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    Histoire de la Turquie : les deux visages du nationalisme

    Par Noé Buchemeyer ( 2 décembre 2025)
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    Cet article est le premier d’une série consacré à la Turquie. Il propose une lecture de la situation politique du pays en caractérisant le nationalisme turc de la fin de l’empire Ottoman à aujourd’hui.

    Les leviers par lesquels Erdogan s’est maintenu au pouvoir pendant plus de 23 ans sont révélateurs d’une tendance de fond de la société turque : un nationalisme centré sur l’islam sunnite et l’ethnie turque. Cette construction idéologique née à la fin du 19e siècle a pour objectif de créer puis maintenir une unité nationale dans un contexte de déliquescence de l’empire Ottoman. Cette volonté d’homogénéisation de la société turque s’est faite au détriment des minorités ethniques et religieuses. Se matérialisant par une tentative de « turquisation » des populations d’Anatolie, ce processus n’a jamais pu être total et se caractérise par un rapport fluctuant à l’islam sunnite au cours du 20e siècle. Il demeure central au sein de la politique turque moderne : on déroulera donc le fil de sa naissance à la fin de l’empire ottoman jusqu’à la Turquie actuelle régie par Erdogan.

    Ce rapide survol historique permettra de dessiner à gros traits la naissance du nationalisme turc, son émergence à la fin de la période ottomane, sa forme en rupture avec la tradition ottomane durant la période kémaliste, puis un va et vient et un mélange entre sa forme kémaliste et une imprégnation plus conservatrice durant le reste du 20e siècle. Ce retour en arrière met en lumière le règne d’Erdogan, au moins depuis 2016, comme le passage à une nouvelle phase historique pour la Turquie.

    Contexte turc et bref historique

    Contexte géographique, religieux, ethnique et économique

    La Turquie compte aujourd’hui 85 millions d’habitants dont environ 70% de Turcs anatoliens répartis sur tous le territoire et 15 à 20% de Kurdes se concentrant majoritairement dans le sud-est du territoire aux frontières syrienne, irakienne et iranienne. Du point de vue religieux, 98% de la population est musulmane ; en son sein on peut distinguer 15 à 20% d’Alévis (courant chiite) et les Sunnites (majoritairement de l’école Hanafite). En 2018, 51% de la population se considère pratiquante. La Turquie a accueilli 4 millions de réfugiés syriens durant la guerre civile (400 000 seraient retournés en Syrie depuis la chute d’Assad). La plus grande ville du pays est Istanbul (15,7 millions d’habitants) sur le détroit du Bosphore, qui concentre des lieux saints comme la basilique Sainte Sophie ou encore l’église Saint Sauveur in Chora. Puis vient la capitale Ankara en plein centre de l’Anatolie, avec 6 millions d’habitants et enfin Izmir sur la mer Egée, qui compte 4,5 millions d’habitants.

    En 2023, la Turquie affiche un PIB d’environ 1 150 milliards de dollars, ce qui la place autour du 17ᵉ rang mondial, mais son PIB par habitant, estimé entre 13 000 et 14 500 USD, reste modeste au regard des grandes économies développées. Son Indice de Développement Humain, évalué à 0,855 la place à la 45ᵉ place mondiale. L’économie turque reste marquée par une structure productive où industrie et agriculture sont surreprésentées, avec des secteurs compétitifs comme le textile, l’automobile, l’aéronautique, et surtout des filières émergentes comme le photovoltaïque et les drones. Depuis 2021, le pays connaît une inflation très forte ce qui fragilise les ménages et limite l’effet de la croissance sur le niveau de vie.

    Bref historique antérieur et origine du peuple turc

    L’Anatolie a été un lieu de convoitise depuis la haute Antiquité : on peut penser aux guerres médiques opposant les cités grecques à l’empire perse au 5e siècle avant J.-C. Elle a été sous le contrôle de nombreux empires : perse, séleucide (4e avant JC), puis romain (du 3e avant JC au 4e après JC), puis byzantin (du 4e après JC à la prise de Constantinople en 1453 par les Turcs séljoukides qui étaient entrés en Anatolie au 11e siècle). Enfin, c’est le beylicat autonome ottoman, établi à l’origine en Anatolie occidentale dans le contexte des invasions mongoles de Gengis Khan, qui donnera naissance à l’Empire ottoman et ne cessera ensuite de s’étendre depuis 1299. Le roman national turque insiste sur cette descendance turcique des Turcs d’Anatolie, qui seraient venus en Anatolie depuis l’Asie centrale au Moyen Age. C'étaient des tribus nomades dont la langue est de la famille altaïque, ce qui les relie au peuple mongol. Le roman national turc met en avant cette ascendance spécifique permettant de se différencier des peuples voisins (Grecs, Arabes, Perses…). Il insiste également sur l’idée d’une conquête légitime de l’Anatolie par des ancêtres nomades, tout en nourrissant le récit d’un territoire constamment convoité par des puissances étrangères cherchant à en exclure les Turcs.

    Revenons en particulier sur les différents peuples turciques. Ils forment aujourd’hui une communauté d’environ 150 millions de personnes, réparties sur de nombreux pays d’Asie centrale, du Caucase, de l’Anatolie et au-delà. Originaires d’Asie centrale, ils se sont dispersés au fil des siècles, côtoyant diverses cultures et adoptant notamment l’Islam sous l’influence arabe. Les Turcs anatoliens, majoritaires en Turquie, forment ces peuples turciques avec les Azéris d’Azerbaïdjan, des Kazakhs, Ouzbeks, Turkmènes et Kirghiz d’Asie centrale, ainsi que les Tatars de Russie et les Ouïghours de Chine. Ces peuples turciques parlent différentes langues de la famille turque et ont subi des influences diverses, comme le passage de l’alphabet arabe au latin ou au cyrillique selon les régions. Malgré cette dispersion et ces évolutions, des liens culturels et politiques subsistent, notamment à travers le Conseil turcique créé en 2009 par la Turquie d’Erdogan, qui se veut moteur d’un rapprochement nouveau.


    1. Réformes avortées de l’empire ottoman

    Avant ses réformes du XVIIIᵉ siècle, l’Empire ottoman était un État à la fois politique et religieux, où le sultan incarnait l’autorité suprême dans les deux domaines. La société était organisée selon le système des millets, des communautés religieuses autonomes : le millet sunnite, le millet orthodoxe grec, le millet apostolique arménien, et dans une moindre mesure le millet juif. Chaque millet était dirigé par des religieux responsables de la collecte des impôts et rendant compte directement au sultan. La société était fortement décentralisée : le système des millets conférait une large autonomie aux communautés religieuses et, dans les provinces, les notables locaux (ayans) ou les titulaires des timars (les domaines seigneuriaux au sens médiéval) jouaient un rôle déterminant dans la collecte des impôts, l’administration et le maintien de l’ordre.

    La population non musulmane était soumise à des obligations particulières : un impôt particulier, et la réquisition potentiel d’un fils de chaque famille non musulmane pouvant être recruté et converti à l’Islam pour devenir janissaire, membre de l’élite militaire de l’Empire. Les non musulmans ne pouvaient pas construire de nouveaux lieux de culte, et la terre appartenait essentiellement à l’État, sauf dans les villes. La classe militaire et administrative, incluant les religieux, était exonérée d’impôts.

    L’Empire ottoman fonctionnait dans une logique expansionniste permanente, cherchant à conquérir de nouveaux territoires afin de lever davantage d’impôts et de soutenir son système administratif et militaire. Cette organisation garantissait à l’État un contrôle centralisé, mais nécessitait un flux constant de ressources et des gains de territoires pour maintenir sa stabilité. Son organisation militaire centralisée, lui permettant de lever de grandes armées vis-à-vis de ses concurrents orientaux comme occidentaux, a été son atout d’un point de vue militaire.

    L’Empire ottoman atteignit son apogée au XVIᵉ siècle sous le règne de Soliman le Magnifique (1520‑1566). Durant cette période, l’Empire s’étendait sur trois continents, contrôlant l’Anatolie, le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord et une grande partie de l’Europe du Sud-Est. Erdogan y fait aujourd’hui de nombreuses références.

    À partir de la seconde moitié du XIXᵉ siècle, l’Empire ottoman affaibli connaît un déclin accéléré sur les plans militaire, politique et territorial. Sur le plan international, il est confronté à la pression des grandes puissances européennes : la Russie menace ses territoires du Caucase et des Balkans, tandis que le Royaume-Uni et la France étendent leur influence au Maghreb, en Égypte, en Syrie et au Liban. Les rivalités européennes conduisent à des interventions ponctuelles, comme la guerre de Crimée (1853-1856), où la France et le Royaume-Uni soutiennent l’Empire ottoman pour limiter l’expansion russe. Dans les Balkans et en Grèce, la montée des nationalismes aboutit à des guerres d’indépendance et à la perte progressive de territoires. Outre la perte du territoire grec, le nationalisme grec, porté par l’idéologie de la Grande Idée, constitue également une menace pour l’Anatolie, car il vise à étendre la souveraineté grecque sur les zones peuplées de Grecs et à recréer un État grec couvrant l’ensemble des territoires historiques liés à la civilisation hellénique (Ionie).

    À l’intérieur, l’Empire tente de se réformer face à l’affaiblissement de l’État. Les réformes du Tanzimat (1839-1876) visent à moderniser l’administration, centraliser le pouvoir et instaurer une égalité théorique entre tous les sujets. La Constitution de 1876 ouvre une brève période de monarchie parlementaire, rapidement suspendue par Abdülhamid II, qui renforce son autorité par un régime autoritaire et un discours panislamique. Le panislamisme d’Abdülhamid II cherche à unifier les musulmans face aux mouvements nationalistes, mais cette stratégie ne parvient pas à contenir les tensions internes. En Anatolie, les minorités religieuses et ethniques restent un défi majeur : les Arméniens subissent des massacres (1894-1896), les communautés grecques sont marginalisées, et les Kurdes connaissent également des répressions sporadiques.

    Malgré ces efforts, les nationalismes régionaux et la corruption affaiblissent l’administration centrale, et les provinces résistent de plus en plus à l’autorité du sultan. En réponse, un nationalisme turc va émerger en cette toute fin de la période ottomane.

    2. Les Jeunes Turcs et le Comité Union et Progrès (1908 – 1923)

    La Révolution des Jeunes Turcs en 1908 marque un tournant décisif dans l’histoire de l’Empire ottoman : elle permet la restauration de la Constitution de 1876, suspendue par le sultan Abdülhamid II, et met fin à plusieurs décennies d’absolutisme. Le mouvement des Jeunes Turcs qualifié « d’ultranationalisme » est né à la fin du XIXᵉ siècle parmi les élites intellectuelles, les étudiants et les officiers de l’armée, en grande partie mécontents de l’autoritarisme du régime et du déclin de l’Empire. De nombreux membres de ce mouvement, exilés ou formés en Europe, notamment en France, sont influencés par le positivisme d’Auguste Comte, le libéralisme et le nationalisme européen.

    Le mouvement prend forme à travers une organisation clandestine : le Comité Union et Progrès (CUP), fondé initialement en 1889 à l’École impériale de médecine militaire de Constantinople par de jeunes étudiants, avant de se structurer et de gagner en influence, notamment depuis l'exil. C’est depuis Salonique, une ville ottomane dynamique et cosmopolite des Balkans, que le coup d’envoi de la révolution est donné en 1908 par des officiers progressistes ralliés au CUP. Leur action force le sultan à rétablir la Constitution et le Parlement presque sans combats : hormis quelques accrochages isolés faisant peu de victimes, l’armée se rallie massivement au comité, ce qui contraint le sultan céder sans affrontement majeur.

    Le CUP prend rapidement le contrôle de la vie politique, imposant un programme fondé sur la centralisation administrative, la modernisation de l’État, et surtout sur un nationalisme turc affirmé. L’objectif est de construire un État homogène, fort et modernisé, sur le modèle des puissances européennes. Cette politique se traduit par une réduction de l’autonomie des provinces, une bureaucratisation accrue et une politique d’uniformisation linguistique et culturelle à l’échelle impériale, au détriment des minorités. En 1909, à la suite d’une tentative de contre-révolution islamiste à Constantinople, le sultan Abdülhamid II est déposé par les Jeunes Turcs, consolidant leur prise de pouvoir.

    Avec l'installation au pouvoir du CUP, les minorités deviennent la cible principale des politiques de centralisation et d’uniformisation, en lien avec la volonté de créer un État-nation turc au détriment de la mosaïque multiethnique héritée de l’Empire.

    Les guerres balkaniques (1912-1913) entraînent la perte de presque toutes les possessions européennes de l’Empire, accentuant la crise identitaire et la fragilité du pouvoir des Jeunes Turcs. L’Empire, affaibli, se rapproche de l’Allemagne lors de la Première Guerre mondiale (1914-1918) pour contrer les ambitions russes et britanniques. L’alliance avec l’Allemagne conduit toutefois à une défaite catastrophique et à l’occupation alliée de Constantinople à partir de 1918.

    Pendant cette période, le CUP se radicalise et adopte une politique autoritaire, incluant l’élimination physique de populations perçues comme une menace pour la survie nationale. Les Arméniens, déjà victimes des massacres hamidiens (1894-1896) qui avaient fait plus de 100 000 morts, subissent en 1915 un génocide organisé par le gouvernement Jeune Turc, entraînant la mort de plus d’un million de personnes et l’exode de la quasi-totalité des Arméniens d’Anatolie. Les Grecs sont victimes d’expulsions massives et de massacres entre 1914 et 1922, notamment dans la région de Smyrne, culminant avec le grand incendie de Smyrne en 1922. Les Kurdes, longtemps considérés comme alliés de l’Empire contre les chrétiens, sont soumis à des tentatives de turquisation et participent parfois aux massacres des Arméniens.

    Depuis le XIXᵉ siècle, l’Empire ottoman avait tissé des liens étroits avec l’Allemagne, notamment à travers des coopérations militaires, des missions de conseil et des projets d’infrastructure majeurs comme le chemin de fer Berlin-Bagdad. Ces relations stratégiques renforcées ont conduit l’Empire ottoman à s’allier avec l’Empire allemand et les puissances centrales lors de la Première Guerre mondiale, un choix qui s’est avéré lourd de conséquences, précipitant la défaite ottomane. Cette défaite aboutit au traité de Sèvres (1920) prévoyant le démantèlement complet de l’Empire Ottoman au profit des puissances vainqueuses du conflit : création de territoires arméniens et kurdes indépendants, occupation de Smyrne par la Grèce, partage du Proche-Orient entre la France et le Royaume-Uni. Ce traité est rejeté par les nationalistes turcs dirigés par Mustafa Kemal. Ce découpage est un événement traumatique dans l’opinion turque, et Erdogan y fait encore référence aujourd’hui, notamment pour pousser à sa réélection en agitant la peur d’interventions étrangères. Du point de vue des Kurdes c’est également un événement important car le traité prévoyait la création d’un Kurdistan souverain.

    En réaction à ce traité, Mustafa Kemal organise la guerre d’indépendance turque (1919-1923) contre les Grecs, les Arméniens et les forces alliées. Les forces kémalistes sont largement financées par l’URSS qui y voit une opportunité de combattre les forces impérialistes. La guerre s’achève par la victoire turque et la signature du traité de Lausanne en 1923, qui abolit le traité de Sèvres et fonde les bases de la République de Turquie.

    3. Le Kémalisme : émergence et consolidation (1923 – 1950)

    La proclamation de la République turque le 29 octobre 1923 par Mustafa Kemal (qui prend ensuite le nom d’Atatürk, « père des Turcs ») ouvre une nouvelle ère. Dans la continuation de la période des Jeunes Turcs, mais avec cette fois une facette laïque, il vise à construire un État-nation homogène, centralisé et indépendant. Il repose sur un parti unique, le CHP, et un pouvoir présidentiel fort, cherchant à façonner une société turque unifiée par la laïcité, l’éducation et des réformes sociales, tout en encadrant strictement la religion et en marginalisant les minorités.

    On peut résumer cette politique en 6 principes représentés par 6 flèches du logo du parti CHP :

    • Le républicanisme, s’appuyant sur le principe de la souveraineté du peuple ;

    • Le nationalisme turc, mettant en exergue les gloires passées de la Turquie et la nécessité pour le peuple turc de construire son propre État selon des principes modernes et sans intervention étrangère ;

    • Le populisme, selon lequel le peuple gouverne par l’intermédiaire de la Grande Assemblée nationale, toutes les catégories sociales étant représentées ;

    • La laïcité, imposant une subordination de l’autorité religieuse musulmane par à l’État ;

    • L’étatisme, qui implique une intervention de l’État dans certains secteurs de l’économie et un contrôle plus souple sur les autres pour garantir une croissance économique rapide ;

    • Le révolutionnarisme, impliquant que tous ces changements soient appliqués immédiatement et complètement afin que la société turque puisse se développer le plus vite possible.

    Les réformes de modernisation cherchant à occidentaliser la société turque se succèdent donc rapidement et marquent une véritable rupture vis-à-vis de la tradition ottomane :

    • 1924 : abolition du califat et adoption d’une nouvelle constitution.

    • 1925 : interdiction des confréries soufies et réforme vestimentaire.

    • 1926 : adoption du code civil inspiré de la Suisse, abolissant la charia en matière de droit privé (droits patrimoniaux égaux).

    • 1928 : suppression de l’article constitutionnel établissant l’islam comme religion d’État.

    • 1929 : adoption de l’alphabet latin à la place de l’alphabet arabe.

    • 1935 : adoption du dimanche comme jour de repos à la place du vendredi.

    L’évolution des droits des femmes est marquante dans la politique kémaliste. Un mouvement féministe du type de celui des « suffragettes » émerge dès 1913 autour de figures comme Belkis Sevket. Ce mouvement s’affirme durant la révolution kémaliste avec la création d’un journal puis d’un parti en 1923, le Parti des femmes du peuple. Bien que son influence soit souvent éclipsée par l’action de l’État, elle demeure réelle. Les avancées du code civil de 1926 sont prolongées par l’octroi du droit de vote aux élections municipales en 1930 et au niveau national en 1934. En 1935, dix-huit femmes sont élues députées sur un total de 390 sièges.

    La réforme de la langue turque constitue un aspect essentiel de la politique kémaliste. Le remplacement de l’alphabet arabe par l’alphabet latin en 1929 facilite l’alphabétisation et la diffusion de l’éducation. Parallèlement, les mots d’origine arabe et persane sont progressivement remplacés par des termes d’origine turque ou empruntés au français, afin de moderniser la langue et de rapprocher culturellement la Turquie de l’Occident. Ces mesures cherchent à créer une société moderne, rationnelle et « turque ».

    Toutefois, la Turquie kémaliste demeure autoritaire : l’opposition est réprimée, notamment après la révolte kurde du Cheikh Saïd en 1925, et le parti unique ainsi que l’armée deviennent les piliers du régime.

    La laïcité occupe une place centrale dans le kémalisme. Contrairement au modèle français fondé sur la séparation des sphères, le modèle turc repose sur une laïcité de contrôle, où l’État domine la religion. La Direction des affaires religieuses (Diyanet), créée en 1924, encadre l’islam sunnite ; les imams deviennent des fonctionnaires de l’État et l’enseignement religieux est strictement réglementé. La pratique religieuse est cantonnée à la sphère privée : l’appel à la prière doit se faire en turc, l’alphabet arabe est aboli et la sharia disparaît de l’ordre juridique. Cette laïcité utilise l’islam majoritaire comme instrument d’unité nationale tout en marginalisant les pratiques divergentes, notamment le soufisme et l’alévisme.

    La politique kémaliste concernant les minorités vise à renforcer l’homogénéité nationale autour de l’identité turque. Les Kurdes sont particulièrement touchés : la révolte du Cheikh Saïd en 1925, qui mêle revendications religieuses et ethniques, est réprimée violemment, l’usage du kurde est interdit et les Kurdes sont désignés comme des « Turcs des montagnes » pour tenter de les intégrer à cette nouvelle société turque. Les Arméniens et les Grecs voient leur présence considérablement réduite après les violences et expulsions de l’époque jeune-turque et de la guerre d’indépendance. Des échanges de population gréco-turques supplémentaires entre la Turquie et la Grèce encadré par le traité de Lausanne de 1923, contribuent à faire de la Turquie un pays encore plus majoritairement musulman et turcophone. Quant aux Alévis, malgré leur poids démographique estimé entre 10 et 15 % de la population, ils sont largement invisibilisés par le discours sunnite officiel. L’ensemble de cette politique conduit à une uniformisation forcée du pays, au détriment de ses diversités internes.

    Sur le plan économique, la politique kémaliste s’inscrit dans une logique keynésienne et interventionniste : l’État joue un rôle central dans le développement industriel et la modernisation des infrastructures, tout en encadrant les investissements et en favorisant la création d’entreprises publiques dans des secteurs stratégiques comme l’énergie, les transports ou le textile. Cette stratégie de développement dirigée par l’État vise à réduire la dépendance de la Turquie vis-à-vis de l’étranger et à accélérer la croissance économique.

    Sur le plan international, Atatürk adopte une diplomatie prudente, fondée sur la neutralité et le rapprochement avec l’Occident. La Turquie cherche avant tout à consolider son indépendance et évite les alliances risquées. Elle entretient de bonnes relations avec ses voisins balkaniques, comme en témoigne le pacte balkanique de 1934, reste neutre dans les grands conflits européens et renforce progressivement ses liens avec les puissances occidentales. Cette orientation débouche finalement sur l’adhésion de la Turquie à l’ONU en 1945.

    À sa mort en 1938, Atatürk laisse une Turquie profondément transformée : un État-nation moderne, laïque et centralisé, mais également autoritaire et intolérant envers les minorités. Sa figure reste omniprésente dans la mémoire collective et politique du pays, chacun se réclamant à des degrés divers de son héritage. Le kémalisme constitue ainsi l’une des faces durables du nationalisme turc, influençant profondément la trajectoire politique et sociale de la Turquie pour le siècle à venir.

    4. Entre démocratie libérale et coups d’État militaires (1950 – 2002)

    Après la mort d’Atatürk et au début de la guerre froide, la Turquie se rapproche encore plus du camp occidental. Pour contrer la montée des mouvements socialistes et avec le soutien des États-Unis, le pays entreprend une ouverture politique et économique. À partir de 1946, il abandonne le système du parti unique dominé par le CHP kémaliste et adopte le multipartisme. Aux élections de 1950, le Parti démocrate (DP) d’Adnan Menderes remporte la victoire, mettant fin à l’hégémonie du CHP. Le nouveau gouvernement libéralise la vie politique et introduit des réformes économiques tournées vers le marché, encourageant l’initiative privée, les investissements étrangers et le développement des secteurs industriels et agricoles. Ces mesures, combinées à davantage de libertés religieuses, séduisent une population majoritairement rurale et conservatrice : l’appel à la prière est de nouveau autorisé en arabe, les écoles religieuses imam-hatip (visant à former des imams) rouvrent et l’enseignement religieux se développe dans les écoles publiques. Cependant, la montée en puissance de Menderes inquiète l’armée, qui se considère comme la gardienne du kémalisme. En 1960, un coup d’État militaire met fin à son gouvernement et Menderes est exécuté en 1961.

    Cette opposition entre l’idéologie kémaliste représentée en dernier recours par l’armée et un bloc national conservateur marqué par l’islam politique arrivant au pouvoir par les urnes est caractéristique de la seconde moitié du 20e siècle. Cette intervention de l’armée en 1961 inaugure une longue série d’ingérences militaires : en 1971 avec un mémorandum militaire, en 1980 avec un coup d’État particulièrement violent, puis en 1997 avec un « coup d’État post-moderne » visant le gouvernement islamiste de Necmettin Erbakan. Dans chacun de ces épisodes, l’armée affirme agir pour protéger la laïcité et l’ordre kémaliste, mais elle doit composer avec une société où le conservatisme social et l’islam politique gagnent du terrain.

    Dans les années 1970, la Turquie est plongée dans une instabilité politique profonde. Le pays devient le théâtre d’affrontements quasi quotidiens entre organisations d’extrême gauche comme les maoïstes du TKP/ML et leur branche armée (TIKKO) et groupes d’extrême droite ultranationalistes, au premier rang desquels les Loups Gris, bras armé du MHP (parti d’extrême droite nationaliste). Ces milices, proches d’une partie de l’armée turque et intégrées aux réseaux anticommunistes de la guerre froide, bénéficient de soutiens indirects occidentaux, notamment américains, dans le cadre de la lutte contre l’influence soviétique. Les violences politiques, qui font des milliers de morts, contribuent à l’effondrement de l’ordre public et préparent le terrain au coup d’État militaire de 1980, que l’armée présente comme la seule solution face à une société au bord de la guerre civile.

    Parallèlement, les mouvements de gauche et d’extrême gauche connaissent un essor important dans les années 1970. Les syndicats ouvriers, puissants et très organisés, jouent un rôle central dans la mobilisation sociale et politique. Parmi eux, la DİSK (Confédération des syndicats révolutionnaires), proche de l’extrême gauche, rassemble environ 150 000 à 200 000 membres, principalement dans l’industrie lourde et urbaine ; la Türk-İş (Confédération des syndicats turcs), plus modérée et proche du centre-gauche, est la plus importante du pays avec plus d’un million d’adhérents dans divers secteurs (industrie, services, transport) ; tandis que la Hak-İş, fondée en 1976, regroupe environ 100 000 membres et reflète des tendances plus conservatrices et religieuses. Ces syndicats organisent des mobilisations massives pour défendre les droits des travailleurs et améliorer les conditions sociales, notamment dans les grandes villes industrielles. L’un des événements les plus marquants est le 1er mai 1977 à Istanbul, où des centaines de milliers de personnes bloquent la ville pour la fête des travailleurs. La journée tourne au massacre : des coups de feu éclatent depuis des toits, faisant des dizaines de morts et des centaines de blessés. Dans le même temps, certaines organisations d’extrême gauche, comme le TKP/ML et sa branche armée, le TIKKO, adoptent des méthodes clandestines et mènent sabotages, enlèvements et actions armées contre l’État, souvent en lien avec les mobilisations syndicales pour diffuser leur idéologie et recruter. La combinaison de mobilisations ouvrières légales et d’actions armées illustre la polarisation extrême de la Turquie des années 1970, où syndicats, gauche légale et extrême gauche clandestine coexistent tout en étant ciblés par la répression d’État et les milices d’extrême droite.

    Ces années sont aussi marquées par l’annexion de facto de Chypre. La crise chypriote constitue un tournant majeur : en 1974, après un coup d’État nationaliste grec visant à rattacher l’île à la Grèce, la Turquie lance une intervention militaire qu’elle justifie par la protection de la minorité turcophone. L’opération aboutit à l’occupation d’environ 37 % de l’île et à une partition durable de facto. Dans le même temps, les autres minorités historiques en Turquie, notamment les Arméniens et les Grecs, déjà très affaiblies par les pogroms antérieurs, comme celui d’Istanbul en 1955, voient leur situation se détériorer encore davantage. Cette intervention ravive les tensions nationalistes à l’intérieur du pays et contribue à une dégradation durable des relations avec la Turquie et l’Europe.

    Minorité religieuse, les Alévis, qui représentent environ 10 à 15 % de la population, demeurent également marginalisés dans une République qui promeut officiellement un islam sunnite hanafite. Largement urbanisés, éduqués et souvent proches de la gauche, ils sont régulièrement victimes de discriminations et de violences. La période culmine avec les massacres de Kahramanmaraş en 1978, où des groupes ultra-nationalistes et islamistes attaquent des quartiers alévis pendant plusieurs jours, faisant plus d’une centaine de morts. Cet épisode traumatique révèle la vulnérabilité des Alévis dans un contexte de polarisation extrême et contribue à justifier, du point de vue de l’armée, le coup d’État de 1980.

    À partir des années 1980, sous l’impulsion de Turgut Özal, la Turquie connaît un tournant politique, économique et culturel. Premier ministre à partir de 1983, Özal compose avec les militaires et promeut un nationalisme turc modéré, associé à un État fort capable d’imposer l’ordre. Sa vision « eurasiste » ouvre le pays à la fois vers l’Europe et l’Asie, accélère la libéralisation économique, favorise le développement de la production scientifique et littéraire en turc, et relance l’intérêt pour l’Histoire ottomane. L’islam retrouve également une place centrale dans le discours national grâce à la synthèse turco-islamique, qui combine nationalisme et religion : l’enseignement religieux est renforcé, les écoles imam-hatip se multiplient et la Diyanet (Direction des affaires religieuses) devient un acteur clé de l’identité nationale officielle.

    Dans le même temps, la question kurde reste un enjeu majeur. L’identité kurde est niée par l’État, et l’usage de la langue kurde réprimé. En 1984, le PKK lance une guérilla dans le Sud-Est, et l’État répond par une répression massive : déploiement de centaines de milliers de militaires, destruction de villages et déplacements forcés de centaines de milliers de personnes. Malgré des initiatives politiques d’Özal visant à améliorer la représentation kurde et autoriser l’usage de la langue kurde, sa mort en 1993 bloque la consolidation de ces réformes, et la répression des Kurdes reste l'un des principaux axes de la politique intérieure de la Turquie.

    Sur le plan international, la Turquie s’aligne clairement sur le camp occidental dans le contexte de la guerre froide. En 1952, elle adhère à l’OTAN et devient un allié stratégique majeur des États-Unis face à l’URSS. En 1963, elle signe un accord d’association avec la CEE, marquant un premier pas vers l’intégration européenne. Dans les années 1980 et 1990, la Turquie connaît une montée en puissance économique sous Özal et s’ouvre davantage vers le Moyen-Orient et l’Asie centrale, en particulier après l’effondrement de l’URSS. Elle joue également un rôle de plus en plus actif au sein de l’Organisation de la Conférence islamique, soulignant l’importance croissante de son identité musulmane dans sa diplomatie.

    5. La montée en puissance d’Erdogan et l’AKP (2002 – aujourd’hui)

    En matière de politique intérieure, Recep Tayyip Erdogan émerge sur la scène politique comme maire d’Istanbul entre 1994 et 1998 sous les couleurs du parti islamiste Refah (Parti de la Prospérité). Il perd son mandat et est brièvement emprisonné pour avoir récité un poème nationaliste [1]. En 2001, il fonde l’AKP. Sa victoire en 2002, facilitée par la crise économique de 2001 et l’usure des coalitions instables, marque un tournant majeur. Dans ses premières années, l’AKP promeut un programme conciliant démocratie, intégration européenne, réformes institutionnelles et libéralisme économique, ce qui s’accompagne d’une modernisation rapide, d’une forte croissance et d’un recul de l’influence de l’armée, longtemps garante du kémalisme. Mais à partir de la fin des années 2000, alors que sa domination électorale se consolide, le parti s’éloigne de ce réformisme libéral pour évoluer vers un national-conservatisme de plus en plus affirmé, mêlant islam politique, centralisation étatique et rhétorique anti-élites. Erdogan, successivement Premier ministre puis président, excelle à mobiliser ses partisans en jouant des divisions entre sunnites et chiites, Turcs et Kurdes, religieux et laïcs, ou entre pro-européens et partisans d’une union sunnite. Cette polarisation nourrit un nationalisme de plus en plus radicalisé et accompagne la transformation idéologique de l’AKP, passé d’un conservatisme modéré à un projet national-islamiste hégémonique, redéfinissant l’État et la nation autour de l’identité turco-sunnite.

    En même temps, après sa victoire électorale de 2011, où il obtient 50% des voix, Erdogan commence à concentrer le pouvoir entre ses mains. Un moment décisif survient en juin 2013 avec les manifestations de Gezi, déclenchées par l’opposition à un projet immobilier sur la place Taksim à Istanbul. Rapidement, le mouvement se transforme en révolte nationale contre l’autoritarisme d’Erdogan, la restriction des libertés publiques et l’islamisation croissante de la société. La répression est violente et fait plusieurs morts, ainsi que des milliers de blessés et d’arrestations. Malgré la répression, ces manifestations marquent le début d’un retour encore modéré de la gauche, porté par une jeunesse urbaine, militante et connectée, qui s’implique dans des mobilisations pour la démocratie, les droits civiques et l’environnement, renouant avec les traditions de contestation sociale. Ce regain d’énergie profite notamment au HDP (Parti démocratique des peuples), qui regroupe des formations de gauche, kurdes et écologistes, et qui tire parti du souffle nouveau de la jeunesse militante pour renforcer sa présence politique (représentant environ 10 % des suffrages depuis sa fondation en 2012). Après cet épisode, la répression contre les opposants s’intensifie, touchant journalistes, universitaires, juges et militants.

    Le coup d’État manqué de juillet 2016 marque une rupture majeure dans l’histoire politique turque contemporaine. Les purges massives qui s’ensuivent touchent l’armée, l’administration, le système éducatif et les médias, Erdogan accusant le mouvement güléniste d’en être responsable. Contrairement aux interventions militaires des décennies précédentes (1960, 1971, 1980 et 1997) où l’armée pouvait se poser en gardienne du kémalisme et de la laïcité, ces purges rendent l’armée de facto incapable de renverser Erdogan ou de s’opposer à sa politique. La répression des journalistes et des médias indépendants complète cette stratégie, neutralisant l’un des principaux contre-pouvoirs à l’intérieur de la société. Cette évolution met fin à l’ancienne dynamique de confrontation entre l’armée kémaliste et un bloc national-conservateur islamique arrivant au pouvoir par les urnes, et inaugure une nouvelle phase historique dans laquelle le président concentre le pouvoir et contrôle directement les institutions. Désormais, la domination politique d’Erdogan s’appuie sur le contrôle total de l’État, et la société turque entre dans une période caractérisée par la centralisation autoritaire et la marginalisation des forces militaires, politiques et médiatiques susceptibles de contester l’exécutif.

    L’aboutissement de cette emprise est le référendum constitutionnel de 2017, qui consacre l’instauration d’un régime présidentiel exécutif, supprimant le poste de Premier ministre et faisant du président le chef de l’État et du gouvernement. Cette transformation institutionnelle s’appuie sur l’alliance nouée à partir de 2016 entre l’AKP et le MHP ultranationaliste, la « coalition du Peuple » (Cumhur İttifakı), qui devient déterminante pour offrir à Erdogan la majorité nécessaire au Parlement et pour verrouiller l’appareil d’État. Malgré cette base politique consolidée, son autorité est fragilisée par la crise économique s’ouvrant en 2018, marquée par une inflation record. Parallèlement, la démographie électorale évolue : 75% de la population vivent désormais dans de grands centres urbains et la classe moyenne s’est élargie, rendant l’électorat plus volatil. En 2023, Erdogan est réélu avec 53 % des voix face au candidat du CHP, devenu social-démocrate et soutenu par une alliance large allant du centre droit à des formations islamistes. Cette « Alliance de la nation » articule trois axes principaux : un retour à un régime parlementaire, la restauration de l’économie et la lutte contre l’inflation, ainsi que la défense des droits humains et des normes démocratiques.

    Dans ce contexte, la figure d’opposant d’Ekrem İmamoğlu, maire d’Istanbul, prend une dimension nationale. Il a déjà été visé plusieurs fois, notamment par l’invalidation de sa victoire municipale en 2019, par sa condamnation en 2023 pour « insulte » aux autorités électorales, et par de nouvelles accusations de corruption et de terrorisme en 2025. L’Université d’Istanbul lui retire même son diplôme pour l’empêcher de se présenter à l’élection présidentielle, qui requiert d'avoir fait des études universitaires. Peu avant la primaire du CHP, il est arrêté et démis de ses fonctions, mais demeure candidat après un vote massif de 15 millions de personnes [2]. Ces manœuvres rappellent le cas de Selahattin Demirtaş, leader kurde emprisonné en 2016, et témoignent de la mise au pas de la justice et des médias depuis le coup d’État manqué. Erdogan a remplacé des milliers de juges par des fidèles, muselant ainsi toute opposition. L’arrestation d’İmamoğlu déclenche une vague de manifestations dans plus de cinquante-cinq provinces, malgré leur interdiction [3]. Plus de 1 400 personnes sont arrêtées et 123 policiers blessés en une semaine, tandis que militants, journalistes, avocats et élus locaux subissent la répression dans la durée [4]. La principale organisation patronale turque prend publiquement position contre ces dérives et appelle à l’indépendance de la justice, une première pour cette institution qui représente 80% des exportations et des recettes fiscales issues des entreprises [5]. Pour de nombreux analystes, Erdogan agit désormais par peur de perdre le pouvoir. Sa victoire étriquée en 2023 et la perte de nombreuses mairies en 2024 ont révélé sa vulnérabilité. Il est aujourd’hui légitime de se demander si de nouvelles élections présidentielles vont bien se tenir comme prévu en 2028, et chaque geste de répression renforce la stature d’Imamoğlu comme figure centrale de l’opposition.

    Sur le plan religieux, l’islam retrouve sous Erdogan une place centrale dans la vie publique. Les écoles imam-hatip se multiplient, l’enseignement religieux est renforcé et la Diyanet devient un acteur politique, social et économique influent, prenant en charge la certification halal, des chaînes télévisées et des prises de position publiques. Le voile redevient autorisé dans les institutions publiques en 2013, et des symboles majeurs de la laïcité kémaliste sont remis en cause, comme la reconversion en 2020 de Sainte-Sophie en mosquée. L’islam sunnite conservateur devient progressivement le référent officiel de l’identité nationale. En quinze ans, le budget de la Diyanet est multiplié par dix pour atteindre 1,75 milliard d’euros en 2016, dépassant ceux du ministère de la Santé ou des Affaires étrangères.

    Les minorités subissent les conséquences de la centralisation autoritaire sous Erdogan. Les Kurdes restent la principale minorité contestataire : après une période d’ouverture entre 2009 et 2013, le dialogue avec l’État s’était effondré et les opérations militaires contre le PKK, en Turquie et en Syrie, avaient repris, affaiblissant le HDP, principal parti pro-kurde, par l’arrestation de nombreux dirigeants. Cependant, suite à sa réélection serrée en 2023, Erdogan a cherché à éviter que les Kurdes ne rejoignent l’opposition principale représentée par le CHP [6]. Dans ce contexte, un cycle de discussions opportun pour Ankara et pour le PKK, notamment grâce à la chute de Bachar al-Assad en Syrie, a été ouvert, aboutissant finalement à la dissolution officielle du PKK par l'engagement d'Occalan à renoncer à la lutte armée. Les Alévis continuent d’être marginalisés, leur culte n’étant pas reconnu par l’État, tandis que les minorités chrétiennes et arméniennes, très réduites en nombre, restent largement invisibles dans l’espace public. Dans le même temps, l’homogénéité turco-sunnite est imposée comme norme nationale.

    En politique étrangère, Erdogan mène une stratégie ambitieuse souvent qualifiée de « néo-ottomanisme ». Le blocage du processus d’adhésion à l’Union européenne le pousse à réorienter la diplomatie turque vers le Moyen-Orient, l’Afrique et l’Asie centrale. Au Moyen-Orient, il soutient les révolutions arabes en 2011, appuie les Frères musulmans en Égypte et intervient directement dans la guerre civile syrienne en soutenant les rebelles contre Bachar al-Assad, tout en menant des opérations militaires contre le PKK et ses alliés au Rojava. La Turquie s’engage également en Libye en 2019 et soutient l’Azerbaïdjan dans la guerre du Haut-Karabagh en 2020. Les relations avec l’Occident demeurent ambiguës : la Turquie reste membre de l’OTAN mais entretient des relations tendues avec les États-Unis et l’Union européenne, notamment après l’acquisition de missiles russes S-400 en 2017. Malgré cela, elle conserve une importance stratégique dans la gestion des réfugiés syriens et dans le domaine énergétique. Avec la Russie, Ankara entretient un partenariat pragmatique, malgré des rivalités persistantes en Syrie, en Libye et dans le Caucase. En Afrique et en Asie, elle déploie un soft power actif à travers les séries télévisées, l’aide au développement, les institutions éducatives et l’expansion de Turkish Airlines.

    Conclusion

    Depuis sa naissance comme stratégie de survie face aux nationalismes concurrents au sein de l’Empire ottoman finissant, l’idée nationale turque s’inscrit dans une longue continuité marquée par un objectif central : l’homogénéisation de la société, à la fois sur le plan ethnique et religieux. Ce projet, amorcé dès la fin du XIXᵉ siècle, prend une forme brutale et radicalisée sous les Jeunes-Turcs, qui cherchent à consolider l’État en éliminant ou en assimilant de force les populations perçues comme menaçantes. Cette phase, marquée par des violences de masse, n’a pourtant jamais permis d’aboutir à une homogénéisation totale, notamment en raison de la présence durable des Kurdes en Anatolie, dont l’intégration a constitué un défi constant pour les gouvernements successifs jusqu’à aujourd’hui.

    Après la fondation de la République, le kémalisme reprend cette logique d’unification en l’appliquant cette fois à une nation, la Turquie, et non à l’empire Ottoman. Il la reconfigure en la faisant passer d’une identité turco-musulmane sunnite à un universalisme républicain censé transcender les identités particulières. Toutefois, ce projet reste profondément imprégné de turcité et de sunnisme implicite pour composer avec les aspirations populaires, malgré son discours laïc. Face à lui, un autre pôle idéologique émerge progressivement : le nationalisme sunnite, qui revendique une identité turque ancrée dans la religion majoritaire et œuvre à l’expression de la foi, mais se montre tout aussi méfiant envers les minorités ethnoreligieuses.

    Tout au long du XXᵉ siècle, ces deux visions de la nation, l’une laïque, centralisatrice et modernisatrice, l’autre conservatrice et religieuse s’affrontent, mais doivent aussi composer l’une avec l’autre. Le kémalisme ne peut ignorer l’importance sociologique du sunnisme, tandis que le nationalisme religieux ne peut se passer de l’appareil étatique et du cadre institutionnel hérités du kémalisme. Cette tension structurelle explique la permanence d’un projet national homogénéisateur qui, tout en changeant de forme, poursuit un même objectif : définir la nation turque autour d’un noyau identitaire étroit, laissant aux minorités, qu’elles soient kurdes, alévies, arméniennes ou chrétiennes une place précaire les réprimant ou les marginalisant.

    L’émergence d’Erdogan et le verrouillage progressif du pouvoir sous l’AKP marquent une sortie de l’équilibre instable qui avait structuré la République pendant plus d’un demi-siècle. La mainmise de l'AKP sur l’armée met fin au péril d’un coup d’État pour le pouvoir politique : l’islam politique parvient à dominer l’État, affaiblissant les contre-pouvoirs et imposant une redéfinition de l’identité nationale centrée sur le turco-sunnisme. Cette nouvelle idéologie, teintée de nostalgie ottomane, se conçoit comme une mission civilisationnelle : représenter et guider l’islam sunnite dans la région, projeter la puissance turque au-delà de ses frontières et réinscrire le pays dans une symbolique impériale réinventée.

    Cette dynamique peut-elle être stoppée ou inversée par le retour d’un nationalisme kémaliste modernisé, désormais incarné par le CHP ? Les succès municipaux de l’opposition en 2023, l’adhésion croissante d’une jeunesse urbaine, ainsi que le basculement d’une partie de la bourgeoisie inquiète de l’autoritarisme et de l’instabilité, suggèrent cette possibilité. Mais face à un appareil d’État verrouillé, à une justice politisée, à un président déterminé à ne jamais perdre le pouvoir et toujours capable de manœuvres politiques habiles qui fragmentent en permanence l’opposition, l’issue de cette confrontation demeure incertaine.

    Reste cependant une question décisive : comment la classe ouvrière et la jeunesse turques peuvent-elles se frayer une voie indépendante entre les deux variantes du nationalisme qui les maintiennent sous leur tutelle depuis un siècle ? Comment le mouvement ouvrier peut-il se doter de sa propre représentation politique, en lien avec les minorités opprimées ? Le HDP (Parti démocratique du peuple) a représenté un espoir important en ce sens dans les années 2010, mais la répression a réussi à donner un coup d'arrêt à son ascension. Son orientation a cependant posé aussi des problèmes politiques, notamment son soutien au candidat du CHP lors de la dernière présidentielle, qui a privé les travailleur/se-s et les minorités d'une voix indépendante. Or, comme dans bien d'autres pays, seule la construction d'une parti indépendant des deux principales organisations de la bourgeoisie, pourra permettre de construire une véritable alternative politique, incluant la rupture avec le modèle capitaliste de développement, ses profondes inégalités et ses ravages écologiques, la promotion d'une véritable démocratie, le respect des droits du peuple kurde et des minorités, la relance du mouvement d'émancipation des femmes, etc.

    Bibliographie

    Références – Parties historiques

    • Le Monde diplomatique – Manière de voir. 1923-2023 : Le siècle turc, n°191, octobre-novembre 2023.

    • Bozarslan Hamit, Histoire de la Turquie : de l’Empire ottoman à nos jours, Tallandier, 2021.

    • Bozarslan Hamit, Histoire de la Turquie contemporaine, Tallandier, 2016.

    • Jean Lionel, Histoire sociolinguistique de l’Empire ottoman et de la Turquie moderne, 2024.

    Références – Gauche turque

    • Cormier Paul, La gauche en Turquie : une histoire fragmentée, 2014.

    • Bouvier Émile, « Les organisations révolutionnaires d’extrême gauche en Turquie : une histoire particulièrement riche et encore vivace aujourd’hui », dans Les clés du Moyen-Orient, 2020.

    Notes

    [1] Le Monde, « Le maire d'Istanbul a été condamné à dix mois de prison », 23 avril 1998.

    [2] France 24, « Après l'arrestation d’İmamoğlu, mobilisation monstre à la primaire du CHP », France 24, 23 mars 2025.

    [3] Doğan Ümit, « Turquie : Istanbul secouée par une imposante contestation », Orient XXI, avril 2025.

    [4] Blackburn Gabin & Reynier Vincent, « Turquie : la police disperse des milliers de manifestants pro-İmamoğlu à Istanbul », Euronews, 26 mars 2025.

    [5] Savard-Fournier Xavier, « Turquie : Erdoğan, la fin du soupçon démocratique », L’Actualité, 27 mars 2025.

    [6] Morel Jean-Michel. « En Turquie, l’ouverture kurde », Le Monde diplomatique, septembre 2025.

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