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L’Etat islamique expérimente la guerre chimique contre les Kurdes
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
(Le Monde) Un long remblai de terre sombre découpe la plaine et ses champs jaunis, marquant l’ultime limite de la zone contrôlée par les peshmergas kurdes irakiens. Depuis les collines de Sultan Abdullah qui surplombent ce paysage guerrier, toute vie semble s’être évanouie. Les villages détruits ou désertés sont devenus des positions militaires et les champs brûlés par le soleil séparent désormais sur quelques kilomètres de largeur le territoire de l’organisation Etat islamique (EI) du Kurdistan irakien. C’est dans cette région perdue au nord de l’Irak, aux confins de zones de peuplement kurde et arabe que les djihadistes avaient enfoncé, il y a un an, les lignes kurdes pour s’emparer brièvement de la ville de Makhmour, à une soixantaine de kilomètres d’Erbil, la capitale du Kurdistan d’Irak.
Cette offensive éclair, lancée début août 2014, avait déclenché l’intervention de l’aviation américaine et la mise sur pied de la coalition internationale contre l’EI. Grâce à l’appui aérien américain, les forces kurdes ont pu repousser les djihadistes et déplacer la ligne de front au-delà de leurs positions initiales. Aujourd’hui cristallisé, ce front se mue en frontière. « La dernière attaque importante de Daech [acronyme arabe de l’EI] remonte à plus trois mois », indique le colonel Mohamed Ashat Roshawi sur les hauteurs de Sultan Abdullah.
Aux offensives terrestres de l’EI, systématiquement repoussées par l’aviation de la coalition, ont succédé des tirs d’artillerie dont les dégâts restent limités. La semaine dernière pourtant, les djihadistes ont rompu la routine de ce front bloqué en ajoutant aux mortiers et aux roquettes conventionnelles, des projectiles chargés d’agents chimiques qui ont frappé de surprise les rangs kurdes.
Fabrication artisanale
« Sultan Abdullah a été touchée le 11 août par des obus chimiques, puis le lendemain, la position voisine de Jarula a été visée », rapporte le colonel Surud Salih qui supervise les opérations dans la zone. Les peshmergas présents au moment de l’attaque contre Jarula décrivent des obus de mortier et des roquettes vidées d’une partie de leur charge explosive et dispersant au moment de l’impact une poudre jaunâtre ayant provoqué une série de symptômes caractéristiques. « J’ai tout de suite eu des difficultés à respirer, mes yeux se sont mis à pleurer. Certains vomissaient et ceux qui étaient les plus proches ont eu des cloques sur les endroits découverts de leurs corps. Un des peshmergas qui s’est approché des débris d’obus a perdu connaissance », raconte Shakhawan Abdullah, présent lors de l’attaque. Comme six autres peshmergas, il a été brièvement hospitalisé après l’attaque.
Les officiers chargés des positions touchées ignorent encore quels composants chimiques ont été utilisés par leurs ennemis. Le colonel Salih rapporte le passage d’équipes d’experts de la coalition internationale venus effectuer des prélèvements sur place. Bien que les résultats n’aient pas encore été remis, il se montre convaincu que les projectiles qui ont frappé Sultan Abdullah étaient chargés de gaz moutarde, mortel à très fortes doses seulement.
Envisagée officiellement par des responsables américains, cette éventualité n’épuise cependant pas les hypothèses formulées sur la nature et la provenance des armes en question. De fait, la faible capacité de vaporisation des composants utilisés et le caractère limité des dégâts physiques occasionnés pourraient indiquer une fabrication plus artisanale d’armes destinées à provoquer un sentiment de panique plus que des pertes humaines.
Traumatisme de Halabja
En effet, après l’utilisation de projectiles à base de chlore en mars contre les peshmergas irakiens sur le front de Sinjar puis l’annonce d’une attaque à l’arme chimique contre les combattants kurdes syriens en juillet ayant provoqué des symptômes similaires, grandit la crainte d’une possible généralisation de l’usage de ces « bombes sales » par l’EI.
« Ils pensent pouvoir nous faire fuir par la peur car ils ne peuvent plus avancer. Il s’agit d’une tactique de guerre psychologique », analyse le colonel Roshawi en désignant les débris des obus chimiques qui n’ont pas été retirés des positions où ses hommes sont déployés. Les zones d’impact dégagent encore l’odeur d’oignon pourri qui s’est répandue au moment de l’attaque selon les témoins. Mais l’officier kurde ne veut pas les recouvrir de terre pour l’instant. « Il faudra peut-être faire de nouvelles analyses », explique-t-il.
« Ces attaques montrent que la mentalité de Daech est la même que celle du régime de Saddam Hussein », regrette le capitaine Abdullah Mohamed, lui-même originaire d’Halabja, ville kurde irakienne frappée le 16 mars 1988 par un bombardement chimique de l’aviation irakienne dont le bilan est évalué à 5 000 morts. Le traumatisme lié à ce massacre, survenu dans les derniers mois de la guerre Iran-Irak, lorsque les factions kurdes irakiennes étaient alliées à Téhéran, reste ancré dans les mémoires.
Pour le peshmerga Ahmet Mohamed, qui a lui aussi souffert des effets des composants chimiques utilisés à Jarula, « les peshmergas sont inquiets et si cela se reproduit, je crains que certains veuillent quitter le front ». Plus qu’un réel bouleversement opérationnel, l’utilisation d’armes chimiques par les djihadistes de l’EI apparaît comme une nouvelle tentative de mettre la terreur au service de ses capacités militaires, un an après les grandes offensives de l’été dernier.