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Biagini, Cailleaux, Jarrige (dir.), Critiques de l’école numérique

éducation

Lien publiée le 5 décembre 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://dissidences.hypotheses.org/12835

Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque

Fidèles à leur démarche de critique du système marchand et du capitalisme parvenu à son stade numérique, les éditions L’Échappée proposent une somme impressionnante, appelée à faire date, sur les relations entre appareils numériques et éducation, au sens le plus large. Cet ouvrage collectif, se plaçant volontairement à contre-courant d’un discours dominant platement technophile ou technidôlatre, résulte en réalité de l’association entre un éditeur et une association, Technologos ; il bénéficie en outre de la participation de nombreux professionnels, enseignants, mais aussi orthophonistes ou psychologues.

Cédric Biagini ouvre le livre par une réflexion générale sur les enfants et les écrans. Dénonçant l’enthousiasme béat et acritique de certains (Michel Serres, pour ne pas le nommer), il insiste sur les constats du terrain : le développement de l’hyperactivité, le recul de la concentration et des capacités d’analyse, jusqu’à ce que certains qualifient d’« autisme virtuel »1. Si les études d’envergure manquent, celles du psychiatre allemand Manfred Spitzer, justement édité récemment par L’Échappée, sont effrayantes. Et la prise de conscience de ces problèmes progresse, quand bien même ce recours aux écrans répond, chez les parents, à la fois à des difficultés éducatives réelles et à une exigence de la société, celle de la performance du futur adulte. Les orthophonistes Carole Vanhoutte et Elsa Job-Pigeard (de l’association Joue-pense-parle) font justement le constat d’une hyper-connection des parents, et dénoncent les applications de toutes sortes destinées à faciliter la gestion du nourrisson. L’occasion de mettre en lumière les enjeux économiques du marché du numérique, fondamentaux, qui joue sur les peurs des parents. C’est au point que les machines prennent parfois en charge l’enfant en lieu et place de ces derniers ! Avec à la clef de possibles retards et entraves au développement, tant le bébé doit en réalité être actif de son avancée, de ses progrès, et non simplement passif. Sabine Duflo, psychologue, insiste plus particulièrement sur l’action parasitaire du smartphone dans les premiers temps de la relation entre l’enfant et sa mère (comme au moment de la tétée, en particulier). La contribution de Lydie Morel sur les dessins animés nous semble par contre plus partielle et inaboutie.

Concernant le système scolaire proprement dit, de la maternelle au lycée, l’étude de Christophe Cailleaux s’avère essentielle, portant sur l’investissement du secteur privé, start-up comme grands groupes, dans l’éducation. Les exemples qu’il cite frisent souvent le ridicule (le logiciel T-prof visant à former les jeunes enseignants par l’intermédiaire d’une « classe virtuelle »), et sont parfois simplement consternants (le principe d’outil pédagogique initialement gratuit, puis devenant payant, ou la marchandisation pure et simple de notes de cours). On saisit déjà ici toute la dimension idéologique, néo-libérale, de cette démarche promue par les plus hautes autorités2, dans un contexte de concurrence accrue entre les établissements, alors que le vivier de personnels pourvus de compétences informatiques (les professeurs de technologie en particulier) gagnerait à être employé à l’élaboration de programmes et de logiciels internes à l’éducation nationale, sans parler bien sûr des logiciels libres ! A condition, bien sûr, d’être convaincu que l’éducation est un bien commun. Complémentaire de cette analyse, le texte de Loys Bonod est un des meilleurs du livre, un des plus accablants également. Il s’intéresse en effet à la délicate et pourtant cruciale question de l’évaluation de l’efficacité pédagogique du numérique. Les études sur ce plan sont rares, privilégiant souvent l’implantation du numérique plutôt que son impact réel. Trois situations concrètes sont alors utilisées. Le dispositif D’Col, destiné aux élèves en difficulté de l’éducation prioritaire, fut un échec en raison de l’autonomie, justement déficiente chez ces élèves, que nécessitait l’usage de supports virtuels. L’étude PISA de 2015 est la plus sidérante : elle permet de voir que les pays les plus performants ne sont pas les plus équipés, bien au contraire ! Enfin, le « lycée 4.0 » de la région Grand Est, mis en place sans consultation des enseignants, déboucha sur de profondes inégalités d’équipement et un effet positif discutable. A chaque fois, le déni des autorités censément qualifiées prouve, s’il en était encore besoin, que l’essentiel n’est pas la réussite, l’épanouissement ou l’émancipation des enfants, mais la volonté forcément illusoire de suivre le sens du courant, celui de la numérisation croissante des sociétés (que Loys Bonod qualifie de « numérisme »).

Karine Mauvilly se penche en complément sur les limites des ressources numériques pour les recherches des élèves : leur usage dépend en effet de la maîtrise plus ou moins grande du langage, accentuant les inégalités. Les résultats sur Internet sont par ailleurs mêlés, sans aucune hiérarchisation qualitative, et la lecture qu’en font les élèves est généralement partielle et superficielle. Elle appelle donc à privilégier des ressources papier plus fiables et en nombre restreint, tout en déconstruisant ces limites des ressources de l’Internet afin d’éclairer les élèves. Philippe Bihouix, qui avait écrit avec Karine Mauvilly Le Désastre de l’école numérique3, insiste pour sa part sur l’impact écologique de la numérisation, de son empreinte carbone, supérieure à celle du trafic aérien, jusqu’au faible recyclage des matériels afférents, taclant au passage le manque d’effort induit par l’usage du numérique. Cette longue partie sur l’école donne également la parole à Florent Gouget, un enseignant critique ayant fondé sa propre école privée et laïque, hors-contrat, Les Collines bleues. Parmi ses réflexions, on retiendra principalement l’utilité pédagogique finalement limitée de l’ordinateur pour l’élève (il est finalement plus utile pour l’enseignant !) ou sa critique des sacro-saintes compétences4 (« Pas plus que l’information n’est la connaissance, la compétence n’est le savoir ni le savoir-faire. », p. 143). Également enseignante, Amélie Hart-Hutasse évoque sa propre expérience, très juste, et s’interroge sur l’utilité réelle du numérique au sein du travail des praticiens : à la fois facilitateur et intrusif (les courriels dont on est si facilement bombardés), l’usage des nouvelles technologies souffre principalement d’injonctions venues d’en haut, alors qu’elles ne représentent bien évidemment aucune solution miracle. Nicolas Oblin complète cette réflexion avec la question de la virtualisation de l’enseignement, qui tend à marginaliser la relation directe maître-élève au profit du média qu’est le diaporama (entre autres). C’est dans la variété des approches et des supports, des activités, que réside la clef d’un enseignement équilibré et efficace. La contribution de Renaud Garcia, enseignant en philosophie, me semble moins convaincante, en dépit de quelques analyses pertinentes – le numérique comme superstition, l’enseignement comme artisanat – et d’une perspective bien nébuleuse en l’état – la création d’autres écoles pour résister. Bernard Legros offre une comparaison bienvenue avec la situation en Belgique, où la numérisation du système éducatif, d’abord laborieuse, progresse sans cesse. Lui aussi conclut sur un appel à la résistance – sans illusion – au numérique pratique.

La partie consacrée à l’université s’ouvre par un texte de David Noble (mort en 2010), daté de 1998 mais qui conserve toute sa pertinence. Consacré au système étatsunien, il retrace la marchandisation de l’université à compter des années 1970 et de la crise du capitalisme, s’incarnant d’abord par la propriété universitaire des brevets découverts, puis par la marchandisation progressive de l’enseignement lui-même. David Noble en relevait les risques pour les enseignants, un contrôle accru de l’administration, un temps de travail étiré, et une dépossession de ses cours. Autre étatsunien, Nicholas Carr, auteur du livre Internet rend-il bête ?5, et qui se penche plus spécifiquement sur la déconcentration induite chez les étudiants par l’utilisation des objets numériques connectés, conduisant certains enseignants à interdire leur utilisation en cours. Guillaume Carnino et François Jarrige, que l’on connaît surtout pour leurs travaux critiques sur les technologies et leur histoire, développent la réflexion sur le cas français, sous la bannière des « humanités numériques ». Là aussi, le contexte est celui d’une concurrence croissante entre universités et d’une autonomie subséquente, ouvrant le terrain à la EdTech – toutes les entreprises numériques issues du secteur privé et désireuses d’investir le marché de l’enseignement. Ils déplorent en particulier le fait que les MOOC et la communication se substituent de plus en plus à la transmission du cours en amphi… alors même que les données disponibles concluent pour le moment à un taux de réussite moindre pour les premiers cités ! Il manque toutefois à ce texte une analyse consacrée spécifiquement à Parcoursup, exemple type de la direction de l’orientation par un algorithme… Thierry Brulavoine insiste en particulier sur la schizophrénie du gouvernement, les autorités de santé reconnaissant l’addiction aux écrans, mais les moyens dévolus à la prévention étant battus en brèche par les investissements tous azimuts dans le numérique et dans une exposition large des jeunes aux écrans… Un entretien avec Lorenzo Tomasin, philologue et linguiste italien, permet de voir que lui aussi conclut à un déclin de la capacité de réflexion sous le règne du numérique, privilégiant la quantité de données sur leurs qualités et permettant à chaque opinion de trouver de la matière à s’alimenter. Il dresse en outre un parallèle avec le concept d’hégémonie de Gramsci, applicable selon lui à cette nouvelle doxa du numérique. Et comme pour les précédentes révolutions industrielles, il déplore l’omerta pratiquée quant aux risques inhérents à chacun de ces changements majeurs, malgré les leçons tirées des trois révolutions industrielles précédentes. Enfin, David Golumbia, Sarah Brouillette et Daniel Allington replacent la question des « humanités numériques » dans la longue durée (celle de l’histoire universitaire strictement étatsunienne, toutefois), parties d’une volonté de dépolitisation des études littéraires au cours des années 1960 pour suivre ensuite la logique économique néo-libérale, l’informatique allant dans le sens d’une prétendue réalité objective appuyée sur des matériaux plus que sur des problématiques.

Outre un certain nombre de textes inédits, Critiques de l’école numérique republie des tribunes ou appels lancés dans les médias ces dernières années, et revient également sur un livre paru en 1986, Arsenic et jeunes cervelles, qui critiquait l’entrée de l’informatique dans l’enseignement (l’introduction de l’ouvrage est reproduite, et un texte actuel d’une des co-auteure complète ce précieux retour vers le passé). Au sortir de cet ouvrage riche de ses réflexions diverses, une chose apparaît certaine : la nécessité, plus que jamais, d’offrir aux jeunes un véritable esprit critique, capable de réfléchir sur la face sombre du numérique.

1« En étant confronté à l’ennui, en disposant d’un temps qui lui est propre et pas de celui imposé par une machine, l’enfant doit puiser dans ses propres ressources, réussir à faire émerger un désir qu’il va peut-être mettre en œuvre, et qui lui donnera pleine satisfaction – différée – et estime de lui. » (p. 21).

2« La farce est pourtant bien connue et le ministère ne peut l’ignorer : ceux-ci [les partenariats public-privé] sont des formes de privatisation des profits et de collectivisation des pertes (…) » (p. 95). La fameuse « société apprenante » de François Taddei est alors « (…) l’expression euphémisée et hypocrite du capitalisme le plus violent. » (p. 112).

3Il est chroniqué sur notre blog : https://dissidences.hypotheses.org/8055

4Sur cette question des compétences, je me permets de renvoyer à ma recension du livre d’Angélique del Rey, A l’école des compétences. De l’éducation à la fabrique de l’élève performant : https://dissidences.hypotheses.org/2512

5Je me permets de renvoyer, ici aussi, à ma recension dans la revue électronique de Dissidences, https://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=632