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Richard Seymour: «Les députés travaillistes mènent une politique de la terre brûlée»

Brexit Royaume-Uni

Lien publiée le 28 juin 2016

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

(Mediapart) Le parti travailliste britannique est entré dans une crise sans précédent avec le départ d'une vingtaine de membres du « shadow cabinet » du Labour, appelant à la démission de leur leader. Décryptage avec le biographe de Jeremy Corbyn, l'essayiste Richard Seymour.

Ce sont généralement les partis au pouvoir qui pâtissent le plus d’un référendum perdu. Pourtant, même si les conservateurs britanniques se cherchent un nouveau premier ministre après la démission de David Cameron, consécutive au scrutin remporté par les tenants de la sortie de l’Union européenne (UE), c’est au parti travailliste que la crise la plus profonde a éclatée. Une vingtaine de membres du « shadow cabinet », le gouvernement d’opposition, ont quitté leur poste et appelé à la démission de leur leader, Jeremy Corbyn, au nom du fait qu’il n’aurait pas mené campagne en faveur du maintien du Royaume-Uni avec suffisamment d’enthousiasme. Mais est-ce la vraie raison de cette rébellion dans les rangs des élus du Labour, ou ne faut-il pas la chercher du côté d’une revanche des hiérarques du parti qui n’ont jamais accepté l’élection de Corbyn, il y a dix mois, en dépit du soutien que continuent de lui apporter les militants ?

Richard Seymour, essayiste et commentateur politique situé à gauche, voire à l’extrême gauche, est l’auteur d’une biographie politique de Jeremy Corbyn paru en début d’année aux éditions Verso Books : Corbyn : The Strange Rebirth of Radical Politics (Corbyn ou l’étrange renaissance de la politique radicale). Bien que plutôt favorable au leader travailliste, il n’en est pas moins lucide sur l’état du Labour et des stratégies de Corbyn. 

Mediapart : Les résultats du référendum sur la sortie de l’Union européenne ont provoqué une crise sans précédent au parti travailliste, avec une vingtaine de membres du « shadow cabinet » qui ont quitté leur poste et appelé à la démission de leur leader, Jeremy Corbyn. Comment expliquez-vous cela ?

Richard Seymour. © DR Richard Seymour. © DR

Richard Seymour : Les deux partis, conservateurs et travaillistes, sont en plein chamboulement, mais le Labour est particulièrement touché. Il ne s’agit rien moins que d’un putsch – et il faut employer ce mot-là –, qui était préparé depuis des mois. J’en avais entendu parler bien avant le scrutin de jeudi 23 juin ; ce n’était pas un secret bien caché. Ces démissions en cascade, qui s’accompagnent de déclarations tonitruantes, sont calibrées pour infliger un maximum de dégâts à Jeremy Corbyn.

Tout cela est orchestré par la frange de députés au Parlement qui n’ont jamais accepté l’élection de Corbyn à la tête du parti à l’été 2015. Il faut se souvenir qu’ils avaient déjà essayé de barrer la route à Corbyn avant son élection, quand il était apparu qu’il risquait de l’emporter. Ils avaient brandi des menaces d’infiltration du Labour par des groupes d’extrême gauche qui étaient complètement surestimées – les trotskystes sont peut être nombreux en France, mais au Royaume-Uni, c’est à peine un groupuscule. Avant même l’élection de Corbyn, ils ont essayé de le délégitimer. Ils ont ensuite continué, allant même jusqu’à confier à la presse qu’ils souhaitaient la défaite de Sadiq Khan à la mairie de Londres. Ce dernier n’est pourtant pas dans le camp de Corbyn, mais ils voulaient avant tout infliger une défaite à leur leader.

Ces députés sont-ils conscients du risque qu’il y a à plonger le Labour dans une crise ouverte, au moment où les conservateurs se cherchent un nouveau dirigeant et où le parti europhobe et xénophobe UKIP a le vent en poupe ?

Les députés qui tentent de renverser Corbyn n’ont aucune stratégie alternative sur la manière dont le parti devrait être dirigé. Ils n’ont aucun remplaçant à proposer – ce qui est rare ; généralement, lors d’un putsch, il y a toujours quelqu’un dans les coulisses qui attend de prendre la place du dirigeant déchu. Et ils n’ont aucune réponse à apporter à la crise du Labour, qui dure depuis des années. Or c’est justement la crise idéologique du parti travailliste qui est à l’origine de cette tentative de renversement de Corbyn. Seulement, comme ils savent qu’ils n’ont aucune chance de battre Corbyn lors d’une élection interne, car celui-ci continue d’avoir le soutien des militants et des adhérents du Labour, ils essaient de lui infliger un maximum de dégâts. C’est une politique de la terre brûlée extrêmement cynique et en partie irrationnelle. Ils espèrent qu’en plongeant le parti travailliste dans une crise, ils vont démoraliser les électeurs travaillistes, que les militants vont partir et qu’à la fin, ils seront là pour tirer les marrons du feu, même si le parti est anéanti.

Comment se fait-il que ces députés au Parlement n’acceptent toujours pas Jeremy Corbyn, dix mois après son élection triomphale, après avoir ramené des milliers d’adhérents dans le giron du parti et alors qu’il n’est finalement pas si impopulaire dans les sondages ?

Principalement, ces députés n’admettent pas que le Labour soit dirigé par ses membres. Ils voudraient que les adhérents se contentent d’aller voter aux élections et paient leurs cotisations. Historiquement, ils n’ont pas tort car c’est ainsi que le parti a été dirigé pendant des décennies. Pendant longtemps, le parti a été dirigé par les leaders syndicaux, les députés et un comité exécutif. Les adhérents, généralement bien plus à gauche, n’ont jamais eu d’influence sur la marche du parti. Sous Tony Blair, à partir des années 1990, il y a eu la volonté de se débarrasser des dirigeants syndicaux et d’installer une direction plus personnelle en redonnant du pouvoir aux militants. Cela s’est fait sur le principe « un militant, une voix » et en ouvrant les adhésions (cotisation à 3 livres, 4 euros).

L’idée sous-jacente était que cela favoriserait l’adhésion de personnes plus centristes ou plus droitières, mais c’est une stratégie qui a produit l’effet inverse. Après la crise financière de 2008, beaucoup de jeunes ont perdu leur emploi, ont vu leurs perspectives s’assombrir et le coût des études augmenter. Du coup, ils se sont tournés vers les travaillistes pour appeler à l’aide. Et ce sont tous ces jeunes, et parfois moins jeunes, qui ont soutenu Jeremy Corbyn quand l’opportunité s’est présentée. C’est ce sentiment de dépossession qui anime aujourd’hui les députés. Ils veulent reprendre la direction du parti aux militants.

Le problème est que les députés n’acceptent pas que le parti travailliste soit dirigé par la gauche

Est-ce que tous ces opposants à Corbyn appartiennent au camp des « blairistes », l’aile centriste qui a soutenu Tony Blair ?

Non, ce ne sont pas seulement les « blairistes ». Ces derniers ne sont d’ailleurs pas les plus véhéments. Ils n’apprécient pas Corbyn, mais ils souhaitent se débarrasser de lui sur le long terme. Ceux qui mènent les batailles en ce moment sont ceux que j’appellerais la vieille gauche de la guerre froide : Paul Watson, John Woodcock, etc. Ils veulent avant tout reprendre le contrôle du parti aux militants. Ils sont alliés au « Blue Labour », un courant social-conservateur dont le slogan est « Drapeau, foi et famille », qui voudrait tirer le parti travailliste dans une direction plus conservatrice. Mais toutes ces tendances n’ont pas le soutien de la « gauche molle », qui soutient toujours Corbyn ou, en tout cas, n’est pas prête à détruire le parti pour se débarrasser de lui.

Vous évoquez la volonté de reprendre le contrôle du parti, mais y a-t-il une différence idéologique entre Corbyn et ces députés qui veulent sa peau ?

Il y a effectivement des différences idéologiques, qui sont parfaitement légitimes, mais ceux qui essaient de déstabiliser Corbyn ne les expriment presque jamais. Ils ne peuvent pas ouvertement admettre qu’ils endossent les politiques d’austérité, par exemple. Pendant des années, ils ont expliqué qu’il n’y avait pas d’alternative (TINA) et qu’il fallait mener des politiques d’austérité, mais maintenant qu’il y en a une avec Jeremy Corbyn, ils sont bien embêtés.

Il y a aussi des différences sur la politique étrangère ou de défense. Corbyn est opposé au programme Trident de sous-marins nucléaires, beaucoup y sont favorables. Corbyn souhaite régler la guerre en Syrie par la diplomatie, d’autres plaident pour une « intervention humanitaire ». Ce sont des différences idéologiques parfaitement honorables, mais le fond du problème est que ces députés n’acceptent pas que le parti travailliste soit dirigé par la gauche. Cela n’est jamais arrivé dans l’histoire du Labour – les syndicats ont toujours adopté des positions plutôt conservatrices – et ils n’arrivent pas à avaler la pilule.

L’argument de ceux qui veulent voir Corbyn partir est qu’il serait insuffisamment pro-européen et n’aurait pas mené une campagne assez dynamique contre le Brexit. Est-ce vrai ou est-ce une excuse ?

Comme je vous l’ai dit, ce putsch était planifié depuis longtemps, quelle que soit l’issue du référendum. Donc, c’est en partie déconnecté du résultat. Ils expliquent aujourd’hui que Corbyn a saboté la campagne du « Remain » (pour rester dans l’UE) parce qu’il n’est pas assez pro-européen. Mais la base du Labour est très critique vis-à-vis de l’Union européenne. Jeremy Corbyn s’est efforcé de protéger les idées de ses militants en ne menant pas une campagne ultra-enthousiaste vis-à-vis de l’UE. Par ailleurs, lorsque les travaillistes s’étaient alignés avec les conservateurs de David Cameron lors du référendum sur l’indépendance écossaise en 2014, le Labour a ensuite été balayé en Écosse. Cela a été une défaite considérable pour la droite travailliste et, ironiquement, a permis l’accession de Corbyn à la tête du parti. Les députés essaient de dissimuler leur putsch derrière un argument idéologique sur l’Europe, mais c’est une excuse pour mettre en œuvre ce qu’ils planifiaient depuis des semaines.

Pensez-vous que Corbyn puisse survivre à ce putsch ?

Nous vivons actuellement une situation post-apocalyptique : il y a une grave recrudescence du racisme, nous avons assisté au meurtre fasciste d’une élue [Jo Cox, la députée travailliste assassinée le vendredi 17 juin par un nationaliste britannique – ndlr], les banques s’effondrent à nouveau, nous sommes à deux doigts d’un gouvernement intérimaire… Et ces députés font tout pour détruire le seul espoir d’un changement en faveur des ouvriers et des classes populaires ! Les députés savent qu’ils ne peuvent pas se débarrasser de lui à moins qu’il ne décide de s’en aller de lui-même. C’est pour cela que, dans leurs lettres de démission et leurs communiqués, ils le supplient de partir. Je pense donc qu’il va survivre, même si, à mon sens, Corbyn et son équipe restent trop gentils. Ils devraient dire clairement que ce putsch était préparé depuis belle lurette et que ces députés mènent un combat égoïste au détriment du parti.