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Oui, une nouvelle guerre est possible, par Roger Cohen
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http://www.les-crises.fr/oui-une-nouvelle-guerre-est-possible-par-roger-cohen/
Par Roger Cohen, The Atlantic, 29 juillet 2014.
Instabilité en Ukraine, chaos en Syrie, conflit dans la mer de Chine orientale – les éléments déclencheurs de la 3ème Guerre Mondiale sont en place.
Le pessimisme est un prisme utile pour examiner les affaires des Etats. Leur ambition de conquérir, de conserver et d’accroître leur pouvoir n’est jamais assouvie. L’optimisme, auquel les Américains sont généralement enclins, mène à des prédictions irréfléchies sur la fin de l’histoire [NdT: Fukuyama], dans un consensus mondial d’où serait bannie toute guerre. La fin de la Guerre froide s’est accompagnée de conceptions optimistes du même genre. Elles étaient déjà perceptibles il y a un siècle, à l’aube de la Première guerre mondiale.
A cette époque, tout comme aujourd’hui, l’Europe avait connu une longue période de paix relative, à la fin des guerres napoléoniennes. A cette époque, également, les rapides progrès de la science, de la technologie et de la communications avaient donné à l’humanité le sentiment de partager des intérêts communs qui avait éloigné la guerre, malgré la compétition navale de mauvaise augure entre le Royaume-Uni et l’Allemagne. A cette époque, également, des hommes fortunés consacraient leurs fortunes à la conciliation et à une meilleure compréhension entre les hommes. Des annexions abusives, comme celle de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche Hongrie en 1908, attisaient les colères entre pouvoirs rivaux, mais les dirigeants de ce monde ne voulaient pas croire qu’un incendie global était possible et encore moins qu’il allait débuter six ans plus tard. Ces mêmes monarques qui allaient expédier des dizaines de millions d’hommes dans un bourbier meurtrier, de 1914 à 1918, et enterrer quatre empires, se pensaient assez intelligents pour éviter le pire.
L’inimaginable peut se produire. C’est une notion qu’il est à la fois banal et toujours utile de rappeler. En effet, l’inimaginable vient de se produire en Crimée, où, pour la première fois depuis 1945, une puissance majeure a modifié par la force le tracé d’une frontière européenne. L’annexion de la Crimée par la Russie et ses visées évidentes sur l’est de l’Ukraine sont un rappel que l’Otan a été créé pour protéger l’Europe, après que celle-ci se fut par deux fois immolée au cours du vingtième siècle. Le précepte fondamental de l’Otan, que les Polonais et autres anciens vassaux de l’Empire soviétique aiment à rappeler aux insouciants Européens de l’Ouest, est l’article 5, par lequel les Alliés ont convenu que « une attaque armée contre un ou plusieurs d’entre eux en Europe ou en Amérique du Nord devait être considérée comme une attaque contre eux tous », déclenchant une réponse militaire conjointe. Ceci s’est révélé être un puissant moyen de dissuasion contre des adversaires potentiels . C’est dans les zones tampons de la Géorgie et de l’Ukraine, nations suspendues entre Est et Ouest, dont aucune n’est membre de l’Otan, que le président russe Vladimir Poutine s’est montré le plus agressif. Si l’Ukraine avait été membre de l’Otan, l’annexion de la Crimée se serait effectuée au prix (probablement inacceptable) d’une guerre. L’article 5, jusqu’à preuve du contraire, est un engagement à toute épreuve [L'article 5 du traité de l'OTAN indique que l'attaque d'un pays de l'OTAN serait considérée comme l'attaque de chacun des membres de l'OTAN].
Quand un nationaliste serbe bosniaque de 19 ans, Gavrilo Princip, assassina l’héritier du trône austro-hongrois à Sarajevo, le 28 juin 1914, il voulait préserver la Serbie d’une mainmise impériale. Il ne pouvait pas se douter qu’en quelques semaines, l’Autriche-Hongrie déclarerait la guerrre à la Serbie, incitant la Russie (militairement humiliée une décennie plus tôt par le Japon) à se mobiliser pour prendre la défense de son allié slave, et poussant le Kaiser, à la tête d’une Allemagne à l’influence grandissante, à lancer une attaque préventive sur la France, alliée de la Russie, entraînant le Royaume-Uni à déclarer à son tour la guerre à l’Allemagne.
Les événements s’enchaînent en cascade. Il est d’ores et déjà évident que la ferveur nationaliste qu’a libérée Poutine chez les Russes après 25 ans de ce qu’ils perçoivent comme le déclin de leur nation dans le sillage de la Guerre froide, est loin d’être épuisée. Les Russes sont convaincus que la dignité de leur nation a été bafouée par une avancée stratégique des Etats-Unis et de l’Europe à ses frontières, sous couvert d’un discours démocratique sur l’état de droit et les droits de l’Homme. Que cela soit vrai ou non, peu importe, ils en sont persuadés. Réelle ou non, l’humiliation nationale est un formidable catalyseur de guerre. Ce fut le cas après les réparations de guerre et les concessions territoriales imposées par le Traité de Versailles ; il en sera de même en Serbie, plus de 70 ans plus tard, après l’éclatement de la Yougoslavie, pays que la Serbie avait toujours considéré comme une extension de son territoire. La Russie, convaincue d’avoir perdu sa grandeur, est saisie d’une névrose de Weimar, semblable à celle que connut l’Allemagne d’après la Première Guerre Mondiale, lorsqu’elle vivait dans la nostalgie de sa stature et de son pouvoir passés. Les séparatistes épaulés par Moscou, qui s’emparent aujourd’hui des bâtiments gouvernementaux dans l’Est de l’Ukraine et proclament une « République Populaire de Donetsk » indépendante démontrent la virulence de l’irrédentisme russe.
Laissons-nous aller à quelques prévisions pessimistes, donc, au nom de la prudence. Voici un scénario possible : les conflits entre les forces gouvernementales ukrainiennes et les groupes paramilitaires organisés par la cinquième colonne russe s’intensifient. Le nombre des victimes augmente. Le positionnement en cours de troupes et de F-16 par l’OTAN en Pologne et dans les pays baltes, censé agir comme dissuasion, irrite de plus en plus la Russie – « une grande et humble nation assiégée », pourrait dire un général russe. Le président américain, qui déclare que son pays, lassé de guerres, ne cherchera pas le conflit, impose des sanctions sur tout le secteur pétrolier et gazier russe. Les Etats d’Europe qui dépendent de l’énergie russe renâclent ; un ex-chancelier allemand qui travaille dans le gaz naturel déclare l’intérêt de son pays lié à Moscou. Puis, disons qu’un mouvement indépendantiste issu de la minorité russe prenne de l’ampleur en Estonie, soutenu en sous-main par des agents de Moscou d’une façon lui permettanr de réfuter toute implication, et qu’il annonce son soutien à la République populaire de Donetsk. Une vague de cyber-attaques désactive les équipements gouvernementaux estoniens, et un gros bonnet estonien appelle le leader russe « un troglodyte impérialiste prisonnier d’ un jeu à somme nulle ». Après une tentative d’assassinat sur la personne du ministre des affaires étrangères d’Estonie, au cours d’une manifestation dans la capitale, les appels à invoquer l’article 5 de la Constitution se font pressants auprès du président des USA. Il insiste sur le fait que « tracer des lignes rouges au XXIème siècle n’est pas un exercice utile ».
Personne ne sait où il s’arrêtera. L’appétit, comme le disent les Français, vient en mangeant.
Permettons-nous quelques sombres hypothèses, au nom du principe de précaution. Voici un scénario possible : les affrontements s’intensifient entre les forces du gouvernement ukrainien et les formations paramilitaires organisées par les membres de la cinquième colonne russe. Le nombre des morts augmente. L’envoi en cours de troupes et de F-16 de l’Otan vers la Pologne et les Pays baltes, conçu comme un moyen de dissuasion, fait redoubler la colère en Russie – un général russe pourrait être tenté de déclarer qu’ « une grande et humble nation est assiégée ». Le président américain, prétendant que son pays, épuisé par la guerre; ne cherchera pas le conflit, impose des sanctions sur le secteur entier du pétrole et du gaz russes. Les États européens dépendant de l’énergie russe protestent ; un ancien chancelier allemand travaillant dans le gaz naturel déclare que les intérêts de son pays sont du côté de Moscou. Puis, par exemple, un mouvement indépendantiste de la minorité russe gagne en intensité en Estonie, soutenu par des agents de Moscou niant toute implication, et annonce son soutien à la République populaire de Donetsk. Une vague de cyber-attaques met hors d’usage les installations du gouvernement estonien, et un gros bonnet estonien qualifie le leader russe de « troglodyte impérialiste piégé dans un jeu à somme nulle ». Après une tentative d’assasinat sur le ministre estonien des Affaires étrangères lors d’un rassemblement dans la capitale, des voix s’élèvent pour que le président américain invoque l’article 5. Il déclare que « tracer des lignes rouges au vingt-et-unième siècle n’est pas un exercice utile ».
Poussons plus loin l’imagination, et supposons que, peu après le discours du président, par une incroyable coïncidence, un navire chinois s’échoue sur l’une des Îles désertes Senkaku, administrées par le Japon en mer de Chine orientale. La Chine envoie une petite force vers ce qu’elle appelle les Îles Diaoyu « comme mesure de protection ». Le Japon envoie quatre destroyers pour expulser les Chinois et rappelle au président américain qu’il a dit que les îles, situées à proximité de réserves sous-marines de pétrole, « relèvent » du traîté de coopération et de sécurité mutuelles US / Japon. Un sénateur républicain, en écho à l’humeur belliqueuse de Washington, déclare que « l’Estonie vaut plus que quelques cailloux en mer de Chine orientale » et exige de savoir si « les États-Unis ont déchiré les alliances ratifiées en Europe et en Asie qui sont le fondement de la sécurité mondiale depuis 1945 ». Le président lance un ultimatum à la Chine : elle doit quitter les îles japonaises ou faire face à une réponse militaire. Il menace également d’une frappe de l’Otan contre les troupes russes massées à la frontière estonienne, en cas de nouveaux actes de violence sécessionniste en Estonie. Les deux avertissements sont ignorés. Les dirigeants chinois et russe accusent les États-Unis de « prolonger les hostilités et les alliances de la guerre froide au service de leur ambition de domination mondiale ». La Troisième Guerre Mondiale commence.
Cela ne pourrait pas se produire ; bien sûr que non. La paix, voire le pacifisme, est maintenant inscrite dans les gènes des Européens, qui ne songent à la guerre qu’avec dégoût. L’Europe est intégrée politiquement et économiquement. L’Amérique, après deux guerres sans victoire, est dans une période de retrait qui peut durer une génération. Les guerres ne mettent plus aux prises de grandes armées de terre ; elles sont une affaire de frappes localisées, effectuées par des drones sans pilote contre des extrémistes djihadistes. La Russie de Poutine est opportuniste – elle ne changera l’équilibre du pouvoir en Ukraine ou en Géorgie que si le prix lui paraît acceptable – mais elle n’est pas assez imprudente pour s’en prendre à des pays sous protection de l’Otan. La Chine, avec sa devise « d’harmonie », se concentre sur sa propre montée en puissance. et conçoit l’utilité des États-Unis dans le Pacifique comme puissance équilibrante capable de rassurer des voisins anxieux comme le Japon et le Vietnam. Pour l’instant, Pékin ne cherche pas à imposer sa propre version de la doctrine Monroe. Il tient son nationalisme en respect, alors même que la course à l’armement naval asiatique accélère. À la différence de 1914 ou 1939, la présence de grandes garnisons américaines en Europe et en Asie maintient une Pax Americana tenace . Les Nations Unies, malgré leurs échecs cuisants, sont une garantie de dernier recours contre une autre descente dans l’horreur. Le spectre d’un génocide nucléaire est l’outil de dissuasion ultime d’un monde hyperconnecté. Partout, les citoyens disposent maintenant des outils pour organiser une cacophonie en temps réel contre le type de folie qui a causé, durant la Première Guerre Mondiale, la mort de tant de jeunes gens « connus de Dieu seul » , suivant la formulation immortelle de Kipling.
Convaincant ? Il serait certainement agréable de penser, comme le suggérait le président Clinton en 1997, que les politiques territoriales des grandes puissances appartiennent au passé. Une nouvelle ère venait d’apparaître, disait-il, dans laquelle « l’intérêt personnel éclairé, ainsi que les valeurs communes, forceront les pays à définir leur grandeur par des moyens plus constructifs ». En fait, la prise de conscience que l’ours russe peut mordre et pas seulement grogner vient à point nommé rappeller qu’un monde multipolaire dans une période de transition, où les ressentiments populaires se développent sur le terreau du chômage et des inégalités, est un monde dangereux.
Le système international ne semble pas être particulièrement stable. La confrontration bipolaire de la Guerre Froide, malgré ses crises, était prévisible. Le monde d’aujourd’hui ne l’est pas. Il a pour acteurs des États-Unis dont le pouvoir est dominant mais non plus déterminant, une Chine au parti unique qui s’achemine vers l’hégémonie, une Russie autoritaire, ivre de nationalisme qui s’accroche à l’idée d’un empire restauré, et enfin une Europe faible, nombriliste et blasée, dont l’ambition d’une union toujours plus proche est en suspens, et peut-être au bord du renversement.
Les tendances pacifistes en Europe de l’Ouest co-existent avec des visions du pouvoir (celles de Moscou et de Pékin) que Bismarck ou Clausewitz reconnaîtraient instantanément. Après les génocides au Rwanda et en Bosnie, l’Assemblée générale de l’ONU a ratifié le principe selon lequel les gouvernements avaient la « responsabilité de protéger » leurs citoyens des atrocités. Mais à la vue du démembrement sanglant de la Syrie et du démantèlement cynique de l’Ukraine, ce genre d’idéalisme apparaît comme léger, voire simplement hors de propos. Les pays baltes sont de nouveau en pemière ligne. Le rêve fugace après la Guerre Froide d’une zone d’unité et de paix qui s’étendrait de Lisbonne à Vladivostok s’est évanoui. Comme l’observe John Mearsheimer dans son texte précurseur The Tragedy of Great Power Politics (La Tragédie des politiques de la puissance), « les systèmes multipolaires deséquilibrés présentent la répartition du pouvoir la plus dangereuse qui soit, principalement à cause des hégémonies naissantes qui sont enclines à entrer en conflit avec l’ensemble des autres grandes puissances du système ».
Dans ce contexte, rien n’est plus dangereux que la faiblesse américaine. Il est compréhensible que les États-Unis se replient sur eux-mêmes après plus d’une décennie de guerre post-11 septembre. Mais c’est également inquiétant, car la crédibilité de la puissance américaine reste la clé de voûte de la sécurité mondiale. L’humeur d’une nation n’est pas simplement le reflet des difficultés économiques ou des coûts de la guerre, elle est également déterminée par les décisions et la rhétorique de son président. Il n’y avait pas de majorité pour soutenir l’intervention américaine lors de la Première et de la Deuxième Guerre Mondiale jusqu’à ce que le président se décide à en façonner une (aidé de manière décisive, dans le cas de Franklin D. Roosevelt, par l’attaque de Pearl Harbor). Comme le souligne Jonathan Eyal du Britain’s Royal United Services Institute, « si un président se lève et dit quelque chose, il peut déplacer le débat ».
Le président Obama a clairement indiqué qu’il ne croyait pas à la force militaire. Ses mots l’énoncent distinctement, de même que son langage corporel. Il demande, après l’Irak et l’Afghanistan, ce que la force permet d’accomplir. Ce sont des questions légitimes: il faut placer la barre très haut pour déclencher la puissance militaire. Mais quand un président américain envoie ses alliés en première ligne pour défendre sa « ligne rouge », comme l’a fait Obama dans l’affaire des armes chimiques en Syrie, avant de décider de leur faire faire marche arrière, il occasionne un préjudice que le monde n’oublie pas. Et récemment, alors qu’on lui demandait si sa déclaration selon laquelle les Etats Unis protégeraient les Iles Senkaku ne risquait pas de constituer une nouvelle « ligne rouge » , le flou de sa réponse représente un tel danger que ses paroles valent la peine d’être reprises :
L’implication de cette question, je pense, … est qu’à chaque fois qu’un pays enfreint une de ces normes, les États-Unis devraient entrer en guerre ou être préparés à s’engager militairement, et s’ils ne le font pas, alors, d’une certaine manière, nous ne sommes pas crédibles sur ces normes. Et bien, ce n’est pas le cas.
Si ces obligations conventionnelles ne constituent pas une ligne rouge déclenchant une réponse militaire américaine – le seul moyen de prouver le sérieux de « ces normes » – alors les paris sont ouverts dans un monde déjà rempli d’incertitudes. Il y un siècle, en l’absence de lignes claires ou de règles, c’est justement ce genre d’espoir confortable et de confiance aveugle dans le jugement des puissances rivales qui précipitèrent la catastrophe. Mais cela, peut-on dire, c’était avant. Le monde a censément changé.
Mais est-ce vraiment le cas ? Considérons cet article du manuel de lycée de mon père, daté de 1938 :
La machine a rapproché les hommes comme jamais auparavant au cours de l’Histoire. Paris et Berlin sont plus proches aujourd’hui que des villages voisins ne l’étaient au Moyen-âge. Dans un sens, la distance a été annihilée. Nous volons sur les ailes du vent et tenons en main des armes plus effrayantes que la foudre… Le défi de la machine est la plus grande opportunité que les humains aient jamais connue. De la précipitation et du tourbillon des confusions de notre époque peuvent encore naître un ordre majestueux de paix mondiale et de prospérité.
L’optimisme est toujours présent dans le coeur des êtres humains – et mieux vaut ne pas s’y fier. Notre monde hyperconnecté, et les tensions et désirs qui l’accompagnent, n’est en fin de compte pas si nouveau. L’ombre de la répétition traîne dans les pas des prophètes du progrès. L’effervescence de 1938 où « la distance a été anéantie » serait rapidement suivie de la boucherie de Stalingrad, du massacre des Juifs Européens, des morts indifférenciés d’Hiroshima et de Nagasaki, provoquant l’angoisse de toute l’Humanité.
Nous ne devrions pas abandonner à la légère un pessimisme mûrement réfléchi, ou les traités qu’il a produits.
Roger Cohen, traduction collective par les lecteurs du site www.les-crises.fr