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Saul Alinsky, mythes et réalités

Lien publiée le 1 février 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.contretemps.eu/saul-alinsky-mythes-et-realites/

Saul Alinsky est à la mode. Dans les rangs de la France Insoumise (mais aussi ceux de La République en Marche), on se tourne vers celui qui est souvent considéré comme le « père fondateur » du community organizing pour susciter la participation politique et s’implanter davantage dans les classes populaires. On en sait pourtant généralement peu sur Alinsky puisque circule une série de mythes qui, visant à légitimer l’importation du community organizing en France, obscurcissent sa trajectoire et ses objectifs politiques. Or, si l’intention de rompre avec certaines routines militantes et un entre-soi confortable est évidemment positive, il est douteux que l’importation de la « méthode » élaborée par Alinsky permette de refonder la gauche radicale et de reconstruire durablement des organisations implantées dans les classes populaires.

Terme de plus en plus populaire dans certains cercles militants et professionnels (militantisme politique et associatif, éducation populaire, intervention sociale, etc.), le community organizing désigne des pratiques militantes très formalisées visant à susciter activement et durablement la participation politique grâce à des campagnes portant sur les préoccupations quotidiennes des habitants. Selon ses importateurs.trices français.e.s, l’intérêt du community organizing est donc qu’il parvient à faire participer des membres des classes populaires structurellement exclues de la participation politique. Ce discours est d’ailleurs repris dans les médias, comme en témoigne un reportage sur Alinsky et l’utilisation de sa « méthode » diffusé le 19 décembre 2017 dans le journal télévisé de France 2 : la journaliste Anne-Sophie Lapix présente cette « méthode », « inventée par le sociologue américain Saul Alinsky », comme « une méthode qui a fait ses preuves ».

On peut faire remonter l’émergence du community organizing au Chicago des années 1930, lorsque le travailleur social Saul Alinsky crée une « organisation d’organisations » dans le quartier ouvrier de Back of the Yards, aux abords des abattoirs, pour lutter contre la délinquance juvénile et l’absence de cohésion sociale. Quelques mois après la création du Back of the Yards Neighborhood Council, Alinsky fonde l’Industrial Areas Foundation, organisation destinée à reproduire dans d’autres villes le « modèle » qu’il a mis en place pour représenter les intérêts de groupes jusqu’alors exclus de la participation politique.

Dans les années 1970-1980, le community organizing, porté majoritairement par des groupes locaux affiliés à des institutions alinskiennes, s’impose comme la seule forme d’action collective qui parvienne à faire participer activement les habitants des quartiers populaires et à construire des organisations de défense d’intérêts de classe, dans un contexte politique et social de faiblesse de syndicats par ailleurs largement dépolitisés[1]. En 2008, la campagne présidentielle exhume Alinsky de l’oubli dans lequel il était tombé et fait de lui une figure politique centrale qui clive les débats : honni par les républicains qui voient en lui un « radical » anticapitaliste et antipatriote, Alinsky est présenté comme l’homme dont les pratiques ont indirectement contribué à la formation politique de Barack Obama et à son élection.

Aujourd’hui, les phénomènes d’importation des pratiques de community organizing réduisent trop souvent ces dernières à la seule figure d’Alinsky. Cette simplification omet le rôle d’autres militant.e.s et d’autres traditions dans la lutte pour l’émancipation des opprimé.e.s aux États-Unis, comme par exemple la militante féministe noire Ella Baker (1903-1986). Mais les discussions actuelles autour d’Alinsky s’appuient également sur un certain nombre d’inexactitudes voire de mensonges qui circulent actuellement quant à l’identité d’Alinsky, sa trajectoire politique et son rôle dans l’établissement de cette forme d’action collective hautement rationalisée et professionnalisée qu’est devenu le community organizing.

Ces imprécisions entretiennent un flou autour de techniques d’implantation, de recrutement et de construction d’organisations militantes qui mériteraient d’autant plus d’être discutées que certaines tentatives d’importation partent d’un constat politique lucide et salutaire : si les forces de la gauche radicale veulent espérer construire un rapport de forces en faveur des classes populaires et des opprimé.e.s, elles vont devoir rompre avec les petits mondes des petits entre-soi socialement homogènes. Il n’est donc pas inutile de clarifier un certain nombre de points à propos d’Alinsky.

Saul Alinsky n’est pas « issu de la gauche radicale[2] »

Il est difficile d’affirmer que Saul Alinsky a appartenu à la gauche radicale américaine. Né en 1909 de parents immigrés juifs russes, Alinsky fait partie de cette génération d’enfants d’immigrés européens dont les conditions de vie se dégradent fortement sous l’effet de la crise économique de 1929. Des intellectuels engagés comme Noam Chomsky ou Howard Zinn ont longuement raconté à quel point la double expérience de la misère et du chômage et des luttes sociales ont eu des effets durables sur leurs prises de position politiques. De nombreux.ses enfants d’immigré.e.s adhèrent au parti communiste ou rejoignent des syndicats et voient dans la lutte collective une planche de salut social.

Mais Alinsky ne fait pas partie de ceux-là. Il semble avoir été sympathisant communiste et il était fasciné par la figure de John L. Lewis, charismatique dirigeant du Congress of industrial Organizations. Il était également inquiet de la montée du fascisme et du nazisme en Europe et de la passivité des démocraties européennes face à eux. Mais Alinsky n’a jamais été membre d’aucune organisation politique, syndicale ou associative. Certains biographes affirment qu’il a été permanent syndical bénévole pour le CIO mais cela n’est pas complètement avéré. Lorsqu’il crée le Back of the Yards Neighborhood Council (BYNC) en juillet 1939 dans le quartier ouvrier majoritairement immigré de Back of the Yards, aux abords des abattoirs, il le fait en tant qu’employé d’un programme de prévention de la délinquance, le Chicago Area Project. Mais le BYNC résulte d’une alliance alors originale entre secteurs progressistes du travail social et de l’Église catholique et le syndicat des ouvriers des abattoirs, en pleine campagne de reconnaissance syndicale par le patronat.

Alinsky flirte avec la gauche radicale à la fin des années 1930 mais s’en éloigne pendant la guerre et après. Contrairement à de nombreux.ses militant.e.s de gauche de l’époque, Alinsky traverse sans prendre trop de coups la période d’après-guerre, période de suspicion, de méfiance et d’intense répression culminant dans la terreur orchestrée par le sénateur du Wisconsin Eugene McCarthy. Certes, il réprouve catégoriquement la répression et le climat de paranoïa ambiante. Certes, tout au long de sa carrière militante, il est régulièrement accusé d’être communiste, l’ennemi intérieur par excellence. Certes, Alinsky est surveillé par le FBI, qui dispose d’un dossier de plusieurs centaines de pages sur lui. Mais il n’est jamais auditionné, décrédibilisé ou arrêté par les pouvoirs publics.

Par ailleurs, il prend ses distances avec les communistes dès la signature du pacte germano-soviétique en août 1939. Il aurait même été chargé par John Lewis de se débarrasser des permanents communistes de la fédération, prenant temporairement en main le petit groupe de gros bras du CIO pour réaliser la tâche[3]. Alinsky se méfiait des communistes :

« Il pensait qu’être communiste aux États-Unis était au mieux inutile et au pire pervers et destructeur. […] En un mot, il ne les aimait pas, n’avait pas besoin d’eux, et, de manière générale, voulait que ses organisations se débarrassent d’eux en silence[4]. »

Si Alinsky avait été la cible de McCarthy au même titre que les communistes, réels ou supposés, il n’aurait certainement jamais pu institutionnaliser son « modèle » militant. Dans les années 1960 et 1970, avec l’émergence du mouvement pour les droits civiques et des autres mouvements que ce mouvement suscite par ricochet, Alinsky cherche à reprendre le dialogue avec la nouvelle génération militante qui se mobilise notamment contre la guerre du Vietnam. Alinsky a un temps envisagé de se rapprocher de Martin Luther King Jr. et des fractions plus radicales du mouvement pour les droits civiques, comme le Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC), mais les tentatives de rapprochement échouent par manque d’intérêt partagé.

Dans Rules for Radicals, ouvrage publié en 1971 quelques semaines avant sa mort d’une crise cardiaque, Alinsky synthétise ce qu’il espérait être une philosophie politique. Il adresse à cette nouvelle génération militante ce « manuel pragmatique pour radicaux réalistes », comme l’indique le sous-titre. La voie politique que cherche à légitimer Alinsky est celle d’une révolution pragmatique, « travaillant à l’intérieur du système[5] ». Alinsky reprend à son compte le terme de « révolution » mais avance qu’il existe des « règles » à suivre pour changer le monde :

« Ces règles sont ce qui distingue les radicaux réalistes des radicaux rhétoriques[6]. »

À la manière d’un vieux sage frôlant souvent le paternalisme, il déplore l’idéalisme des jeunes militants, qui rêvent du « monde tel qu’il devrait être » alors qu’il faut commencer par « le monde tel qu’il est ». Alinsky conçoit son ouvrage comme une version moderne du Prince de Machiavel, destiné non pas aux puissants mais à ceux qu’il appelle les « Have-Nots ». Mais en creux on voit également se dessiner un anti-Manifeste du parti communiste. Alinsky refuse de laisser au communisme le monopole de la révolution et espère dissocier l’un de l’autre :

« C’est une raison importante derrière ma volonté de proposer un manuel révolutionnaire qui ne soit pas écrit dans une perspective communiste ou capitaliste, mais comme un manuel pour tous les laissés-pour-compte du monde, quelle que soit leur couleur de peau ou leurs appartenances politiques. Mon objectif ici est de proposer comment s’organiser pour devenir plus puissant (organize for power) ; comment prendre le pouvoir et comment l’utiliser[7]. »

Au-delà d’un langage exalté et provocateur vantant les mérites du « pouvoir », au-delà de grands énoncés philosophiques et de conseils pratiques terre-à-terre, Rules for Radicals ne propose aucune vision stratégique d’ensemble. Contre la théorie marxiste faisant de la classe ouvrière le sujet révolutionnaire du fait de la position qu’elle occupe dans les rapports de production capitalistes, Alinsky considère que ce sont désormais les classes moyennes qui constituent le cœur de tout projet de changement social. Si « thermopolitiquement elles sont tièdes et ancrées dans l’inertie[8] », la dégradation de leur condition sociale en fait des agents potentiellement plus révolutionnaires que des ouvriers absorbés par le système. La classe moyenne comme agent révolutionnaire : on est loin des fantasmes faisant d’Alinsky un chantre de l’auto-organisation des opprimé.e.s, seul.e.s artisans de leur émancipation.

Tout au long de sa carrière, Alinsky a donc entretenu des rapports au mieux de proximité relative avec les différents courants de la gauche radicale américaine : passées les sympathies initiales pour le mouvement communiste, Alinsky développe son « modèle » militant en dehors des réseaux communistes, socialistes ou libertaires mais aussi en dehors de la galaxie d’organisations qui poussent le mouvement pour les droits civiques dans le Sud.

Alinsky n’est pas « un sociologue américain ayant théorisé la pratique[9] »

Saul Alinsky n’est pas sociologue. Avant d’avoir « théorisé » sa méthode dans Reveille for Radicals (1946) puis Rules for Radicals il l’a d’abord mise en pratique et institutionnalisée. Lorsqu’il crée le BYNC en juillet 1939, Alinsky est travailleur social pour un programme de prévention de la délinquance, le Chicago Area Project.

Il est vrai qu’Alinsky a suivi des études de sociologie à l’Université de Chicago entre 1926 et 1932. L’Université de Chicago jouit alors d’un prestige grandissant et son département de sociologie représente l’un des hauts lieux de développement de la discipline et l’un des plus réputés au monde[10]. La sociologie telle que la pratiquent Ernest W. Burgess, Robert E. Park, leurs collègues et les étudiants qu’ils encadrent est résolument empirique. Comme d’autres, Alinsky réalise des enquêtes de terrain à travers la ville, prenant en particulier pour objet le monde de la petite et de la grande délinquance, la vie nocturne d’une ville alors placée sous un strict régime de prohibition.

En 1931 Alinsky va travailler pour Clifford Shaw, ancien étudiant du département de sociologie qui dirige désormais l’Institute for Juvenile Research, rattaché à une institution publique de l’État de l’Illinois. Dans ce cadre, il enquête sur la délinquance juvénile, alors au cœur des préoccupations des sociologues, des travailleurs sociaux et des milieux réformateurs[11], et récolte les histoires de vie de jeunes délinquants afin de mieux comprendre les effets de l’appartenance de groupe sur leurs pratiques jugées déviantes. Pendant deux ans, il noue des relations d’amitié, de complicité et même de confiance avec les jeunes adolescents des gangs polonais et italiens sur lesquels il travaille. À la même époque, il parvient à intégrer le gang d’Al Capone et à entretenir de bonnes relations avec son bras droit, Frank Nitti.

En 1932, il obtient son diplôme de deuxième cycle mais ne poursuit pas en doctorat. De 1933 à 1935, Alinsky est détaché dans le pénitencier d’État de Joliet, le plus important de l’Illinois, comme staff sociologist et membre de la commission d’application des peines. Il quitte son poste au pénitencier de Joliet en 1935 et retourne travailler pour Shaw dans le cadre d’un projet innovant de prévention de la délinquance, le Chicago Area Project.

S’inspirant des théories sociologiques de ses anciens professeurs à l’Université de Chicago sur la « désorganisation sociale », Shaw considère que la délinquance est avant tout la conséquence d’un manque de cohésion sociale dans les quartiers immigrés. Dans un quartier « désorganisé », les institutions locales (famille, école, église, groupes de pairs, associations volontaires, etc.) ne sont plus capables d’exercer de contrôle social et de susciter l’obéissance à des règles de vie commune. Or, en tant qu’entité autonome, chaque « communauté » est en mesure de régler elle-même le problème de la délinquance : dans une « communauté » bien organisée, les formes de contrôle social exercées par les institutions locales sont plus efficaces que des programmes de prévention et des punitions imposées de l’extérieur. La solution à la situation de « désorganisation » et d’anomie sociale est donc une plus grande cohésion sociale et une plus grande participation des citoyens aux affaires publiques.

C’est en tant que travailleur social employé par le Chicago Area Project qu’Alinsky arrive dans le quartier de Back of the Yards et qu’il crée le BYNC en poussant dans la sphère politique les pratiques de Shaw : ce qui deviendra plus tard le community organizing alinskien est un outil visant à créer de la représentation populaire de groupes jusque-là non-représentés au niveau politique. En rassemblant les principaux notables locaux (responsables d’associations locales, ecclésiastiques, dirigeants syndicaux, etc.) Alinsky cherche à créer une « organisation d’organisations » capable de fédérer les habitant.e.s du quartier autour de la défense d’intérêts immédiats communs.

Après le succès inattendu du BYNC et la renommée qu’il procure à Alinsky, ce dernier fonde le 15 janvier 1940 l’Industrial Areas Foundation afin de rassembler des fonds nécessaires à la transplantation du « modèle » dans d’autres villes du pays afin de revitaliser la démocratie américaine. A partir de ce moment-là, Alinsky quitte son statut de travailleur social salarié par le Chicago Area Project et devient le seul salarié de sa « fondation ». De la sorte, il invente une nouvelle profession difficile à définir d’entrepreneur politique cherchant à susciter la participation à la realpolitik du rapport de forces et du pouvoir.

Saul Alinsky n’était pas ignoré des grands médias et des élites économiques et politiques[12]

La création du BYNC est immédiatement encensée dans la presse locale puis nationale comme un « miracle démocratique[13] ». La création du conseil propulse Alinsky dans le champ politique et fait de lui un défenseur des valeurs démocratiques américaines, alors remises en cause à la fois par les fascismes européens et par l’internationalisme communiste. Un long éditorial du New York Herald Tribune publié le 21 août 1940 et intitulé « Democracy in the Jungle » vante les exploits d’Alinsky, dont l’ingénuité et la ferveur démocratique ont eu raison des conflits entre groupes ethno-nationaux sur fond de misère sociale, et prophétise avec sobriété qu’« en ces temps difficiles, c’est peut-être là le moyen de sauver notre mode de vie[14] ».

Alinsky décide de tirer profit de cette opportunité inespérée et de donner une suite à cet élan démocratico-patriotique en créant l’Industrial Areas Foundation. Lorsqu’il crée l’IAF, Alinsky mobilise ses liens avec plusieurs institutions dominantes : la philanthropie et l’action sociale réformiste, les professions libérales et l’Église catholique. Ainsi, la composition du premier conseil d’administration de l’IAF, qui se réunit dans le très chic Waldorf Astoria, en plein cœur de Manhattan, est révélatrice du capital social qu’a alors accumulé Alinsky.

On compte parmi les membres du conseil Marshall Field III, petit-fils héritier de Marshall Field, richissime fondateur des grands magasins Marshall Field and Company à Chicago (équivalents du Bon marché parisien) ; G. Howland Shaw, un haut fonctionnaire de l’État de New-York, également membre du conseil d’administration de la branche caritative de l’Église catholique ; Herman Dunlop Smith, Britton Budd et Stuyvesant Peabody, trois riches hommes d’affaires de Chicago et de ses environs, Theodore Rosen, un magistrat de Philadelphie, et Bernard J. Sheil, évêque auxiliaire de Chicago connu pour ses prises de position en faveur des syndicats.

Au fil du temps, de nouveaux membres issus des mêmes cercles du pouvoir (professions libérales, milieux des affaires, philanthropie) sont cooptés au conseil d’administration. Quelques figures du monde syndical siègent également au board mais elles sont très minoritaires et issues des classes dominantes : Ralph Helstein, ancien avocat devenu président du syndicat Packinghouse Workers Union en 1946 suite à une grève dans les abattoirs de Chicago que soutient vigoureusement Alinsky ; et Kathryn Lewis, la fille de John L. Lewis, dont Alinsky s’est sensiblement rapproché suite à la formation du BYNC.

Ainsi, c’est d’abord au croisement du travail social alors en plein professionnalisation, de l’action sociale organisée par les institutions religieuses, de la philanthropie réformiste et du champ syndical que naît le community organizing alinskien. Il naît comme forme d’intervention sociale opérant la jonction entre mobilisation, aide mutuelle et travail social davantage que comme une forme d’auto-organisation émergeant de luttes collectives.

Le community organizing alinskien est-il de l’auto-organisation ?

Certains tirent Alinsky du côté de Paolo Freire, de la praxis révolutionnaire et de l’Association internationale des travailleurs, dont on connaît la célèbre maxime : « l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». Il paraît plus sage de ne pas se laisser prendre dans les filets de la rhétorique radicale d’Alinsky et de rappeler que la conception alinskienne de la démocratie est avant tout formelle et procédurale. C’est ce que souligne le biographe d’Alinsky :

« Alinsky avait essayé d’introduire un nouveau langage à Back of the Yards et, par conséquence, un nouvel ensemble d’attitudes. C’était le langage de la citoyenneté et de la démocratie, du débat et de la discussion, des ordres du jour et des règlements intérieurs, des représentants élus et de l’action collective. Il s’agissait là des moyens, disait Alinsky, grâce auxquels les masses des zones industrielles oubliées pouvaient s’intégrer au mode de vie américain dominant. C’était simple, en un sens : Alinsky défendait l’intégration des exclus[15]. »

Cette intégration des exclus ne va pas sans conflit et rapports de forces. La vie démocratique telle que la conçoit Alinsky est constituée d’organisations qui débattent les unes avec les autres pour défendre les intérêts de leurs membres, débat au cours duquel émergent des intérêts communs. Le débat démocratique n’exclut pas le conflit, la confrontation et la pression populaire puisque

« le feu, l’énergie, la vie de la démocratie réside dans la pression populaire. La démocratie elle-même est un gouvernement répondant constamment aux pressions continues de son peuple[16]. »

Cette insistance sur l’acceptation du conflit et des rapports de pouvoir distingue les radicals des liberals, qui dénoncent voire nient les bienfaits du conflit dans la vie démocratique. Mais le peuple, chez Alinsky, n’a d’existence qu’organisé, c’est-à-dire représenté par des organisations. La démocratie telle que la conçoit Alinsky n’a rien de directe, elle est fondamentalement représentative. C’est par sa participation à ces organisations que chacun réalise son statut de citoyen :

« Quand nous parlons de citoyenneté démocratique, nous parlons d’un peuple informé, actif, participant, intéressé. Or, un peuple intéressé et participant exerce une pression populaire[17] ! »

Les organisations populaires telles que les envisage Alinsky permettent de développer un programme commun. Celui-ci émerge de la confrontation par le débat démocratique de différents points de vue et d’expériences sociales :

 « De tout ce jeu social émerge un accord commun ; il s’agit du programme populaire (people’s program)[18]. »

Le people’s program est défini comme

« le programme que le peuple se donne, quel qu’il soit. C’est un ensemble de principes, de buts et de pratiques sur lesquelles le peuple s’est mis d’accord[19]. »

Inutile que ce programme soit trop spécifique ou détaillé, Alinsky poursuit, en italiques pour bien insister :

« Après tout, le véritable programme démocratique, c’est un peuple qui s’intéresse à la démocratie (democratically-minded)[20]. »

En d’autres termes, le programme d’une organisation populaire est le processus de décision démocratique lui-même ; la participation citoyenne devient une fin en soi en tant qu’elle est la pierre de touche d’une démocratie. Or, les « organisations populaires » ne naissent pas spontanément et la défense de ses intérêts par le « peuple » doit faire l’objet d’un travail spécifique.

Ce travail de construction sociale d’un groupe mobilisé à partir d’institutions préexistantes autour de la défense d’intérêts communs est pris en charge par l’organizer. Cette figure militante emprunte à la fois aux permanents syndicaux chargés de recruter de nouveaux membres et de créer de nouvelles sections syndicales, qualifiés depuis les années 1870, aux travailleurs sociaux type « Chicago Area Project » eux-mêmes proches des ethnographes de la tradition sociologique de Chicago. Après Back of the Yards Alinsky ne retourne plus « sur le terrain » pour construire de nouvelles organisations de ses propres mains, il embauche d’autres organizers pour faire ce que le sociologue Everett C. Hughes appelle le « sale boulot » à sa place. Mais jusqu’à sa mort, il continuera à se présenter comme un community organizer et à incarner cette figure héroïque.

Les « organisations d’organisations » visant à intégrer les exclus au jeu politique dominant sans chercher à en modifier les règles correspondent-elles à l’idée d’auto-organisation issue de différents courants du mouvement ouvrier ? La participation du « peuple » est-elle, comme le suggère Alinsky, un objectif politique en soi ?

Avec sa faiblesse numérique, sa désespérante homogénéité sociale et son incapacité à proposer un réel programme de transformation sociale, la gauche radicale française fait aujourd’hui face à la résistible ascension des forces réactionnaires et néo-fascistes qu’entretient un extrême centre néolibéral macronien qui tient bon et tient ferme. Dans ce contexte de décomposition politique interminable, difficile d’ignorer l’efficacité avec laquelle, outre-Atlantique, les community organizers mènent des campagnes qui visent à améliorer les conditions de vie de la majorité tout en construisant, dans la lutte, une force sociale et politique mobilisant les classes populaires autour d’intérêts communs.

En ce sens, se tourner vers les pratiques de community organizing pour rompre avec des impensés militants et repenser la mécanique concrète de l’action collective est un effort salutaire et nécessaire. Mais cette volonté de sortir de l’isolement social en important des pratiques étasuniennes ne peut pas faire l’économie d’une analyse critique de celles-ci – encore moins de leur supposé fondateur.

Notes

[1]  Vanessa Tait, Poor Workers’ Unions: Rebuilding Labor from Below, Cambridge, Mass, South End Press, 2005 ; Julien Talpin, Community organizing : de l’émeute à l’alliance des classes populaires aux Etats-Unis, Paris, Raisons d’agir, 2016.

[2]  Anne-Claire Ruel, « Parler vrai, triangulation, méthode Alinsky… quels sont les concepts utilisés par Emmanuel Macron ? », France TV Info: Fais pas com’ papa, 30.11.2017, <; consulté le 05.12.2017.

[3]  Nicholas von Hoffman, Radical: A Portrait of Saul Alinsky, Nation Books, 2010.

[4]  Sanford D. Horwitt, Let Them Call Me Rebel: Saul Alinsky: His Life and Legacy, New York, Vintage, 1992, p. 395. Toutes les traductions sont de mon fait.

[5]  Saul Salinsky, Rules for Radicals, New York, Vintage, 1989, p. 19.

[6] Ibid., p. 18.

[7] Ibid., pp. 9‑10.

[8] Ibid., p. 19.

[9] Thibaut Le Gal, « Porte-à-porte, actions insolites, auto-organisation… En suivant «la méthode Alinsky», les Insoumis espèrent «aller chercher la colère des gens» », 20 Minutes, 24.11.2017. En ligne: <; consulté le 05.12.2017.

[10]  Jean-Michel Chapoulie, La tradition sociologique de Chicago : 1892-1961, Paris, Éd. du Seuil, 2001.

[11]  Andrew J. Diamond, Mean Streets: Chicago Youths and the Everyday Struggle for Empowerment in the Multiracial City, 1908-1969, Berkeley, University of California Press, 2009.

[12] Cette affirmation a été entendue lors d’une réunion publique sur la « méthode Alinsky » organisée par des représentant.e.s de la France Insoumise en novembre 2017.

[13]  Sanford D. Horwitt, Let Them Call Me Rebelop. cit., 1992.

[14] Cité dans Ibid., p. 102.

[15] Ibid., p. 109.

[16]  Saul Alinsky, Reveille for Radicals, New York, Vintage, 1989, p. 196.

[17] Ibid.

[18] Ibid., p. 54.

[19] Ibid.

[20] Ibid., p. 55.