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Gramsci Code. « Les Deux Prisons de Gramsci », de Franco Lo Piparo

Lien publiée le 1 mai 2014

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

(Le Monde) D’Antonio Gramsci (1891-1937), on croyait tout savoir, ou presque. Secrétaire duParti communiste italien en 1924, avant de devenir prisonnier des geôles fascistes, cet intellectuel aura nourri des réflexions très diverses, depuis l’extrême gauche jusqu’à la Nouvelle Droite. Dans les campus anglophones, il reste une référence des Cultural Studies et Subaltern Studies.

Ce penseur d’un communisme hétérodoxe aura laissé à la postérité ses Cahiers de prison, une tentative de renouvellement du marxisme qui, par son attention aux enjeux culturels et idéologiques, rompait avec les aspects déterministes de la vulgate « économiciste ». Par-delà cet apport très étudié, plusieurs livres récents en Italie explorent un aspect moins connu : la manière dont ces Cahiers ont été édités. Comme le rappelle ainsi le philosophe Franco Lo Piparo dans une recherche qui ferait un bon roman policier, la réception de Gramsci fut d’autant plus compliquée qu’une partie de son œuvre – le chantier des Cahiers et sa correspondance – aura été publiée de manière posthume sous des modalités qui allaient contre ses vœux. Peu avant sa mort, il craignait que les Cahiers confiés à son épouse ne finissent dans les mains de Palmiro Togliatti (1893-1964), son successeur à la tête du Parti communiste, mais aussi pilier du Komintern rallié à Staline. Une triste ironie voudra que celui qu’il considérait comme son adversairepolitique devienne à la fois l’éditeur de ses écrits puis son héritier autoproclamé, mobilisant sa mémoire, après-guerre, pour définir une voie italienne du communisme.

Togliatti serait-il allé jusqu’à falsifier ses textes ? Dans une lettre de 1941 à Georgi Dimitriov, son camarade du Komintern, alors qu’il s’occupe des Cahiers déposés à Moscou, l’Italien en exil confie que leur contenu nécessite une « rédaction méticuleuse » : leur matériau serait inutilisable en l’état, et même « certaines parties, si elles étaient utilisées dans la forme dans laquelle elles se trouvent actuellement, pourraient ne pas être utiles au parti »... Finalement, Togliatti publiera en 1948-1951 les Cahiers,sous forme partielle et thématique, et c’est seulement en 1975, après sa mort, qu’une édition rigoureuse paraîtra. Ces faits sont connus, mais Lo Piparo va plus loin. Dépouillant la correspondance, parfois cryptée, de Gramsci avec ses deux prin­cipaux intercesseurs – sa belle-sœur et l’économiste Piero Sraffa, eux-mêmes liés au Komintern –, correspondance qui était surveillée par les services fascistes et soviétiques, et reprenant l’épineux problème de la numérotation des Cahiers, il parvient à une hypothèse audacieuse : l’un des trente-trois cahiers aurait disparu – détruit ou dissimulé.

RUPTURE AVEC LE COMMUNISME

Peut-être contenait-il une critique du communisme, marquant la rupture définitive de Gramsci, ou encore une évocation de la trahison de ses « camarades ». Car des éléments suggèrent qu’il était persuadé que certains dirigeants, Togliatti en tête, avaient contribué à ce qu’il soit durablement prisonnier, afin de le mettre hors jeu. Bref, Gramsci n’aurait pas été enfermé dans une seule prison, mais dansdeux : celle du régime fasciste, bien sûr, mais aussi celle, invisible, du Komintern. Il aurait subi le tragique destin d’un dirigeant politique broyé par le communismeinternational qui, juste avant d’être emprisonné, avait manifesté son désaccord profond avec la politique de Staline, protestant contre l’écrasement de la minorité trotskiste et critiquant le « bureaucratisme » de Togliatti. En prison, il aurait poursuivi son travail de rupture avec le communisme, attesté par sa correspondance. Déchiffrant une lettre importante de 1933 à sa belle-sœur, où Gramsci disait souhaiter le divorce de son épouse Giulia, restée à Moscou, qu’il appelle de son nom russe, Iulca – elle aussi liée à l’organisation communiste et sous surveillance –, Lo Piparo suggère qu’il pourrait s’agir, là encore, d’un message crypté marquant un autre divorce, avec le parti. Ainsi serait confirmée l’hypothèse que le cahier « perdu » contenait un enjeu politique ­crucial.

On le devine, l’investigation minutieuse de Lo Piparo n’a pas convaincu tous les spécialistes de Gramsci. Elle contient certaines conjectures pas toujours vérifiables. Toutefois, une récente étude de l’historien Mauro Canali, Il ­Tradimento. Gramsci, Togliatti e la verità negata (« La Trahison. Gramsci, Togliatti et la vérité niée », Marsilio, 2013, non traduit), sans aller aussi loin, le rejoint sur le scénario d’une « trahison ». Quant aux idées politiques, Lo Piparo soutient que Gramsci se serait acheminé vers une sortie du communisme, renouant avec la culture libérale de sa jeunesse. En ce sens, il évoque un texte de l’intellectuel libéral Luigi Russo, qui considérait, en 1947, que l’auteur des Cahiers s’était orienté vers un« communisme libéral », non autocratique et non policier, fruit de la conviction et du consentement. Difficile toutefois de savoir en quoi aurait pu consisterprécisément ce communisme fondé sur la démocratie, la liberté et le pluralisme, et s’il fut bien ­celui de Gramsci.

Les Deux Prisons de Gramsci (I due carceri di Gramsci), de Franco Lo Piparo, traduit de l'italien par Jean-Paul Maréchal, CNRS éditions, 280 p., 25 €.