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«Après l’explosion sociale du 21 novembre, la Colombie n’est plus le même pays»
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Par Daniel Libreros Caicedo
Le 21 novembre, la Colombie a connu une explosion sociale sans précédent dans l’histoire du pays depuis le milieu du siècle dernier. Ce jour-là, le Commandement National de Grève [CNP en espagnol] a appelé à une marche de protestation contre les annonces de contre-réformes économiques régressives. Le CNP est composé par les centrales syndicales [Central Unitaria de Trabajadores-CUT, Confederación General de Trabajadores-CGT, Confederación de Trabajadores de Colombia-CTC] et par des organisations d’étudiants, de paysans, d’Indiens, de retraités et de militants pour l’environnement qui, ces dernières années, avaient conduit la résistance de ces secteurs sociaux face aux politiques de l’Etat colombien. L’appel aux mobilisations a été lancé par les centrales syndicales, répétant la configuration des années précédentes avec des marches habituelles à la fin de l’année afin de peser sur la négociation du salaire minimum avec le gouvernement qui, par obligation légale, doit les convoquer dans cette période. La capacité limitée de convocation des syndicats tient au faible taux de syndicalisation. Il ne représente que 4% du nombre total de salarié·e·s. Ce qui trouve son origine, en partie, dans la législation réactionnaire du travail et aussi par la criminalisation de la résistance syndicale [1]. En termes de structure interne, cette fragilité dans la capacité de «négociation sociale» renvoie à l’isolement résultant d’une forme d’organisation verticale et fermée. Ce qui, en termes de fonctionnement, implique des accords «au sommet» entre les directions syndicales bureaucratisées, les partis de gauche et la gauche sociale non partisane. En outre, leurs plates-formes d’action sont réduites à la sphère des revendications les plus immédiates.
Tout laissait présager une manifestation de routine. Cependant, au cours des semaines précédant le 21 novembre (21N), les tensions sociales qui se sont manifestées ces derniers mois dans les quartiers, les universités, le secteur informel et les chômeurs, ont commencé à converger vers cette échéance fixée au 21 novembre. L’actualité internationale y a contribué: au même moment, le mouvement indigène équatorien a eu raison de la tentative d’imposer un plan d’ajustement et au Chili – pays emblématique du néolibéralisme latino-américain, montré en exemple par les technocrates – a éclaté une gigantesque explosion sociale qui tient encore en échec le gouvernement Piñera. Ensuite, «l’effet de contagion» a encouragé les désespérés de l’un des pays les plus inégaux de la région. L’exigence de plus grands sacrifices imposée à une population de plus en plus appauvrie s’est coagulée avec le mouvement d’indignation provoqué par la «routine» des assassinats quotidiens de dirigeants sociaux – sans que l’on en trouve les responsables – et avec la corruption pratiquée en toute complicité par les politiciens et les grands magnats afin de se partager le patrimoine public. Cela dans un contexte d’une justice muselée par les puissants et qui obéit au principe d’impunité.
Pour cette raison, le 21N a fini par devenir une mobilisation massive en incorporant de larges couches de la population qui sont descendues dans la rue pour protester contre les multiples formes d’oppression produites par l’ordre établi et le cynisme de ses représentants politiques. Pour la première fois depuis des décennies, les rues des grandes villes du pays ont vu défiler des millions de personnes malgré le chantage du gouvernement, malgré les proclamations de couvre-feu, malgré les perquisitions sélectives avant les manifestations, bref, malgré les menaces classiques de terrorisme d’Etat.
Les mobilisations du 21N ont eu le soutien nocturne sonore des cacelorazos dans les quartiers, un bruit complice des déclarations et proclamations lues dans la rue, confirmant ainsi l’énorme légitimité sociale de la grève. Les jours suivants, les marches et les cacelorazos se sont poursuivis dans les rues, les quartiers et sur les places, accompagnés par la présence de groupes musicaux et théâtraux. Un spectacle de joie collective, de combat et d’art de rue.
Le dimanche 8 décembre, quelque 300’000 personnes ont assisté au «concert de la grève» dans différents endroits du centre de Bogota, auquel ont participé des orchestres de jeunes qui ont voulu manifester leur solidarité avec les manifestant·e·s. Lorsque les organisateurs ont demandé des autorisations pour réaliser la journée artistique, la mairie leur a proposé le seul Parc Simón Bolívar, un lieu dans la ville qui permet la concentration de milliers de personnes, conçu pour ce type de spectacles. Dès lors, les organisateurs ont rejeté l’offre en s’emparant des rues de la ville avec des scènes fixes ou installées sur des camions. Il s’agissait de prolonger la joie dans tout l’espace public, disaient-ils. Ils confirmaient de la sorte qu’existe un sentiment populaire de réappropriation de l’espace public, un sentiment accompagné de la conviction que le temps est venu d’abandonner la peur qui nous a condamnés, pendant des décennies, à en être exclus. Un sentiment de réappropriation qui s’exprime dans les conversations quotidiennes par cette formule symbolique: «Ce pays n’est plus le même après le 21N».
L’échec du gouvernement dans l’application d’une politique de «sécurité intérieure»
Historiquement, la principale justification des élites pour rendre illégale la résistance sociale était de présenter les opposants comme des collaborateurs de la guérilla au milieu de la guerre civile interne, qui a commencé vers le milieu du XXe siècle. Toute protestation de la part d’une partie de la population était considérée comme liée à la guérilla, ce qui servait de prétexte pour appliquer une législation exceptionnelle, pour arrêter les dirigeants et les poursuivre en justice.
• Les négociations avec les FARC [Forces armées révolutionnaires de Colombie], «conclues» en août 2016, ont empêché l’utilisation de cet argument plus longtemps, ouvrant de nouvelles perspectives au mouvement populaire. Cette négociation n’a pas porté sur la transition vers des réformes démocratiques, qui représentaient les aspirations de partis, d’organisations ou de personnalités démocratiques qui accompagnent depuis plusieurs décennies la proposition de solution politique au conflit. L’accord de paix a été rejeté lors du référendum du 2 octobre 2016 par une alliance politique de droite dirigée par l’uribisme [de l’ancien président Álvaro Uribe de 2002 à 2010, actuellement sénateur], qui rassemblait le parti conservateur, la majorité de l’Eglise catholique et les prédicateurs des Eglises évangéliques. Ce refus a contraint à une nouvelle négociation entre les parties avec la présence de l’uribisme, ce qui a réduit le contenu des accords qui, en passant par le filtre du Congrès, ont subi des restrictions supplémentaires en termes de contenu. La version finale de ces accords envisageait un système de justice, de vérité et de réparation intégré par la Justice Spéciale pour la Paix [JEP – Jurisdicción Especial para la Paz], chargée de la «justice transitionnelle» [soit l’ensemble de mesures judiciaires et non judiciaires permettant de remédier au lourd héritage des atteintes aux droits humains dans une société sortant d’un conflit armé ou d’un régime dictatorial], et la Commission pour la Vérité [instaurée en fin 2018]. Dans le cas de la JEP, le traitement des personnes qui ont financé la guerre [hommes d’affaires et grands propriétaires terriens] était si bienveillant que le fait de se présenter devant cet organe judiciaire était volontaire. De même, le critère de la «chaîne de commandement» [responsabilité des donneurs d’ordre aux plus hauts rangs] pour les deux parties a été ignoré et, dans le cas des responsabilités concernant les violations des droits de l’homme commises par des membres des forces armées, est apparue la possibilité d’une amnistie au moyen d’un artifice juridique appelé «renonciation (extinction) à l’action de l’Etat».
• L’agenda économique n’indiquait pas non plus de réformes structurelles. Etant donné que les FARC étaient une guérilla de tradition paysanne et qu’elles étaient présentes dans les zones dites de colonato [les paysans travaillent une terre qui ne leur appartient pas mais à laquelle ils sont attachés et doivent payer une rente sous diverses formes au propriétaire, et sont imposés fiscalement par l’Etat], la question de la terre était au cœur de cette négociation. Cependant, l’accord ne comportait pas de mesures remettant effectivement en question la concentration latifundistes des terres qui avait été renforcée durant la guerre aussi bien par la dépossession des paysans que par le recyclage et le blanchiment d’argent [2]. Cela a abouti à formaliser de la propriété de sept millions d’hectares dans les zones de colonato où les FARC étaient historiquement présentes. Quant à la création d’un fonds foncier composé de trois millions d’hectares censés devoir être distribués aux paysans pauvres du pays, cela est jusqu’à présent resté lettre morte.
L’engagement de l’Etat à investir dans les régions marginalisées et en proie à des conflits constituait un autre point de l’accord, mais le gouvernement l’a également ignoré sous prétexte de la crise financière actuelle. Comme si cela ne suffisait pas, 170 membres démobilisés des FARC ont été tués à l’intérieur des camps dans lesquels ils sont concentrés – comme le prévoient les accords – après avoir abandonné les armes.
Malgré ces limites dans la conception et la mise en œuvre des accords, l’uribisme a essayé d’en réduire encore plus le contenu. Le parti du Centre démocratique, auquel appartient l’actuel président Iván Duque [depuis août 2018], a présenté à la JEP [Jurisdicción Especial para la Paz] une série d’objections à l’accord de paix prévoyant l’attribution de «circonscriptions spéciales pour la paix» à 16 régions particulièrement touchées par le conflit armé et comptant un grand nombre de victimes individuelles ou collectives. Le but: mettre un coup d’arrêt à la procédure de reconnaissance.
Pour ce qui est de la gestion de «l’ordre public», le gouvernement actuel a mis en œuvre une politique conçue selon les hypothèses obsolètes de «l’ennemi intérieur». Il a nommé le général Nicacio Martínez commandant de l’armée. Ce dernier avait été reconnu par le bureau du procureur général comme responsable d’exécutions extrajudiciaires (appelées par euphémisme «faux positifs» par la presse) dans la région des Caraïbes (départements de Guajira et Cesar) en 2006, lorsqu’il était le deuxième commandant et chef de l’état-major de la Brigade située dans cette région [3].
Une fois nommé, Martínez a réintroduit dans les protocoles de l’armée les directives qui ont conduit à la généralisation des exécutions extrajudiciaires, ce qui a été dénoncé par The New York Times, qui a obtenu des informations de sources officielles [4]. En outre, ces mêmes sources ont certifié des assassinats et des arrestations de personnes dites suspectes. Dans ce contexte s’est produit l’assassinat de l’ancien guérillero des FARC Dimas Torres dans la municipalité de Convención, région de Catatumbo, située dans le nord-est du pays. Il a été arrêté et assassiné par des militaires d’active, alors qu’il se trouvait sans défense. Cet assassinat a eu comme particularité le fait d’être connu et d’avoir été dénoncé par les habitants de la localité, ce qui a obligé le général Diego Luis Villegas, commandant des forces spéciales de cette région, à demander pardon publiquement et à le faire aussi devant la Commission de paix du Congrès.
Par la suite, l’opinion publique a appris au début du mois de novembre 2019 et au milieu d’un débat parlementaire sur le sujet, le résultat tragique d’un bombardement d’un campa des FARC dites «dissidentes», perpétré fin août à San Vicente del Caguán, dans le département du Caquetá, qui a fait 18 morts. Dans ce débat, il est apparu clairement qu’avant le bombardement, l’armée était informée de la présence de jeunes, de mineurs dans le secteur ciblé, ce dont le commandement de la brigade avait été officiellement informé par le représentant du Ministère public dans cette municipalité. Lors de ce débat parlementaire, il est apparu clairement que pendant des mois l’armée a caché des informations sur ce qui s’était vraiment passé lors de ce bombardement. Le débat a conduit à la démission du ministre de la Défense de l’époque, Guillermo Botero [5].
Ces tensions au sein de l’armée et entre les fractions parlementaires du régime au pouvoir confirment l’existence d’une fissure au sein des élites entre l’uribisme, qui prétend préserver la politique de «sécurité intérieure», et ceux qui ont accompagné l’ancien président Santos dans les négociations politiques avec les FARC à La Havane. Ceux-ci estiment que l’armée doit s’adapter au post-conflit et qu’elle doit gagner en légitimité. C’est pourquoi ils exigent également la mise en œuvre des accords dans leur version finale et ont formé un bloc politique qualifié de «Défenseurs de la paix». Un bloc qui mène des campagnes, parcourant le pays et qui a été rejoint par tous les partis non uribistes, y compris la gauche et les mouvements de défense des droits humains. Ils ont joué un rôle actif dans la formation d’alliances lors des dernières élections régionales qui ont eu lieu le 27 octobre et au cours desquelles les candidats du Centre démocratique ont été battus dans les capitales de provinces [la Colombie est structurée en 32 départements, avec chacun leur capitale].
Au-delà de ces contradictions inter-élites, l’usure du gouvernement dans son but de préserver l’option belliciste est évidente. Le rejet populaire face à l’assassinat incessant de dirigeants sociaux et environnementaux ainsi que de membres des communautés ethniques dans les régions périphériques trouve de plus en plus de résonance dans les villes. Le cas des enfants tués dans le bombardement du Caquetá a suscité une indignation collective et a trouvé un écho massif lors de la mobilisation du 21 novembre.
Le 21 novembre, le jour de la grève nationale, la population a dû faire face à une autre forme de terreur d’Etat, les brigades antiémeutes ESMAD (Escuadron Movil Antidisturbios), une force de police spécialisée dans la répression des manifestations. Créées en 2007 sous le deuxième gouvernement Uribe, ces brigades ont provoqué la mort de plusieurs personnes et ont à leur «actif» de nombreuses arrestations et passages à tabac. Mais au milieu d’une explosion sociale comme celle que nous connaissons actuellement, ce comportement arbitraire a suscité un rejet encore beaucoup plus grand. Le 23 novembre, au centre-ville de Bogota, un membre de cette brigade anti-émeute a gravement blessé un lycéen de 18 ans, Dilan Cruz, en lui tirant dessus à bout portant. Dilan est mort quelques jours plus tard dans un hôpital de la ville, devenant un symbole de la résistance actuelle. Le 11 décembre, des membres du même escadron, se servant d’une voiture banalisée, ont tenté d’enlever deux étudiants qui participaient à un rassemblement devant les bâtiments de l’Université Nationale. Un citoyen, alerté par les cris des jeunes, a commencé à enregistrer la scène, est monté dans son véhicule et a suivi la «voiture fantôme» jusqu’à la forcer à s’arrêter. Il a contraint les occupants à s’identifier. Ce fait a accru la stupeur des citoyens. De nombreux manifestants ont été tabassés et traduits en justice, d’autres, comme au Chili, ont perdu un œil. Face à ces actes méprisables, l’une des revendications centrales et unificatrices de la grève, ainsi que du mouvement démocratique dans son ensemble, est la dissolution de l’ESMAD, qui, cette fois-ci, n’a pas pu arrêter l’avalanche de rue.
Le «paquet» économique, produit de la crise du néolibéralisme périphérique
La crise économique internationale actuelle a mis en évidence la fragilité du modèle financier extractif en Amérique latine. La chute brutale des cours internationaux des produits de base [commodities] au cours de la période 2013-2017 a entraîné des déficits commerciaux et budgétaires dans les pays de la région, occasionnant l’augmentation de l’endettement public et privé. Dans ces conditions, et comme cela se produit dans les économies périphériques en période de déclin, les investissements directs étrangers (IDE) ont diminué. Pour ce qui est des IDE, le tassement est directement lié à la baisse des investissements dans les secteurs extractifs qui deviennent moins rentables et dans celui des investissements de portefeuille parce que la «prime de risque» augmente, ce qui provoque la fuite des capitaux. A la manière d’un cercle vicieux qui se referme sur lui-même, la réduction de l’investissement étranger produit une dévaluation monétaire et une augmentation de la dette qui, selon les normes de la macroéconomie de la domination néolibérale, entraînent des plans d’ajustement dont le but est la contraction de la demande. Mais la population fatiguée d’endurer la dégradation constante de ses conditions de vie a fini par les rejeter. Les mobilisations d’octobre en Equateur et au Chili en sont une démonstration. Celles de Colombie, le 21 novembre dernier, font partie du même ras-le-bol face aux ajustements néolibéraux.
Quelques semaines avant la grève, le gouvernement Duque a présenté au Congrès une proposition de réforme fiscale conforme à une politique qui, depuis le début de la mise en œuvre du néolibéralisme au début des années 1990, a augmenté les exonérations d’impôts portant sur les grands capitaux, tout en déchargeant l’essentiel du poids fiscal sur les couches moyennes et pauvres. Cela dans un pays qui depuis l’année 2000 a dû subir 13 réformes fiscales de ce type, une tous les dix-huit mois. Et dans un pays où la concentration des richesses est une des plus fortes de la région.
Le gouvernement a ajouté à cette proposition celle d’une réforme du code du travail qui vise à introduire plus de flexibilité, au point d’établir des contrats et des salaires à l’heure; une réforme des retraites favorable aux fonds de pension privés, sur recommandation de l’OCDE; la création d’une holding financière d’Etat qui centraliserait toutes les ressources du secteur financier public dans le but de se positionner en tant que concurrent sur le marché financier.
Les exigences du capital transnational pour stabiliser l’économie en crise, après la chute du prix du pétrole, principal produit d’exportation, expliquent le «paquet» proposé par le gouvernement. La Colombie a un déficit supérieur à 4% du PIB, qui a augmenté considérablement à partir de 2013 avec la chute du prix international du pétrole ainsi que la baisse des IDE. Au cours de la période 2013-2017, il y a eu une forte baisse des prix internationaux du pétrole et, en conséquence, les exportations de pétrole ont diminué de 60,4% et les IDE dans ce secteur se sont réduits de 41,3% [6]. Malgré la reprise partielle des cours mondiaux du pétrole ces dernières années, le déficit continue de s’accroître [7], de même que la réduction des IDE (8), ce qui a précipité la fuite des capitaux à court terme, statistiquement représentée dans la baisse des investissements de portefeuille (9).
Dans ce scénario récessif, la dévaluation de la monnaie a atteint l’un des niveaux les plus élevés de la moyenne internationale (10), entraînant avec elle la croissance de la dette extérieure, particulièrement grave dans le cas de la dette publique qui atteint déjà 51% du PIB, avec comme circonstance aggravante que le pays est soumis à une législation, imposée par le FMI, selon laquelle le paiement des intérêts est une priorité dans l’établissement et l’exécution des budgets annuels (11).
Sous la domination néolibérale, l’ajustement économique prend un caractère d’inévitabilité. Par conséquent, alors que dans les rues les manifestants réclament une société plus juste, le président et la majorité parlementaire continuent de traiter au Congrès les projets de loi exigés par le capital transnational, ce qui réaffirme la fracture entre population et institutions, confirmant l’étroitesse d’une démocratie représentative créée à l’image du néolibéralisme, soutenue par les clientèles politiques, le lobby du monde des affaires, ce qui donne lieu à des négociations secrètes. En Colombie et en Amérique du Sud en général, nous n’assistons pas seulement à la crise du néolibéralisme comme modèle économique basé sur la dépossession, mais aussi à la crise de ses formes de représentation politique.
Les défis posés par la nouvelle situation politique
Depuis le 21N, le pays a vu l’émergence d’un mouvement pluraliste impliquant les salarié·e·s, les habitants des quartiers, les classes moyennes écrasées par les impôts et l’usure bancaire dans les villes. Dans cette convergence sociale, il convient de souligner le rôle des mouvements de jeunesse qui se sont affirmés dans l’affrontement, pour revendiquer des droits et expliciter leur distance face à une guerre qui ne les concerne plus. Ces expressions de la jeunesse ont des antécédents dans les mouvements de résistance universitaire d’il y a quelques années. En effet, en 2011, le Conseil national des étudiants [Mesa Nacional Estudiantil] a réussi – grâce à une protestation très large – à faire échouer un projet de réforme universitaire promu par le gouvernement de Juan Manuel Santos et l’année dernière, un autre mouvement de même nature a réussi à obtenir des ressources budgétaires supplémentaires par rapport à celles prévues par le gouvernement actuel. Mais aujourd’hui, l’éventail de la mobilisation des jeunes est beaucoup plus large; il inclut la présence de jeunes qui n’ont pas accès à l’université, ou alors ceux qui, ayant obtenu un diplôme, ne trouvent pas d’emploi (12). Il comprend aussi les étudiant·e·s des universités privées, contraints de s’endetter. Il en va de même pour ceux qui, dans les lycées techniques et professionnels, ont déjà reçu des propositions de contrats de travail précaires avant la fin de leurs études, ainsi que pour les jeunes qui, en raison de leur pauvreté, ne peuvent pas terminer les études secondaires et n’ont pas accès aux services de santé privatisés ni ne peuvent prétendre à un minimum de confort dans leur vie.
Comme cela s’est produit dans d’autres parties du monde, avec des mouvements sociaux similaires, ce mouvement de jeunes descend spontanément dans la rue pour protester en utilisant les réseaux sociaux, avec l’objectif de dénoncer les conséquences du néolibéralisme mais sans en connaître ses causes (13). Ces jeunes rejettent les institutions et les partis de l’establishment mais, ils ne se sentent pas non plus représentés par les partis de gauche ni par les organisations populaires traditionnelles. Ce mouvement des jeunes n’accepte pas les décisions verticales, les directions autoritaires. Il cherche à démocratiser les décisions, ce qui donne beaucoup de force à leurs actions. En même temps, le mouvement exprime un large pluralisme idéologique au milieu de la dépolitisation à laquelle le néolibéralisme les a condamnés, d’où aussi leur faiblesse.
Au sein de cette pluralité idéologique, il convient de souligner deux questions qui mettent en relief la crise civilisationnelle à laquelle le capitalisme contemporain nous a condamnés: celle de la destruction de la nature et celle de la préservation de la société patriarcale, fortement contestée par les jeunes femmes universitaires et professionnelles.
Le mouvement social pluriel qui a accompagné les manifestations du 21N n’a pas pu instaurer un rapport de forces lui permettant d’envisager des ruptures institutionnelles, comme la démission du président ou la convocation d’une assemblée constituante, comme au Chili. Cependant, lors de sa courte existence, il a déjà atteint les objectifs suivants:
– Vaincre la terreur d’Etat qui, pendant des décennies, a considéré illégales les actions des organisations populaires en appliquant l’état d’exception et en assimilant les manifestants à des appendices de la guérilla.
– «Urbaniser» la résistance sociale, à la fois par la manière dont elle a éclos au sein des villes et par les thèmes qu’elle propose dans sa plate-forme revendicative.
– Renforcer un mouvement de défense des droits de l’homme qui dénonce les assassinats récurrents de dirigeants sociaux et exige une politique démocratique garantissant la fin définitive du conflit armé.
– Placer l’inégalité sociale au centre du débat politique national en tant qu’expression de la crise que traverse le néolibéralisme à l’échelle internationale.
Le Commandement national unitaire qui a appelé à la manifestation du 21N maintient le dialogue avec le gouvernement, mais les secteurs de la population qui agissent spontanément, ou qui appartiennent à une diversité énorme d’organisations sociales, se situent en dehors de ce Commandement. Toutefois, ils sont dispersés et ne disposent pas de la capacité de devenir une option politique différente.
Pour l’instant, la coordination se fait dans des assemblées de quartier, une forme territoriale de démocratie directe qui répond à la dépossession causée par l’urbanisme néolibéral, qualifiée «d’extractivisme urbain» (14). Ces assemblées de quartier peuvent devenir des expressions supérieures de la démocratie si elles parviennent à se centraliser et à s’articuler avec des mouvements existant à l’échelle nationale et qui résistent aux politiques gouvernementales. Ce pari dépendra évidemment de la suite de la grève dans les premières semaines de 2020, ce qui semble possible dans les circonstances actuelles étant donné les défis posés au mouvement suite à l’affrontement avec le gouvernement. La bataille pour une alternative politique se poursuivra, mais dans un contexte nouveau. Il y a un besoin urgent de coordination unitaire entre ceux d’entre nous qui sommes convaincus de la nécessité de préserver une stratégie anticapitaliste. (Article envoyé par l’auteur, le 15 décembre 2019; traduction par Ruben Navarro et rédaction A l’Encontre)
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- Le département des droits de l’homme de la CUT (Centrale unitaire des travailleurs) a dénoncé l’assassinat de 3000 militants syndicaux depuis la création de cette centrale syndicale au milieu des années 1980.
- Les niveaux de concentration de la terre dans le pays sont très élevés. 1% des grands propriétaires ruraux monopolisent 60% des terres cultivables tandis que deux millions et demi de familles paysannes vivent sur le reste des terres.
- Au cours du second mandat d’Alvaro Uribe en 2008, le pays a appris que des membres des forces armées avaient tué des civils sans défense en les faisant passer pour des victimes lors de combats. «Le chef de l’armée colombienne a dirigé une brigade accusée d’avoir tué des civils», El País, Madrid, 5 juin 2019: https://elpais.com/internacional/2019/06/04/colombia/1559607159_600734.html. Le cas des «faux positifs» a été l’un des scandales militaires les plus notoires sous le premier gouvernement d’Álvaro Uribe. Afin d’obtenir des primes salariales ou des jours de repos compensatoires, selon les manuels reconnus par le Ministère de la Défense, repris à leur tour des manuels de l’armée étasunienne, des membres de l’armée arrêtaient arbitrairement des jeunes gens humbles à la périphérie des villes, dont certains handicapés. Ensuite, ils les emmenaient dans les zones de conflit, leur enfilaient des uniformes de guérilla et les abattaient dans le but d’obtenir les compensations promises. Le nombre d’exécutions, selon les organisations sociales et de défense des droits de l’homme, pourrait atteindre 10’000.
- Les officiers contactés par le New York Times disent qu’ils étaient dans l’armée lorsque les «faux positifs» se sont produits il y a déjà plus de dix ans. Selon certaines sources, cela a commencé à prendre une nouvelle direction le 19 janvier, un mois après le changement de commandement militaire, lorsque le général Martinez a réuni 50 généraux et colonels parmi les principaux commandants à travers le pays. Le 19 février 2019, un document intitulé «Cinquante ordres de commandement», dont le New York Times a eu connaissance, a été dévoilé. Ces ordres-là exigent des attaques utiles et massives. La ligne directrice, dit The New York Times, est celle des attaques meurtrières. “Falsos Positivos, La denuncia de The New York Times”, Revista Semana, 18 mai 2019: https://www.msn.com/es-co/noticias/colombia/%C2%BFfalsos-positivos-20-la-denuncia-de-the-new-york-times-contra-el-ej%C3%A9rcito-nacional/ar-AABxWiU
- La démission a été précipitée, avant que le Congrès ne vote une «motion de censure». «Une semaine avant que la majorité du Congrès ait fait de lui le premier ministre de l’histoire de la Colombie à quitter ses fonctions sur une motion de censure, Guillermo Botero a dû se retirer. Dans un bref communiqué, le mercredi après-midi, il a annoncé sa démission…» “Renuncia Ministro de Defensa”, El Tiempo,5 novembre 2019:
- Marco Fiscal de Mediano Plazo-2018, pages 127 et suivantes, Ministère des Finances.
- «Le déficit commercial de la Colombie a plus que doublé en août dernier, passant de 691,7 millions de dollars pour le même mois l’an dernier à 1426,6 millions de dollars. El Tiempo, 18 octobre 2019: https://www.eltiempo.com/economia/sectores/deficit-de-la-balanza-comercial-de-colombia-en-agosto-del-2019-424464
- Selon les statistiques officielles, l’IED [Investissements directs à l’étranger] a chuté de 14,1% en 2018 (8679,2 millions de dollars alors qu’en 2017 elle avait atteint 10’109 millions de dollars).
- Ce type d’investissements a connu un effondrement; en 2018, ils ont chuté de 53,4 %, ce qui confirme que le pays connaît effectivement une situation de fuite de capitaux. Le pays est déficitaire lorsque l’on tient compte de l’écart entre les entrées d’investissements étrangers et les sorties de bénéfices et de dividendes des sociétés transnationales sur plusieurs années, ce qui apparaît dans la rubrique dite «revenus des facteurs» de la balance des paiements. Le solde déficitaire a atteint 11,441 millions de dollars en 2018.
- En 2014, le taux de change du dollar se situait à 1800 pesos. A la fin de 2017, il atteignait 3000 et se situe maintenant à 3500. Cela confirme et renforce également la fuite des capitaux.
- C’est ce qu’on appelle «l’excédent primaire» obligatoire, avant paiement du service de la dette, non seulement dans la conception des budgets publics, mais aussi dans l’élaboration des plans de développement et des politiques publiques.
- A l’Université Nationale, la plus grande université publique du pays, environ 60’000 bacheliers postulent tous les six mois. Seuls 7000 d’entre eux y sont admis. Le chômage des jeunes atteint des niveaux d’environ 22%, un des taux les plus élevés du monde, selon les statistiques et les méthodes officielles.
- Ces mouvements qui tentent de sortir de la marginalité sociale à laquelle ils ont été soumis par le néolibéralisme ont été caractérisés comme des mouvements de «citoyennetés émergentes».
- Le réaménagement des villes fait par les capitaux immobiliers et financiers n’a d’autre but que la recherche de rentes et conduit à l’éviction des populations, tout comme dans les territoires où s’opère l’exploitation d’hydrocarbures et des minéraux. C’est pourquoi il a été qualifié «d’extractivisme urbain».