénaturés. Bien que ses zélateurs le proclament non politique et non partisan, il l'est bien évidemment. Il peut se lire en effet comme une réaction, dans tous les sens du terme, à 1968 ou à ce qu'il est supposé représenter.

    En se baptisant "printemps", ses manifestants ne se réfèrent pas qu'à une humeur saisonnière. C'est un écho à un Mai sans pavés, à un Mai inversé. Ce mouvement se pense comme une résistance, voire comme la Résistance. Les tracts de La Manif pour tous se calquent sur un autre appel, d'une autre renommée : "Quoi qu'il arrive, la flamme de la résistance française ne doit pas s'éteindre et ne s'éteindra pas."

    L'homme du 18 Juin est invoqué, comme si le spectre du général de Gaulle servait de protection face à la subversion. "Printemps français" claque aussi par son adjectif : rapprochée ou opposée au "printemps arabe", la proclamation de la nation arrime le mouvement dans une culture nationaliste ; en cela encore, elle brandit son opposition à l'anti-impérialisme et à l'internationalisme qui imprégnaient les "années 1968".

    Se revendiquer du "printemps" est enfin une manière de se représenter comme sève et comme relève : une génération politique est en train de naître. Mais cette jeunesse s'ancre à droite – fait rare dans l'histoire, du moins avec de tels moyens. La manifestation, a fortiori l'occupation, n'est pas au coeur de son répertoire d'action : elles perturbent les espaces policés, exigent des renforts policiers. Aujourd'hui, ceux qui tentent de rejouer l'occupation de la Sorbonne en reprennent la symbolique, mais en rejettent l'origine politique. Car ici manifester, quitte à affronter les forces de l'ordre, est conçu comme un retour à l'ordre : à un ordre social et moral jugé fragilisé. Quelques-uns semblent puiser dans l'esprit de Mai son insubordination : "Nous, jeunesse française insoumise", lance l'un des textes du "printemps français". Mais l'apparente rébellion est un sauvetage d'une tradition ébranlée. En son nom se mènent en ce moment même des violences homophobes, qui rappellent de tristes passés.

    Depuis 1968, des sexualités émancipées auraient conduit à une confusion des genres généralisée. Certains de ces manifestants n'acceptent pas que le "genre" impose sa loi : beaucoup condamnent l'enseignement qui en est proposé. Selon l'évêque de Bayonne, Marc Aillet, ce serait promouvoir une "culture de mort". Tout est là : penser le genre est une façon de mettre le biologique à distance, sans pour autant le nier, et de comprendre que les rôles sociaux sont produits comme sexués. Mais s'ils sont ainsi produits, on peut aussi s'en libérer.

    Les contestataires de Mai-juin 68 avaient entendu interroger les normes, en les montrant comme ce qu'elles étaient : historiquement construites et socialement déterminées. Dans le retournement opéré par le "printemps français", la normativité serait désormais du côté de celles et ceux qui revendiquent l'égalité. Le conformisme égalitariste devrait être combattu sans pitié. "La suite du Christ ne s'accommode plus d'un vague conformisme social", a déclaré l'archevêque de Paris, André Vingt-Trois. D'aucuns disent s'insurger contre le formatage que provoquerait le mariage, si le mariage est permis à toutes et tous, quelle que soit sa sexualité. Pourtant, comment ne pas voir que cet anticonformisme affiché, hérité de Mai, se montre en parure d'une tout autre posture : la conformité à des rôles sexués et figés, jugés naturels et dès lors éternels ?

    Longtemps, le prêtre et psychanalyste Tony Anatrella a occupé les médias en soutenant que "l'homosexualité favorise l'asocialité de la loi", que "Mai 68, c'est la négation du père" et, à la suite de Lacan, que la mère introduit à la nature et le père à la culture. Les manifestants au slogan "Un papa, une maman" proposent d'en rester à une essence sexuée. Pourtant, comme l'a rappelé Maurice Godelier, "la paternité et la maternité sont des fonctions. Dans nos sociétés, elles peuvent se déplacer".

    Certains assimilent la loi du 23 avril à un projet totalitaire. La violence du mot n'a d'égale que ce qui est proclamé : avec la possibilité pour les couples de même sexe d'avoir un enfant, le droit des enfants serait nié. L'hypothèse qu'ils soient heureux avec des parents aimants n'est pas envisagée. Ils seraient voués à n'être plus qu'une marchandise laissée au bon vouloir des désirs et des plaisirs.

    Ce serait une retombée de Mai : 1968 aurait enfanté un individualisme exacerbé et un libéralisme débridé. Or c'est une vision falsifiée. Le mouvement de Mai-juin 1968 n'était pas individualiste : s'il promouvait le droit pour les individus à s'épanouir librement, cette émancipation était pensée comme sociale, indissociable de luttes collectives. Il n'était pas davantage "présentiste", replié sur un présent narcissique, mais au contraire pétri de références au passé et soucieux d'imaginer un futur opposé à ce que le système économique imposait. Il combattait la loi du marché.

    Les manifestants du "printemps français" ont repris aux ouvriers en lutte contre les licenciements l'un de leurs slogans : "On ne lâche rien." C'est un autre détournement. On peut cependant leur retourner l'argument.

    Par Ludivine Bantigny (Historienne, maître de conférences à l'université de Rouen)