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Robert Brenner: Les raisons des turbulences économiques

économie

Lien publiée le 15 août 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Entretien de Suzi Weissman avec Robert Brenner*

La santé économique des Etats-Unis, malgré ce que l'on peut en entendre, n'est pas bonne. Suzi Weissman s'entretient à ce sujet avec Robert Brenner.

Suzi Weissman : J’ai invité Robert Brenner à Jacobin Radio pour discuter durant une heure de la situation économique. Quand on lit les pages que les journaux consacrent à cette question ou quand on écoute comment tous les politiciens vantent le record de la baisse du taux de chômage, de la hausse des salaires et de la reprise du marché boursier, on voit que la confusion domine.

Car en même temps, aux États-Unis, la Réserve fédérale (FED) vient de cesser l’augmentation de ses taux d’intérêt, les salaires stagnent, la précarité et l’insécurité sont la norme et les enseignants sont en grève pour forcer les États à cesser de sous-investir et sauver l’éducation publique.

Alors, quelle est la réalité ?

Commençons par le marché boursier. Dire qu’il y a une volatilité extrême est un énorme euphémisme, et la politique de la FED en matière de taux d’intérêt est elle-même très volatile. Alors, qu’est-ce qui se prépare ?

Robert Brenner : Cette histoire n’est vraiment pas très jolie. Depuis la grande récession de 2008-2009 jusqu’à aujourd’hui, la FED a maintenu une politique de taux d’intérêt extrêmement bas – en fait, des taux d’intérêt nuls ou inférieurs à zéro. Si vous tenez compte des augmentations de prix, le taux d’intérêt réel a été nul ou inférieur pendant la majeure partie du temps.

Les taux d’intérêt bas ont été le principal outil utilisé par le gouvernement pour rétablir l’ordre sur les marchés et pour stabiliser l’économie après le krach des marchés financiers et le ralentissement économique.

Dans le passé, il était de bon sens d’augmenter la demande directement, par le biais d’un déficit budgétaire, par le biais de dépenses massives du gouvernement. Mais nous sommes dans une nouvelle ère où cela n’est plus politiquement envisageable.

Avec le même objectif de stabilité, la FED a procédé à un « assouplissement quantitatif », qui l’amenait à acheter d’énormes quantités d’actifs financiers dans le but de maintenir leurs prix et de réduire ainsi indirectement le coût de l’emprunt.

Le résultat, ce fut la création d’une bulle de prix des actifs vraiment insensée – des bulles de prix des actifs sont apparues partout, des œuvres d’art aux matières premières en passant par les maisons et, surtout, sur le marché boursier. Je pense que tout le monde le sait car cela fait la une des journaux depuis maintenant près de 10 ans.

L’indice composite S&P est passé d’environ 1 000 en 2009, son plus bas niveau après le krach, à environ 2 900, son plus haut niveau, en décembre dernier. Il a donc presque triplé.

Le résultat a été de transformer pratiquement tout investisseur en actions en un investisseur prospère, un génie financier. Ils ont emprunté à des taux ridiculement bas, garantis par la FED, et ils ont laissé leur argent sur ce marché à la hausse. Nos auditeurs ont certainement entendu parler de telles personnes ; mais très peu d’entre eux en font partie.

Après presque une décennie de cette politique visant à enrichir les riches, quoi qu’elle ait fait d’autre, l’excuse de stabilisation de l’économie s’est épuisée. D’autant plus que le gouvernement et la presse économique annonçaient de plus en plus fort que le taux de chômage était tombé à un niveau bas sans précédent et que l’économie connaissait le plein-emploi, voire même un manque de main-d’œuvre.

Si tel était le cas, convenaient-ils, il y aurait bientôt une croissance fulgurante des salaires et, à son tour, des hausses de prix incontrôlables. Jusqu’à présent, la stagnation des salaires face au plein-emploi apparaissait comme un paradoxe mystérieux. La FED a donc ressenti une énorme pression pour revenir à la normale, afin d’éviter l’inflation tirée vers le haut par les salaires avant qu’elle ne devienne incontrôlable.

La montée et la chute

La FED a donc entamé une hausse, lente mais régulière, des taux d’intérêt. En même temps, elle a commencé à revenir sur sa politique d’assouplissement quantitatif, en vendant plutôt qu’en achetant des actifs, ce qui a encore fait baisser les prix des actifs financiers. Cela signifiait faire baisser le marché boursier plutôt que le faire monter.

Au mois de décembre 2018, après que la FED eut annoncé qu’elle poursuivrait cette politique, les cours boursiers ont chuté, plus qu’au cours d’un de ces mois dont on garde le souvenir, sinon de l’histoire. À mesure que le mois avançait, les chutes quotidiennes devenaient de plus en plus importantes et il semblait qu’un effondrement allait se produire.

La FED pouvait-elle poursuivre sa politique de resserrement monétaire lent mais régulier ? C’était la question que tout le monde posait. En fin de compte, la FED a perdu son sang-froid et a mis fin à sa politique de relèvement progressif des taux d’intérêt et de vente d’actifs financiers. Voilà ! Il y a eu une nouvelle volte-face, et maintenant le marché boursier a déjà presque compensé sa dégringolade récente.

Suzi Weissman : Comment est-ce possible ? Tous les observateurs pensaient en décembre qu’il s’agirait d’une nouvelle chute libre du marché boursier et de l’économie, une répétition de 2007-2008. Comment les conditions ont-elles pu changer à ce point au cours d’un mois ? Comment expliquer cette nouvelle débâcle, et pourquoi parle-t-on maintenant d’un nouveau boom ?

Robert Brenner : Je pense qu’il y a vraiment deux aspects étroitement liés. En premier lieu, la FED et beaucoup d’autres ont estimé que l’économie était beaucoup plus forte qu’elle ne l’était réellement.

En particulier, la FED et les autres membres du gouvernement croient qu’ils voient devant eux un marché du travail tendu. Avec le taux de chômage officiel très bas, ils ont pensé que la montée des salaires et l’inflation galopante étaient sur le point d’éclater. Ils en ont conclu qu’ils devaient augmenter les taux d’intérêt pour mettre un terme à cette évolution avant qu’elle ne commence.

Mais en réalité, le marché du travail est vraiment beaucoup plus faible qu’on ne le pense généralement. De ce fait, lorsque la FED persiste à relever ses taux d’intérêt face à une économie en réalité faible, elle risque de provoquer un krach et une récession.

C’est ce que nous avons vu récemment : la FED persistant à resserrer, le marché boursier s’est effondré et soudainement l’économie connaissait de graves difficultés, comme vous auriez pu le constater en lisant tous les jours le Financial Times.

En second lieu, et parallèlement, la FED et d’autres croient que la remontée record du marché boursier repose en définitive sur une économie réelle forte. Mais dans les faits, l’économie réelle a été incroyablement faible dans tous les domaines – les principales tendances de l’économie ont été très mauvaises, sans précédent historique.

La hausse du marché boursier ne repose pas sur des fondamentaux solides ; son fondement repose plutôt sur les taux d’intérêt extrêmement bas de la FED. Ainsi, lorsque la FED relève les taux d’intérêt, comme elle l’a fait, elle dynamise le marché boursier tout en détruisant le peu de croissance que l’économie réelle a été en mesure de fournir.

En résumé, le marché boursier a besoin de la même politique artificielle de « l’économie de bulle », dite bubblenomics, introduite par Alan Greenspan dans les années 1980, poursuivie par son successeur Ben Bernanke, et qui continue aujourd’hui sous Jerome Powell.

Un regard plus attentif sur l’emploi

Qu’en est-il du marché du travail ? Personne ne peut nier le fait que nous avons assisté à la création d’emplois mois après mois. Cela nous a conduits au plein-emploi, du moins selon les chiffres du gouvernement, et soi-disant à une économie puissante. Mais quelles sont les preuves réelles, quel est l’état actuel des emplois et du marché du travail ?

Selon le Département du travail et la FED, le taux de chômage est maintenant inférieur à 4 %, ce qui serait vraiment très bas… si le taux de chômage mesuré par le gouvernement aujourd’hui avait la même signification que par le passé. Un taux inférieur à 4 % indiquerait une économie extrêmement forte, un marché du travail en grande tension, et nous devrions alors nous attendre à une hausse très rapide des salaires et à une accélération de l’inflation.

Mais qu’en est-il en réalité ? Le taux de chômage officiel mesure le pourcentage de la population active qui est au chômage. Mais ce que le gouvernement mesure, ce qu’il considère comme étant la force de travail, ne comprend que les personnes qui ont un emploi ou qui en cherchent. Le point clé c’est que cela n’inclut PAS les personnes qui ont cessé de chercher du travail parce qu’elles se sont découragées, et ne font donc plus partie de la population active. Ils ne sont plus comptés comme chômeurs.

Le taux d’actifs – la proportion de la population totale âgée de 18 à 64 ans qui dispose d’un emploi ou est à sa recherche – a fortement diminué au moment où la crise a frappé. Ce taux est encore loin d’être revenu à son niveau de 2007.

En d’autres termes, la proportion de personnes effectivement employées dans la population potentiellement active est encore loin d’atteindre son niveau d’avant le krach. Ce pourcentage était d’environ 63 % en 2007, mais même maintenant, après tant de mois de créations d’emplois, il reste entre 2 et 3 % inférieur à ce niveau. Il ne s’agit donc guère du plein-emploi, même si cela y ressemble.

Le fait que les salaires stagnent n’a donc rien de paradoxal. La demande des emplois n’est pas encore revenue à ce qu’elle a été par rapport à l’offre d’emplois. Le marché du travail n’est pas encore très tendu, la pression salariale n’est donc pas très forte.

En outre, et c’est tout aussi important – et très grave – on ne peut se contenter d’examiner seulement le nombre de personnes embauchées, le nombre des emplois, il faut s’intéresser au type d’emplois qu’elles obtiennent. Et si vous regardez, comme nous le faisons effectivement, ce qui est arrivé au marché du travail au cours de la dernière décennie, vous voyez que les emplois qu’on peut obtenir sont bien pires qu’avant la crise.

Le fait que l’emploi de chaque travailleur est rémunéré moins que son emploi précédent rend encore plus compréhensible le fait qu’il n’y a aucune raison de s’attendre à des hausses de salaires fulgurantes et à une inflation galopante.

En suivant une politique traditionnelle de relèvement des taux pour répondre à ce qu’elle considère être un marché du travail fort, la FED a opéré à partir d’une hypothèse fausse. Il ne faut pas s’étonner que cela finisse par perturber les marchés financiers et l’économie sous-jacente.

Économie et l’élection de 2016

Suzi Weissman : Trump affirme bien sûr que « l’état de l’économie est fort », mais les Démocrates ne sont pas en désaccord. Simplement, ils nient que Trump en est responsable. Démocrates et Républicains essaient tous deux de prendre du crédit. Est-ce qu’ils se trompent tous les deux ?

Robert Brenner : C’est vraiment un point crucial, non seulement sur le plan économique mais aussi sur le plan politique. Ces prétentions que l’économie est forte ne tiennent pas, ou ne devraient pas tenir. Après tout, que s’est-il passé en 2016 ?

Les conseillers de Trump, Bannon et Mercer, qui sont très à droite, ont compris que l’économie était faible, que les gens ne trouvaient pas de travail ou qu’ils obtenaient des emplois médiocres. Cela a constitué le point de départ, en fait le fondement, de la campagne présidentielle prétendument populiste de Trump et de sa victoire.

Je ne vais pas insister – j’en ai déjà parlé dans cette émission – mais je ne peux pas m’empêcher de crier que l’économie s’affaiblit depuis près d’un demi-siècle et qu’elle est artificiellement gonflée par des bulles, la forte hausse des marchés boursiers dans les années 1990 et la tout aussi malheureuse flambée des prix de l’immobilier entre 2002 et 2007.

Premièrement : les salaires, comme la plupart d’entre nous le savent maintenant, ne sont pas beaucoup plus élevés qu’ils ne l’étaient à la fin des années 1970. Toute une génération a connu une stagnation des salaires et, depuis la Grande Récession, la situation a encore empiré.

Deuxièmement : qu’en est-il de l’accumulation du capital, c’est-à-dire de l’investissement, moteur de l’économie capitaliste ? La période située entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et environ 1973 est connue sous le nom de boom de l’après-guerre et constitue en fait une période de forte expansion dans tous les domaines. Mais cette expansion a pris fin dans les années 1970. Depuis les années 1970, la croissance des usines et des équipements dans le secteur privé a régulièrement ralenti, décennie après décennie, cycle après cycle, et a atteint son point le plus bas au cours de la période qui suit la Grande Récession. Dans les années 1990, la croissance des usines et des équipements avait déjà été réduite de moitié par rapport à celle de l’après-guerre.

Troisièmement : la productivité du travail, sur laquelle les économistes se concentrent pour une bonne raison, en dit long, car elle nous donne la meilleure mesure de ce qu’on peut se permettre, compte tenu des coûts de production. Une productivité du travail élevée permet d’accroître les excédents disponibles. Depuis les années 1970, la croissance de la productivité du travail a été la plus faible en un siècle. En comparant la croissance de la productivité du travail des années 1970 à nos jours, nous constatons qu’elle est nettement inférieure à celle de la période 1920-1948, qui comprenait la Grande Dépression.

Une autre façon de voir les choses est que, entre 1973 et aujourd’hui, la croissance de la productivité du travail a stagné autour de 1,5 % par an, si on laisse de côté les années de la bulle financière, 1995-2007.

Profits stagnants et cours des actions

Suzi Weissman : Comment pouvons-nous expliquer un marché boursier galopant, si le marché du travail n’est pas tendu et que l’économie réelle a été faible ?

Robert Brenner : Cela correspond parfaitement à tout ce que nous avons vu sur l’économie. En ce qui concerne le secteur non financier – car le secteur financier n’est pas un très bon secteur pour comprendre directement la notion de profit –, donc dans le secteur privé sans le secteur financier, les bénéfices ont été relativement stables au cours des quatre ou cinq dernières années, et en fait c’est le cas en remontant jusqu’en 2012.

En 2012, le total des bénéfices en dehors du secteur financier a atteint 1,5 billion de dollars et, en 2017, il n’était que d’environ 1,6 billion de dollars. Il a fluctué ainsi tout au long de cette période. Donc, il n’y a pratiquement pas eu d’augmentation. Les bénéfices ont stagné alors que les cours des actions ont monté en flèche, ce qui a eu pour conséquence que les cours des actions ont complètement perdu le contact avec les valeurs sous-jacentes des sociétés qu’ils représentent.

Le célèbre économiste Robert Schiller a montré dans ses calculs que le rapport entre le cours des actions et les bénéfices est aujourd'hui plus élevé qu’à tout autre moment de l’histoire, à l’exception de deux années intéressantes : 1929, l’année du grand krach boursier qui a mené à la Grande Dépression, et 1999-2000, qui a immédiatement mené au fameux krach de la haute technologie en 2000-2001.

Ce qui fait monter en flèche le marché boursier et enrichit les super-riches, c’est la politique de relance de la FED, qui consiste à stimuler les taux d’intérêt et à acheter des actifs financiers, ce que nous appelons l’assouplissement quantitatif. Mais cette politique n’a réussi à faire progresser rien d’autre, en particulier pas l’économie productive. Il n’est donc pas étonnant que le marché boursier se soit effondré dès que la FED a fait clairement savoir qu’elle était déterminée à resserrer sa politique monétaire, avant de se redresser lorsqu’elle a changé d’avis.

Suzi Weissman : Comment pouvons-nous expliquer cette économie étrangement faible, une économie dans laquelle les riches se débrouillent comme des bandits ? Vous avez souvent dit que c’était à cause d’une demande insuffisante, et cette demande insuffisante est la raison pour laquelle les capitalistes n’investissent pas et n’embauchent pas davantage, pour laquelle ils ne dépensent pas plus, mais en fait, accumulent encore de l’argent. Pour répondre à cette question de demande insuffisante, vous avez fait valoir que la réponse était le problème de la surcapacité à l’échelle mondiale.

Robert Brenner : Je vais commencer par la faiblesse et essayer de passer à cette économie plutôt étrange qui est maintenant apparue. Il y a eu une concurrence de plus en plus intense à l’échelle mondiale, alimentée par l’Allemagne, le Japon et les nouveaux pays industrialisés de l’Asie de l’Est, les Tigres d’Asie de l’Est, et surtout par ce géant qu’est la Chine.

Chaque nouvelle vague de fabricants produit de moins en moins cher que celles qui l’ont précédée, car chacun dispose à son tour d’une main-d’œuvre de moins en moins chère mais peut également imiter la technologie de ses prédécesseurs. Ce qui a donc rendu caduque non seulement l’économie américaine, mais aussi l’économie mondiale, c’est que la production manufacturière augmente partout, mais sans référence au marché.

Cela signifie que partout il est devenu de plus en plus difficile d’investir dans de nouvelles installations et de nouveaux équipements, d’engager de la main-d’œuvre, de vendre sur le marché mondial et de réaliser ainsi un profit. Ce développement n’a pas été limité aux États-Unis, à l’Europe et au Japon, mais a atteint la Chine elle-même, qui souffre de la même difficulté de surinvestissement menant à une surcapacité.

La baisse du taux de profit est le lien entre la surcapacité et une demande en baisse ou insuffisante. Avec une faible rentabilité, les entreprises ont des excédents moins importants à investir et moins de motivations pour le faire. Ils doivent réduire leurs coûts pour rester compétitifs, ils exercent donc une pression à la baisse sur les salaires. Le gouvernement les aide en réduisant les services publics, de manière à réduire les impôts sur les sociétés.

La demande de biens d’investissement (usines et matériel), de biens de consommation et de services publics est donc conjuguée à un problème de baisse de la demande dans son ensemble, qui est la cause immédiate du ralentissement économique.

De même, les entreprises finissent par constater avec le temps que même si elles semblent pouvoir réaliser des bénéfices à court terme, compte tenu de l’évolution de la situation de l’économie mondiale au cours des dernières décennies il est probable qu’elles ne seront pas à la hauteur à long terme, car un nouvel ensemble de producteurs à faibles coûts entrera en ligne, ce qui met en cause leurs projets d’investissements.

Les décideurs américains se sont d’abord heurtés à ce problème dans les années 1970, et le problème leur a complètement échappé, comme ils ne l’avaient jamais imaginé. Après tout, le secteur manufacturier américain était le leader mondial et le modèle mondial depuis la guerre de Sécession, et plus particulièrement depuis le début du XXe siècle, dominant ses concurrents jusqu’au milieu des années 1960.

Mais alors, tout à coup, on a eu ce processus d’intensification de la concurrence qui s’est traduit par une baisse du taux de profit. Et là, les autorités gouvernementales n’avaient pas de réponse.

Les gouvernements ont essayé, d’une part, d’aider les producteurs capitalistes en réduisant le taux de change du dollar, en réduisant le coût de l’emprunt et en instaurant des mesures protectionnistes. En même temps, ils se sont tournés vers les dépenses déficitaires keynésiennes. Mais en dépit de leur aide, tant du côté de la dite « offre » (pour abaisser le coût de production en Amérique), que du côté de la demande, à la fin des années 1970, les taux de profit avaient encore nettement diminué, de 50 % au total dans l’industrie.

Donc, au moment où nous atteignons les années 1980, il y a une démoralisation dans tout l’establishment libéral de l’après-guerre, composé à la fois de Républicains et de Démocrates. La synthèse dite néoclassique-keynésienne avait totalement échoué et ils ne savaient pas vraiment quoi faire.

Quoi de neuf sur le néolibéralisme ?

Suzi Weissman : Vous décrivez une économie qui semble se trouver dans une impasse sans précédent. Comment la classe capitaliste s’en tire-t-elle ?

Robert Brenner : Dans cette situation sans précédent – ce que vous appelez à juste titre une impasse sans précédent –, les décideurs politiques, les politiciens, les capitalistes et les riches ont cherché du nouveau.

Ils ont finalement trouvé quelque chose de nouveau qui leur a permis de transcender l’impasse sous-jacente – bien que la façon dont cela s’est passé ne soit toujours pas tout à fait claire. Au cours des années 1980, un cadre complètement nouveau d’économie politique est apparu.

Presque tout le monde a remarqué cela et a appelé ce nouveau cadre « néolibéralisme » et je pense que ce terme convient. Mais il est trompeur sur certains points fondamentaux.

En premier lieu, la plupart des gens parlent d’austérité, d’attaques incessantes contre les travailleurs, au centre du néolibéralisme. C’est compréhensible, mais l’austérité et les attaques sur les salaires et les conditions de travail des travailleurs ne sont pas particulièrement nouvelles en réponse à la baisse des profits. Vous n’avez pas besoin d’un nouveau système, le néolibéralisme, pour l’avoir. Toutes les générations capitalistes l’ont fait face à des profits en baisse. Donc, l’austérité a été un fait central dans notre monde, notre économie, tout au long de cette période, mais elle ne définit pas une nouvelle période.

Deuxièmement, en parlant du néolibéralisme, on a parlé de libérer l’économie de toute réglementation ou de tout contrôle gouvernemental essentiel – en réalité, ouvrant toutes les arènes possibles à l’intensification de la concurrence. Je pense que c’est l’aspect plus important.

Cela est particulièrement évident lorsque nous examinons la libéralisation du commerce mondial et des investissements mondiaux au nom de la concurrence internationale. Nous appelons cela la mondialisation. Je pense que cela mérite d’être signalé comme une caractéristique nouvelle ou relativement nouvelle de la période allant de la fin des années 1970 au début des années 1980.

Il y a cependant un réel problème à se focaliser simplement sur des marchés plus libres et sur une concurrence accrue comme étant au cœur du néolibéralisme. À mon avis, une évolution encore plus centrale au sein du nouveau cadre de l’économie politique va, dans un sens, à l’opposé d’une libéralisation des marchés et d’une concurrence plus intense.

Une politique de redistribution aux plus riches

C’est la nouvelle tendance des couches financières les plus élitistes, des dirigeants de sociétés non financières et des hauts dirigeants des partis politiques, de veiller à une redistribution croissante de la richesse par des moyens politiques. Ce qui est essentiel ici est à l’opposé de la compétitivité : c’est l’accès à des privilèges spéciaux directement générateurs de richesse, grâce à la position ou aux liens politiques.

Il s’agit donc de forger une alliance entre les grandes sociétés capitalistes, les très riches et les partis politiques contrôlant les gouvernements, ce qui a commencé par des mariages de convenance mais est rapidement devenu une chaîne indestructible. Cela en vue de résoudre ce problème de faible retour sur investissement – la difficulté de réaliser des profits en associant de nouvelles installations et de nouveaux équipements à de nouveaux employés, en vendant le produit sur le marché et en gagnant beaucoup d’argent.

Cette difficulté, si vous voulez, a conduit à passer par-dessus ce processus de gagner de l’argent – comme l’ont fait les grands-parents des capitalistes d’aujourd’hui – par le biais d’investissements productifs dans des fermes, des usines et des bureaux. À la place, nous avons toute une série de nouvelles institutions et de nouvelles politiques qui rendent possible la redistribution de plus en plus importante de la richesse vers le haut, vers les sommets, vers la couche supérieure de l’économie.

Ainsi, ces personnes n’ont pas à suivre les processus complexes et risqués nécessaires pour augmenter la taille de la tarte et en obtenir une part – en faisant des profits tout en payant des salaires. Ils peuvent aller droit au but et tout simplement imposer que la richesse leur revienne.

La clé ici est la politique, qui permet la redistribution de la richesse vers les sommets par divers moyens politiques. Quels sont les moyens ? Nous n’avons pas le temps ici pour les énumérer tous, mais les principaux canaux sont très familiers.

Premièrement, les réductions d’impôt. Toutes les administrations, républicaines ou démocrates, à partir de Carter, ont mis en place d’énormes réductions d’impôts.

Deuxièmement, alors que les gouvernements se finançaient de plus en plus en empruntant, nous avons constaté que les riches gagnaient d’énormes fortunes simplement en achetant une dette publique et en percevant les intérêts qui s’y rapportent – un moyen presque infaillible de gagner de l’argent. Ils achètent de la dette publique et leurs rendements sont quasiment certains.

Troisièmement, les gouvernements ont cessé d’appliquer la législation antimonopoliste, ce qui a eu un effet particulièrement « positif » sur les segments centraux de l’économie actuelle, à savoir les producteurs de haute technologie. Il s’agit essentiellement d’une nouvelle forme de protectionnisme – l’application de prétendus droits de propriété intellectuelle.

Grâce au renforcement des droits de propriété intellectuelle, les entreprises peuvent, par exemple, voir leurs innovations protégées de la concurrence beaucoup plus longtemps que par le passé, parce que la durée des brevets a été prolongée. C’est bon d’être Apple.

Quatrièmement, il y a la privatisation, qui consiste simplement à prendre des activités menées par les gouvernements – santé, éducation, retraites, etc. – et à les remettre aux capitalistes et aux riches pour qu’ils réalisent un profit privé.

La politique de financiarisation…

Enfin – je vais devoir résumer ici une longue discussion – nous assistons à l’essor du secteur financier, qui est sans aucun doute la base principale de la nouvelle économie politique consistant à redistribuer la richesse au profit des sommets par des moyens politiques.

Nous avons ici l’alliance politique classique entre les partis politiques et les sociétés financières de toutes sortes. Les sociétés financières obtiennent des privilèges des politiciens et des partis au gouvernement. Et elles remettent de l’argent aux politiciens et aux partis pour financer leurs campagnes politiques et pour rendre extrêmement riches les plus hauts dirigeants politiques.

Donc, pour le dire très schématiquement, les gouvernements déréglementent certaines activités financières pour permettre à ceux qui entrent en premier de faire des super profits, de faire de leur mieux pour protéger ces activités afin de limiter la concurrence. Et puis, lorsque les pertes commencent inévitablement à s’accumuler, ils organisent les sauvetages prévus.

Je ne vais pas être long sur cette histoire de financiarisation, mais je souhaite aborder un aspect clé de cette montée de la finance, qui illustre parfaitement la nouvelle économie politique. Motivée par des considérations politiques, elle consiste à faire de l’argent grâce à la redistribution de la richesse au profit des sommets. Cela me permet d’aborder à nouveau un thème important de la première partie de notre discussion.

Il s’agit de ce que nous appellerons « bubblenomics » (économie de bulle) : le tournant de la Réserve fédérale visant à faire monter le marché boursier en maintenant des taux d’intérêt artificiellement bas. La bubblenomics permet la création la plus rapide de la « richesse ». Bien sûr, ce n’est pas vraiment de la richesse, c’est du papier, mais les propriétaires d’actions y investissent et, en fin de compte, encaissent et font fortune beaucoup plus rapidement et proprement qu’ils ne pourraient le faire s’ils devaient passer par tout le processus d’investissement dans la production.

Cette « économie de bulle » est au centre de cette nouvelle redistribution de la richesse au profit des sommets et nous aide à comprendre plus clairement la politique de la FED en matière d’argent facile, dont je parlais tout à l’heure.

Alors, comment évaluons-nous les retombées de cette nouvelle économie politiquement dirigée de redistribution de la richesse vers les sommets ? Nous avons maintenant les travaux décisifs de Piketty et Saez, qui nous ont permis d’aller au cœur du processus en faisant des recherches sur ce qu’ils appellent les personnes à revenu élevé.

Leurs résultats sont maintenant bien connus et extrêmement révélateurs. Au cours du boom de l’après-guerre, nous avons eu une réduction des inégalités et un revenu très limité allant aux tranches de revenu les plus élevées. Pour toute la période allant des années 1940 à la fin des années 1970, le 1 % des salariés les plus riches recevaient 9 à 10 % du revenu total, pas plus. Mais au cours de la courte période commencée en 1980, leur part, c’est-à-dire celle des 1 % les plus riches, est passée à 25 %, tandis que les 80 % les plus pauvres n’ont pratiquement pas progressé.

Ainsi, espérons-le, nous pouvons voir la situation dans son ensemble. D’une part, les capitalistes et les très riches n’investissent pas beaucoup et n’emploient pas beaucoup de travailleurs. Ce n’est pas parce qu’ils ne voudraient pas, mais, contrairement à la période du grand boom d’après-guerre, ils ne peuvent pas le faire avec profit.

Il existe peu de possibilités de devenir riche en investissant dans des installations, du matériel et des logiciels, et en embauchant de nouveaux employés, comme leurs grands-pères le faisaient. Il est donc compréhensible que nous ayons les niveaux d’investissement les plus bas, la pire performance de productivité et la croissance des salaires la plus faible, d’une part, et la hausse des marchés boursiers, de l’autre.

À mon avis, on ne pourrait pas dire plus clairement que ce qui enrichit toujours plus les riches c’est la somme des faveurs obtenues et commandités par des partis politiques qui contrôlent le gouvernement.

…et la financiarisation de la politique

Suzi Weissman : Ainsi, comme vous venez de le dire, la nouvelle économie dans laquelle nous vivons depuis des décennies est littéralement politique au fond. La question est alors de savoir ce que cela signifie pour la société dans son ensemble et pas seulement pour le 1 % ?

Robert Brenner : Je pense que nous pouvons clairement voir aujourd’hui le résultat de cette façon de voir les choses – je veux dire en ce moment même. De manière tout à fait frappante, il y a eu de la part de la classe dirigeante, des riches, des élites, une perte d’intérêt à l’égard de toute garantie gouvernementale pour des choses que l’État fournissait traditionnellement au capitalisme – et c’est tout à fait compréhensible.

Classiquement, les capitalistes voulaient – et l’État a fourni – toute une série de services que les capitalistes ne peuvent pas facilement fournir. Et l’ensemble de la société, surtout la classe ouvrière, a veillé à ce que les capitalistes obtiennent ceux-ci : fourniture publique d’infrastructures, soutien public de l’éducation, aide publique pour la santé et le bien-être.

La classe capitaliste n’est pas très gentille, ni particulièrement généreuse, mais elle a besoin de ces services si elle veut avoir une économie productive. De plus, non seulement les capitalistes en profitent, mais aussi la population.

Le cas de la Corée, où ces services sont fournis, n’est pas un hasard. La Corée est l’un des rares pays à se maintenir et à dépendre d’une économie productive, caractérisée par la fabrication.

Mais si les capitalistes, les riches, les élites ne dépendent plus d’une économie productive – s’ils ne se font pas de l’argent, comme ils le faisaient autrefois, sur des investissements rentables en capital et en travail –, ils ne dépendent pas de l’État pour mener à bien la mise en œuvre traditionnelle de ces fonctions.

Ce que nous avons vu, c’est que les capitalistes, les riches et les dirigeants politiques n’ont pas seulement été neutres, mais qu’ils ont activement poussé l’État à abandonner ces fonctions. C’est parce qu’ils ne veulent pas que l’État « gaspille » son argent dans ces fonctions, pour la simple raison qu’ils ne veulent pas payer d’impôts pour les financer.

Tout au long du boom de l’après-guerre, nous avons eu des investissements assez décents du gouvernement dans les usines et les équipements, des immobilisations de toutes sortes. La construction du réseau routier inter-États vient immédiatement à l’esprit. Mais vous avez également eu la croissance impressionnante de l’enseignement public, y compris des universités.

Vous avez même eu une augmentation massive, bien que strictement limitée, des soins de santé financés par l’État, par exemple avec Medicare. Les investissements croissants du gouvernement ont rendu toutes ces choses possibles.

Mais à partir des années 1970, lorsque la crise internationale de surinvestissement conduisant à une surcapacité a commencé à faire baisser considérablement le taux de profit, ces investissements de l’État ont commencé un long processus de décélération. Le montant des nouveaux investissements a cessé d’être proportionnel à l’utilisation et à l’épuisement des immobilisations appartenant à l’État.

L’âge des installations et des équipements gouvernementaux est resté en moyenne autour de 14 ans après le boom de l’après-guerre – ce qui signifiait que l’État maintenait les nouveaux investissements à un rythme suffisamment rapide pour compenser la dépréciation. Mais à partir de ce moment-là, l’âge du capital gouvernemental a augmenté sans cesse de façon constante et atteint maintenant, en moyenne, 27 ans.

Effondrement et riposte

L’effondrement de l’investissement public nous saute aux yeux sous tous ses aspects. Comme tout le monde la sait, cela a entraîné une grave crise des infrastructures. Si vous passez sur un pont, vous risquez de tomber dans une rivière ; les trains ne sont pas seulement régulièrement en retard, ils déraillent.

Les infrastructures de haute technologie, les télécommunications en particulier, sont loin derrière celles d’Asie, où la vitesse de l’Internet et la qualité des téléphones mobiles dépassent de loin les nôtres.

Il y a ensuite les soins de santé de base, et ce n’est pas utile d’en dire beaucoup ici. Ce qui est à peu près un droit dans le reste des pays capitalistes est encore assez controversé pour l’élite américaine, y compris parmi les candidats déclarés du Parti démocrate aux prochaines élections.

Ce qui est peut-être plus important, c’est qu’il y a eu le consensus réactionnaire bipartite sur l’enseignement public. Bien avant Trump, grâce aux Clinton, à Bush et à Obama nous avons assisté à un désinvestissement bipartite systématique dans l’éducation publique, à la prolifération des écoles à charte, à la privatisation et à l’enseignement préparatoire aux seuls concours.

À Los Angeles, où nous vivons, cela nous frappe depuis des années, jusqu’à la récente grève victorieuse des enseignants de Los Angeles – ça me fait pleurer, c’est merveilleux –, qui fait bien sûr partie d’une recrudescence spectaculaire des luttes des enseignants à travers le pays, de Chicago aux États rouges [républicains] et maintenant en Californie.

Suzi Weissman : Ce que vous dites a des implications qui donnent à réfléchir, voire même déprimantes. Mais les 1 %, ou peut-être 0,1 %, les plus riches ont réussi à s’en tirer si longtemps parce qu’il n’y a pas eu de riposte. La dernière étude du Bureau of Labor Statistics (Bureau des statistiques du travail) montre que nous venons de traverser une période avec le moins de grèves dans l’histoire. Mais de façon spectaculaire, cela a changé au cours de la dernière année avec les révoltes d’enseignants et du secteur public qui se poursuivent à un rythme soutenu et ne montrent aucun signe de ralentissement. Alors qu’est-ce que tout cela a signifié pour nous, et particulièrement en cette période de début de contre-attaque ?

Robert Brenner : Le message ne pourrait pas être plus clair et vraiment très grave. Si les gens veulent obtenir les services dont ils ont besoin pour mener une vie décente – l’accès à l’éducation, aux soins de santé, à des infrastructures, à la formation professionnelle ou une retraite décente –, ils devront se battre pour l’obtenir, l’imposer à une classe dirigeante qui n’en veut absolument pas.

Les enseignants de Los Angeles ont montré la voie lors de leur récente grève lorsqu’ils ont proclamé qu’ils se battaient pour le bien commun et qu’ils ne pouvaient l’obtenir qu’en luttant contre les pouvoirs en place. Pour la plupart des gens qui écoutent cette émission, cela signifie que nous devrons le faire contre la volonté des dirigeants politiques de ce pays, pas seulement du Parti républicain, mais également du Parti démocrate.

Les Démocrates ont poursuivi toutes ces politiques visant à accélérer la distribution des richesses aux plus riches par des moyens politiques, de la même manière sinon aussi rapidement que les Républicains… et ils ne sont même pas encore d’accord entre eux sur un système national de santé.

Suzi Weissman : Alors, quel est lien avec le Green New Deal proposé par Alexandria Ocasio-Cortez, Bernie Sanders et tant d’autres ?

Robert Brenner : Par le passé, le gouvernement a soutenu l’économie de la manière la plus conservatrice possible, essentiellement en subventionnant et en assurant les profits des entreprises privées. La limite à cela se trouve dans la dépendance à l’égard de ce que ses partisans appellent la politique « keynésienne », ou la soi-disant « synthèse néoclassique-keynésienne ».

Cela s’appelle aussi gestion de la demande ou dépenses déficitaires. Cela signifie qu’ils disposent des moyens les plus conservateurs, les plus basés sur le marché, pour soutenir la demande. Ils réduisent les impôts, ce qui signifie que les déficits publics augmentent et que ces déficits exercent une pression indifférente sur l’économie, censée la stimuler de manière neutre, permettant ainsi à l’industrie la plus prometteuse de prospérer.

Mais ce que nous savons, c’est que cela ne fonctionnera pas aujourd’hui. Stimuler la demande en général ne nous procure pas d’investissements, encore moins des investissements qui en stimuleraient d’autres. Comme nous l’avons vu, il est très difficile d’investir de manière rentable, dans ce pays ou ailleurs, au cours de cette période.

Pour en avoir une idée, il suffit de regarder les allégements fiscaux historiques de Trump, qui créent des déficits de plus en plus importants et mettent gratuitement de l’argent à la disposition des capitalistes et des riches, mais ne suscitent que peu ou pas d’investissement ou de croissance.

Ce que l’on entend par keynésianisme aujourd’hui n’a aucune chance d’entraîner une transformation de l’économie qui dépend de la création de nouvelles industries et de la réglementation nécessaire pour en faire un Green New Deal.

Donc, ce dont nous avons besoin – je pense que nous devons prêter attention aux mots ici – n’est pas vraiment une politique keynésienne (au sens commun du terme). C’est une intervention directe de l’État.

Pensez au New Deal, qui, nous le savons maintenant, a nécessité beaucoup plus d’investissements gouvernementaux que prévu. Et réfléchissez – c’est malheureux, mais c’est un bon exemple – à ce qui s’est passé en temps de guerre : un soutien ciblé par l’État et sa supervision des investissements, conçus immédiatement pour apporter un résultat précis.

En d’autres termes, nous devons agir contre la tendance naturelle de l’économie capitaliste privée aujourd’hui – et cela signifie que nous devons imposer une politique étatique d’investissements qui sinon ne seront jamais réalisés.

* , économiste marxiste, directeur du Centre de théorie sociale et d’histoire contemporaine de l’Université de Californie à Los Angeles, est militant de Solidarity (organisation sympathisante de la IVe Internationale aux États-Unis) et rédacteur de sa revue Against the Current. Robert Brenner est surtout connu pour sa contribution au débat sur la transition du féodalisme au capitalisme. Dans un célèbre article de 1976, Agrarian Class Structure and Economic Development in Pre-Industrial Europe, il formule ce que deviendra connu sous le nom de la Brenner thesis. Pour lui, l’origine du capitalisme ne se trouve ni dans le développement du commerce ni dans des facteurs démographiques, mais dans des mutations des rapports de travail dans l’agriculture, modifiant la structure des classes (de landlords-serfs à landlords-métayers-ouvriers agricoles) et créant un marché de la terre et un marché du travail. Il a publié depuis, entre autres, Merchants and revolution : commercial change, political conflict, and London’s overseas traders, 1550–1653 (1993), The Boom and the Bubble : the US in the world economy (2002), The Economics of Global Turbulence : the advanced capitalist economies from Long Boom to Long Downturn, 1945–2005 (2006), Property and Progress : the historical origins and social foundations of self-sustaining growth (2009)Suzi Weissman, professeur de sciences politiques à Saint Mary’s College of California et journaliste à Jacobin Radio, a publié Dissident dans la révolution : Victor Serge, une biographie politique(Syllepse, Paris 2006). Elle a interviewé Robert Brenner le 10 février 2019 pour son émission « Beneath the Surface » (sous la surface : ) diffusée sur KPFK à Los Angeles, publiée sur son podcast Jacobin Radio () le 12 février. La transcription révisée de cette interview a d’abord été publiée par Against the Current, n° 200, mai-juin 2019 (Traduit de l’anglais par JM).