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Paulo Freire et l’alphabétisation en Guinée-Bissau : une conscientisation sans mobilisation ?

Guinée histoire

Lien publiée le 25 juin 2022

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Paulo Freire et l’alphabétisation en Guinée-Bissau : une conscientisation sans mobilisation ? – CONTRETEMPS

Dans cet article très fouillé, Daniel Süri revient sur la question de l’héritage du pédagogue révolutionnaire Paulo Freire, et en particulier sur la campagne d’alphabétisation lancée en Guinée-Bissau après l’indépendance. Son échec fut en effet instrumentalisé pour délégitimer toute pédagogie visant l’auto-émancipation collective des opprimé·es. Il est dès lors important d’en comprendre les raisons, et de donner à voir des contre-exemples de réussite. 

***

Pourquoi donc se préoccuper d’une vieille histoire se passant dans un pays peu connu au moment de l’indépendance tardive des colonies lusophones en Afrique ? Mis à part pour les chercheurs universitaires, la question est légitime.

Certes, Paulo Freire, le responsable, à distance, de cette tentative d’alphabétisation et l’auteur de Pédagogie des opprimés[1] reste une figure connue dans les milieux pédagogiques. Du moins dans ceux qui considèrent que la pédagogie pourrait être concernée par l’émancipation collective de classes exploitées et opprimées.

Mais pour le reste ? La Guinée-Bissau est devenue un narco-État qui n’apparaît plus sur les radars de l’actualité. Qui, par ailleurs, pour se souvenir d’Amilcar Cabral (1924-1973), dirigeant révolutionnaire de la lutte pour l’indépendance ? Pas grand-monde, à part quelques spécialistes du panafricanisme. Pourtant l’étude de l’échec de cette alphabétisation se justifie pour au moins deux raisons.

La première se faufile à travers un paradoxe : les campagnes d’alphabétisation modernes sont le plus souvent des campagnes de masse se déroulant dans une période restreinte, mobilisant des dizaines de milliers de bénévoles[2]. Or, le dispositif de formation envisagé par Paulo Freire dans ses ouvrages traitant de l’alphabétisation nécessite à première vue un encadrement très professionnel. Il faut donc y aller voir de plus près.

La deuxième raison tient à ce que les adversaires de Paulo Freire ont toujours brandi l’échec de l’alphabétisation en Guinée-Bissau comme la preuve évidente de l’ineptie des propos du pédagogue et philosophe brésilien. Au-delà de Freire, c’est toute inscription de la pédagogie dans une pensée de l’émancipation collective qui est visée.

Pour ces accusateurs, si la pédagogie peut engager ou soutenir une émancipation, celle-ci se doit de rester individuelle et de ne pas déborder le cadre du capitalisme. L’irrigation de la société par les talents individuels est une irrigation strictement contrôlée.

 

Une pièce à conviction centrale de l’accusation

L’expérience négative de Freire et de son équipe de l’IDAC (Institut d’action culturelle, Genève) en Guinée-Bissau a naturellement été largement utilisée par ses détracteurs et détractrices. L’une de ses critiques les plus citées est Linda Harasim, qui rédigea sa thèse (Literacy and National Reconstruction in Guinea Bissau) après deux séjours en dans le pays, en juin et juillet 1980 et de septembre 1980 à mars 1981.

Sa thèse n’a toutefois jamais été publiée ; elle n’existe qu’en tant que document polycopié déposé auprès de six bibliothèques américaines. Sa renommée semble donc être sans mesure avec ses consultations réelles. Heureusement, une autre Nord-américaine, Blanca Facundo, s’est largement inspirée de L. Harasim pour rédiger le septième chapitre de son ouvrage Freire-inspired programme in the United States and Puerto Rico : a critical evaluation. B. Facundo est une « freirienne » déçue qui tire un bilan négatif de son expérience d’alphabétisation inspirée du pédagogue brésilien. Son ouvrage est publié avec l’aide financière du département de l’Éducation des États-Unis[3]. Probablement non sans arrière-pensée politique.

Que nous dit le chapitre sept, intitulé The Lessons of Guinea-Bissau ? D’abord que Freire et l’IDAC auraient en quelque sorte forcé la main à la Guinée-Bissau en lui proposant une aide financière pour réaliser une campagne d’alphabétisation de leur cru, sans que le pays soit matériellement en mesure de répondre par la négative. Toute cette belle histoire est construite à partir d’une interprétation sémantique audacieuse : dans ses « Lettres à la Guinée-Bissau », Freire aurait parlé de « l’invitation officielle » et non pas « d’une » invitation officielle[4].

On admirera la solidité de la preuve et l’on se demandera donc pourquoi Freire aurait absolument eu besoin de cette campagne d’alphabétisation. Parce que son expérience au Brésil était trop limitée et celle du Chili trop mauvaise ; il lui fallait donc tenter une vérification dans un contexte de lutte de libération nationale, plus révolutionnaire. Mais ce plan de carrière échoue, car Freire, selon Harasim, était mu par une « idéologie populiste et idéaliste qui débouchait sur une vision romantique de la Guinée-Bissau et de son peuple », lui faisant passer, dans sa conception et dans l’organisation de la campagne, à côté de l’économie politique du pays, de ses traditions historiques et culturelles et de la question des langues. Freire a voulu forcer la réalité pour la faire rentrer dans une théorie préconçue. Et comme les conditions de sous-développement de la Guinée-Bissau créent un contexte complètement différent de celui dans lequel Freire développa sa théorie et sa pratique, sa méthode d’alphabétisation et ses idées ne pouvaient pas marcher. L. Harasim insiste beaucoup sur les conditions matérielles, elle-même ayant dû recopier à la main des documents, faute de photocopieuses ! D’autres éléments invoqués (difficultés de déplacement, faible urbanisation, etc.) suggèrent que toute campagne d’alphabétisation est impossible en Guinée-Bissau, et ailleurs aussi, tant qu’un certain seuil de développement n’est pas atteint. Qui lui-même, comme on le sait, dépend aussi du degré d’alphabétisation de la population. La boucle est ainsi bouclée et le peuple bissau-guinéen prié de rester dans son sous-développement en attendant les photocopieuses salvatrices !

Une autre version de l’incapacité complète, théorique et pratique, de Freire tout au long de sa vie est fournie par une analyse d’origine helvétique, celle de Martin Stauffer[5]. L’expérience bissau-guinéenne figure en bonne place dans cette entreprise de démolition, reprenant pour l’essentiel les critiques de L. Harasim. La virulence du propos de M. Stauffer vise à retirer toute légitimité à Paulo Freire et à ses partisan·e·s au profit d’un autre courant pédagogique brésilien, celui de l’Escola Nova, qui ne recherche pas vraiment les voies d’une émancipation collective et n’a pas de pertinence particulière en ce qui concerne l’alphabétisation. Pour l’Helvète, rien n’est à sauver chez Freire. Son acharnement doit beaucoup plus à l’influence certaine du pédagogue brésilien dans le monde germanophone — en particulier auprès des œuvres éducatives et d’aide au développement des Églises d’Allemagne — qu’à une réelle volonté de faire avancer la réflexion sur les conditions d’une émancipation collective à travers un travail d’alphabétisation. Non dénuée d’anachronismes, son œuvre est une ode implicite à l’ingénierie de formation, à ses méthodes et à ses critères, dont la sacro-sainte évaluation quantitative[6]. Et à son idéologie aussi, tant la volonté de M. Stauffer de dénier toute valeur à une approche politique de l’alphabétisation est, quoi qu’il en pense, une visée politique. Rappelons-lui toutefois qu’il n’est pas le premier à décréter que Freire était un révolutionnaire et un ignorant. Cette affirmation fut celle des militaires putschistes qui incarcèrent Freire au Brésil en 1964[7]. Elle est aujourd’hui reprise par le président Jair Bolsonaro et ses acolytes d’extrême droite, tenants d’une éducation autoritaire et réactionnaire. Sans donner dans l’amalgame politique, on remarquera que ce voisinage fait quand même mauvais genre.

Mais revenons sur cet argument des conditions matérielles, préalable inconditionnel à toute alphabétisation[8]. Son aspect tautologique n’aurait pas dû échapper à ceux et celles qui le brandissent. Si un certain niveau de développement est nécessaire pour mener une campagne d’alphabétisation, comment y arriver sans alphabétisation ? Si l’État nouveau à construire dans le processus d’indépendance doit être démocratique, comment lui donner cette dimension sans alphabétisation ? Ou plus trivialement : à partir de quelle quantité de papier disponible L. Harasim et M. Stauffer autoriseraient-ils Paulo Freire et l’IDAC, ainsi que le gouvernement de la Guinée-Bissau, à lancer une campagne d’alphabétisation ? Cette réification, ce fétichisme des obstacles matériels passent à côté de ce qui relève aussi de choix politiques : la Guinée-Bissau a su trouver les ressources pour imprimer sa monnaie nationale, pourquoi n’aurait-elle pas pu faire de même pour le matériel d’alphabétisation ?

Derrière cet aspect que l’on peut développer jusqu’à l’absurde, se cache en réalité une approche technocratique aux antipodes de l’engagement révolutionnaire. Ceux qui se mettent au service d’une révolution, ou de ce qui se veut l’être, ne peuvent agir comme des plaisanciers attendant le beau temps pour prendre le large. L’embarquement est immédiat, parce que l’alphabétisation fait, en principe, partie d’un processus de mobilisation plus large qu’elle vient nourrir en retour. C’est conscient de cela que la toute jeune République soviétique obligera, le 10 décembre 1918, « tout homme cultivé à considérer comme son devoir la nécessité d’instruire plusieurs illettrés ». Un an plus tard, le 26 décembre 1919, la mesure n’ayant évidemment pas suffi, le décret sur l’élimination de l’alphabétisation est signé par Lénine… sur un papier d’emballage grisâtre, le papier ministre faisant défaut[9]. Les mesures concrètes ne viendront certes que bien après les bouleversements et les destructions de la guerre civile, mais elles seraient restées lettre morte sans cette volonté politique originelle, portée après la mort de Lénine par sa veuve, Nadjeda Kroupskaïa, elle-même pédagogue.

Le dispositif d’alphabétisation de Freire et les exigences pour les formateurs et formatrices

Paulo Freire a développé ses conceptions concernant l’alphabétisation essentiellement dans deux ouvrages, tout en y revenant dans quelques autres livres-entretiens, format qu’il affectionnait. Ces deux livres sont « La Pédagogie des opprimés » et « L’éducation : pratique de la liberté[10] » ; il en ressort qu’un long travail préalable doit être effectué, par des équipes pluridisciplinaires (linguistes, sociologues, animateurs, etc.). Ces recherches visent à comprendre l’usage social et politique du langage des populations concernées ; les participant·e·s à la future campagne d’alphabétisation sont donc observés dans leur contexte quotidien et dans leur travail. L’objectif est d’arriver à la sélection des mots et thèmes générateurs, en fonction d’un double critère : leur richesse syllabique et le lien fort qu’ils entretiennent avec le vécu de la population, l’intégration de cette dernière font de cette recherche une forme de recherche-action[11]. Puis, suit une étape de codification, de représentations imagées des thèmes choisis. Ceux-ci seront ensuite présentés, décodés et discutés lors de l’alphabétisation devant un groupe de personnes en formation, qui sont autant de « cercles culturels[12] ». Dans ce cadre, l’intervenant·e aura pour tâche délicate de faire circuler et progresser les connaissances, entre le mot et la réalité socio-économique et politique qu’il recouvre. Ce processus, que Freire appellera conscientisation fonctionne de manière assez proche de l’apprentissage par résolution de problème. Le problème à résoudre doit toutefois être non énigmatique, autrement dit, pour reprendre une autre expression de Freire, l’inédit doit être viable, afin que la double progression, linguistique et du niveau de conscience, ne débouche pas sur un blocage, mais bien sur une appropriation.

L’action de l’intervenant·e, appelé aussi coordinateur, qui est un enseignant-enseigné, recourt au dialogue, un élément clé de la démarche de Freire, pour amener les personnes en formation à passer à un recodage créateur et critique en vue de l’action. Il s’agit d’une tâche délicate, qui implique de prime abord un bon niveau professionnel dans la formation des adultes[13]. Sinon, le tout risque d’apparaître comme une simple manipulation politique, le coordinateur ou la coordinatrice sachant a priori où aller et imposant sa volonté au cercle culturel. Dans ses « Lettres à la Guinée-Bissau », Freire présente ainsi cet équilibre au moment de la lecture du codage :

« Toutefois, c’est à partir de cette lecture que l’on atteint le niveau profond du codage par un processus où l’éducateur ne doit pas, d’une part, exagérer son intervention au point que l’intervention que ceux qui étudient ne soient plus qu’un simple reflet de la sienne ni, d’autre part, refuser d’intervenir comme s’il avait honte d’être éducateur. » (p. 109)

À ce doigté, le coordinateur doit aussi ajouter une connaissance suffisamment large de la thématique abordée, lui permettant de suivre l’évolution d’un dialogue authentique sans la canaliser préalablement. Ce faisant, l’éducateur est éduqué, pour reprendre l’expression de la troisième des Thèses sur Feuerbach[14] de Marx.

Dans le graphique ci-dessous, tiré d’un document publié par l’Université de Sherbrooke[15], l’intervenant est dénommé sujet éduquant. Les différentes interactions doivent être vues dialectiquement, c’est-à-dire comme un processus fait de contradictions et de leur possible résolution.

On imagine mal un·e bénévole, quelles que soient ses qualités personnelles et sa formation préalable à une campagne d’alphabétisation, maîtriser d’emblée tous ces paramètres.

Freire est conscient du problème posé par le choix entre maîtrise professionnelle et origine sociale. Dans ses Lettres à la Guinée-Bissau, il proposera soit de prendre des jeunes citadins éduqués capables de réaliser le « suicide de classe » dont parlait Cabral, de « s’intégrer à leur pays et de savoir s’identifier à leur peuple », soit des paysans qui pourraient être formés rapidement. Il se référera à son expérience chilienne pour affirmer que le choix de bénévoles issus du même milieu social que les personnes en formation était préférable à celui de professionnels[16].

Nécessairement, pour compenser en quelque sorte ce manque de professionnalisation, une autre dynamique, propulsive, doit entrer en action. C’est celle que met en évidence la Déclaration de Persépolis, prise à l’unanimité des participant·e·s d’un symposium international pour l’alphabétisation. Réuni par l’Unesco en septembre 1975, l’influence de Freire y est perceptible :

« L’alphabétisation est efficace dans la mesure où ceux à qui elle s’adresse, en particulier les femmes et les catégories les plus déshéritées (telles que les travailleurs migrants), en éprouvent la nécessité pour satisfaire leurs exigences les plus profondes, notamment leur besoin de participation aux décisions de la communauté dont ils sont membres.

L’alphabétisation est donc inséparable de cette participation qui en est à la fois le but et la condition. L’analphabète ne doit pas être objet, mais sujet de sa propre alphabétisation. Une mobilisation profonde des ressources humaines implique l’adhésion des alphabétisés comme des alphabétiseurs. Ces derniers ne doivent pas être constitués en un corps professionnel spécialisé et permanent, mais recrutés le plus près possible de la population à alphabétiser et issus du même milieu socioprofessionnel ou d’un milieu proche, afin de favoriser le dialogue. »[17]

Les mots clés, ici, ce sont « mobilisation » et « participation » : la garantie du succès réside dans la mobilisation massive et profonde de la population dans une démarche radicalement démocratique. Ce que l’on a pu appeler le constructivisme social dialogique[18] de Freire appelle et repose sur une mobilisation sociale et politique qui dépasse le cadre de l’alphabétisation. Cette mobilisation, porteuse du changement historique sera « dautant plus efficace qu’elle fera une place plus grande aux initiatives des populations visées et à la concertation avec elles, au lieu de s’en tenir à des décisions bureaucratiques imposées du dehors et d’en haut », comme le précise cette Déclaration.

Rappel : quelques éléments clefs de la « Pédagogie des opprimés »

Pour Paulo Freire, la pédagogie doit absolument sortir du cadre traditionnel dans lequel le savoir est transmis de l’enseignant vers la personne apprenante, d’un détenteur du savoir vers un digesteur de ce savoir[19]. Ce schéma de transmission, Freire l’appelle l’éducation « bancaire », comme si les connaissances étaient déposées, tels des fonds, à un guichet de banque[20]. Il faut abandonner ce type de rapport pédagogique métaphoriquement inspiré par la circulation du capital, car il ne permet nullement une approche critique du monde en vue de sa transformation. Pire, elle nie les connaissances de l’opprimé tout en reproduisant la domination à l’origine de son oppression.

La sortie de cette réplication de la domination ne peut se faire qu’en visant une éducation qui soit une « pratique de la liberté », reposant sur un processus de conscientisation. Ce processus a comme but ultime non pas le simple transfert de connaissances, mais bien l’émancipation. La compréhension du monde (« lire le monde », dit Freire) n’est pas séparable de l’action transformatrice, de la libération de l’oppression.

Cette action de formation repose, on l’a dit, sur une recherche constante de dialogue. Freire n’est toutefois pas un non-directif. Ses écrits comportent de nombreux renvois à la nécessité de maîtriser des savoirs rationnels, au sens où les Lumières l’entendaient, donc à l’existence d’un corpus scientifique qu’il faut s’approprier. Pour y arriver, l’« éducation dialogique » vise à l’éveil des sujets connaissants autour d’un même objet connaissable, qui est le monde à transformer. Le dialogue permet ainsi de suspendre la reproduction du schéma dominant savant/dominé ignorant. C’est la réponse apportée par Freire à la remarque de Marx dans sa 3e Thèse sur Feuerbach :

« La doctrine matérialiste du changement des circonstances et de l’éducation oublie que les circonstances sont changées par les hommes et que l’éducateur a lui — même besoin d’être éduqué. »

On résumera l’approche de Freire, qui ne peut être réduite à une méthode ou à une technique, en reprenant la synthèse d’Irène Pereira :

« Paulo Freire affirme explicitement la nécessité pour l’éducation et la pédagogie de viser des objectifs politiquement émancipateurs et même révolutionnaires. Le cœur de sa pédagogie se situe dans une pratique dialogique critique qui vise la conscientisation sociale. En accordant à la relation dialogique une centralité, il évite de réduire l’enseignant à un ingénieur pédagogique qui centrerait principalement son action sur des techniques pédagogiques. C’est dans cette attitude que réside le caractère non autoritaire de la pédagogie de Paulo Freire, qui de ce fait pourrait être qualifiée de pédagogie sociale et libertaire[21]. »

Une question qui deviendra centrale

Mais, si l’alphabétisation permet de nommer les choses, et donc participe bien d’une certaine forme d’émancipation, comment se fait le lien entre l’apprentissage, même mutualisé, d’une langue et l’émancipation sociale et politique collective ? C’est un problème central, que l’expérience de Freire et de ses animateurs et animatrices en Guinée-Bissau permettra de mieux cerner, sans nécessairement le résoudre effectivement. Car la simple organisation collective des « apprenant·e·s » n’est pas suffisante.

C’est en tout cas la conclusion que tire Ilse Schimpf-Herken dans son analyse des expériences brésilienne et chilienne de Freire. Celle qui deviendra la fondatrice de l’Institut Paulo Freire à Berlin et peut donc difficilement être soupçonnée d’hostilité de principe, développe une critique portant sur plusieurs points concernant le contenu, la méthode et les principes d’organisation appliqués lors de la première campagne d’alphabétisation menée par Freire au Brésil. Elle souligne l’absence de dimension historique dans le travail mené avec les cercles culturels. Cette absence les rend très dépendants du contexte local et immédiat et les empêche d’avoir une vision d’ensemble.

Deux conséquences en découlent. D’une part, la critique sociale et politique n’est pas suffisante pour aller au-delà de concessions gouvernementales partielles et limitées, vues illusoirement comme des victoires ; cela autorise les cercles de culture à cohabiter avec le statu quo. D’autre part, en négligeant la perspective historique, on ne s’interroge pas plus avant sur les causes structurelles de reconduction des inégalités sociales et du rapport de domination.

Selon Schimpf-Herken, ces manques politiques dans l’alphabétisation sont à la base de l’absence de réaction politique des cercles culturels lors du coup d’État qui instaura la dictature au Brésil en avril 1964, mettant fin à la présidence de Joao Goulart. Ces critiques — qui mettent en évidence, selon Schimpf-Herken, l’idéalisme de Freire pour qui la prise de conscience de l’oppression est déjà lutte contre l’oppression — ne peuvent pas être balayées sans autre. Freire lui-même reconnaîtra en partie leur bien-fondé, dès les premières lignes de « Conscientisation et révolution ». À la question sur le manque de résistance au coup d’État militaire des participant·e·s à l’alphabétisation des années 62-64, Freire admet un idéalisme certain et un manque de référence, dans ses premiers travaux, au caractère politique de l’éducation et au problème des classes sociales et de leur lutte.

À sa décharge, il faut cependant noter que la situation lors du coup d’État de l’armée, soutenu par une partie de la bourgeoisie brésilienne et par les États-Unis, était difficile. Même les partisans du président João Goulart, pourtant dûment averti des tentations putschistes de l’État-major, ne purent mettre en place une résistance populaire. Il aurait donc fallu aux cercles de cultures une lucidité politique proche de la prescience pour faire mieux que les organisations politiques traditionnelles. Les faiblesses politiques de l’alphabétisation menée alors ont sans doute contribué à la désorientation et à l’inaction des cercles de culture, mais les limites du populisme historique, de la politique de Goulart et de celle de la gauche, l’ont fait bien davantage. Quoi qu’il en soit, on peut constater que le lien entre les deux processus, celui de l’alphabétisation politique et celui de l’émancipation collective fait déjà question lors des premières expériences freiriennes.

La situation en Guinée-Bissau

Le déclenchement d’une lutte de libération nationale dans le cadre colonial enserrant la Guinée-Bissau et l’évolution de cette lutte vers la « suppression de l’exploitation de l’homme par l’homme » (programme du PAIGC) dépendent pour une partie des structures socio-économiques particulières du pays. Amilcar Cabral fut lui-même un contributeur important à cette analyse, comme le montrent ses essais publiés dans le recueil « Unité et lutte » ingénieur agronome de formation, il fut l’auteur du premier recensement agricole du pays en 1953.

Le temps de la traite négrière passé, la domination portugaise, outre le maintien d’une escale sur la voie vers les autres colonies africaines du pays (Angola au sud et Mozambique à l’est), a eu essentiellement pour but d’approvisionner la métropole en arachides. Ce qui déboucha sur un secteur primaire scindé entre, d’une part, la production de riz pour nourrir la population autochtone et, d’autre part, la production d’arachides pour l’exportation, dirigée en totalité vers le Portugal.

Les circuits monétaires sont peu présents dans les campagnes et l’industrialisation et faible. En 1977, on dénombre 269 firmes dans l’artisanat, l’agro-industrie et les pêcheries, regroupant 3 500 employée·s, dont 60 % à Bissau[22]. Le secteur primaire englobe 87,9 % de la population active, mais ne contribue que pour 18 % au Produit intérieur brut. En 1970, la Guinée-Bissau ne comptait que 105 établissements industriels, dont 67 à Bissau. Les véritables usines sont rares (bières et boissons rafraîchissantes à Bissau, trois usines de décorticage du riz, sept de décorticage d’arachides et trois huileries). Mis à part les ouvriers de ces usines, le prolétariat est surtout composé de dockers et de marins. Selon René Pélissier,

« Chasse gardée de sociétés monopolisant l’achat de l’arachide (culture forcée imposée par le régime colonial), dépourvue de possibilité d’expression politique (1 478 Noirs au total ont le statut de “civilisés” en 1950) ou de développement culturel, la Guinée portugaise est le type même de la colonie d’exploitation, quelles que soient les fictions juridiques dissimulant son statut réel[23] ».

La domination coloniale n’a pas entraîné la formation de grands domaines agricoles[24], avec la polarisation sociale qui en découle ; la thématique de la redistribution des terres et de la réforme agraire n’est donc pas à l’ordre du jour[25].

À cette faible structuration sociale s’ajoutent des divisions ethnico-linguistiques, religieuses et sociétales. La société bissau-guinéenne parle un créole non stabilisé, qui contient de moins en moins de portugais plus l’éloignement de la capitale grandit, ainsi que diverses langues africaines. Le portugais est surtout pratiqué à Bissau. Le pays compte environ 90 % d’illettré·e·s. La population se répartit entre Balantes (250 000), producteurs de riz ; Mandjaques (140 000) ; Foulas (100 000) ; Mandingues (80 000) et Pepels (50 000), producteurs d’arachides[26]. Fortement hiérarchisés et islamisés, les Foulas soutiendront majoritairement les Portugais[27]. Une autre division sépare animistes et islamisés ; chez ces derniers, on trouve chefferie et aristocraties, vestiges d’anciens royaumes. Les Balantes, qui formeront le fer de lance de la lutte pour l’indépendance, se verront imposer une structuration sociale de ce type. Par ailleurs, souvent métissés, les Cap-Verdiens joueront, sur le continent, un certain rôle d’encadrement subalterne de la colonisation.

Jusqu’à son assassinat par son garde du corps, à l’instigation très probable de la police politique portugaise (PIDE), Amilcar Cabral est incontestablement l’inspirateur majeur de la politique du PAIGC (Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert) fondé en 1956. Il fait partie des quatorze Bissau-Guinéens qui ont réussi à accéder à l’enseignement supérieur pendant les cinq siècles de la colonisation. Formé politiquement lors de ses études d’ingénieur agronome au Portugal par le Parti communiste portugais (PCP, stalinien très orthodoxe), il lancera dans un premier temps, avec ses camarades indépendantistes, une action d’agitation « ouvrière » classique.

Mais la répression coloniale qui s’abattra sur la grève des marins et dockers du quai de Pidjiguiti — on parlera dès lors du massacre du même nom — amènera le PAIGC à infléchir sérieusement sa ligne politique[28]. La solution sera celle de la lutte armée dans les campagnes et comme la paysannerie ne peut se porter à la tête de la lutte, il revient à la petite bourgeoisie indépendantiste de le faire. C’est la célèbre thèse du « suicide » de cette couche sociale dans le cours du processus révolutionnaire défendue par Cabral lors de son discours à la Tricontinentale (OSPAAAL), le 6 janvier 1966 :

« Pour maintenir le pouvoir que la libération nationale met entre ses mains, la petite bourgeoisie n’a qu’un seul chemin : laisser agir librement ses tendances naturelles d’embourgeoisement, permettre le développement d’une bourgeoisie bureaucratique […] pour se transformer en une pseudo-bourgeoisie nationale, c’est-à-dire nier la révolution et se rallier nécessairement au capital impérialiste. Or tout cela correspond à la situation néocoloniale, c’est-à-dire à la trahison des objectifs de la libération nationale. Pour ne pas trahir ces objectifs, la petite bourgeoisie n’a qu’un seul chemin : renforcer sa conscience révolutionnaire, répudier les tentatives d’embourgeoisement et les sollicitations naturelles de sa mentalité de classe, s’identifier aux classes laborieuses […] Cela signifie que pour remplir parfaitement le rôle qui lui revient dans la lutte de libération nationale, la petite bourgeoisie révolutionnaire doit être capable de se suicider comme classe, pour ressusciter comme travailleur révolutionnaire, entièrement identifiée avec les aspirations les plus profondes du peuple auquel elle appartient ».[29]

En l’absence de dissolution de la petite-bourgeoise, celle-ci se transformerait en pseudo-bourgeoisie par le biais de l’accaparement de l’appareil d’État, selon Cabral. La proximité intellectuelle entre Paulo Freire et Amilcar Cabral ne fait pas de doute. Elle a même fait l’objet d’un petit ouvrage en portugais, qui met aussi l’accent sur ce qui les distinguait, par exemple en matière linguistique, ce qui ne sera pas sans influence sur l’alphabétisation[30].

Les lettres sur la Guinée-Bissau

L’expérience menée, la plupart du temps de loin par Paulo Freire (il ne fera que deux voyages en Guinée-Bissau), qui déléguera des représentant·e·s de l’Institut d’action culturelle (IDAC) sur place, transparaîtra dans les lettres écrites soit à ces personnes, soit à des responsables du PAIGC et du gouvernement. En français, cette bonne quinzaine de lettres sera publiée sous le titre « Lettres à la Guinée-Bissau ».

Fait notable, la plus importante d’entre elles ne sera pas publiée à ce moment-là, mais figurera ensuite dans l’ouvrage « Literacy. Reading the Word and the World[31] ». Paulo Freire ne voulait pas, sur le moment, créer des difficultés supplémentaires à la direction du PAIGC en rendant publique sa forte opposition à la mise en œuvre d’une alphabétisation en portugais, langue du colonisateur et qui plus est peu pratiquée en Guinée-Bissau[32]. Il proposera d’envoyer une équipe de spécialistes pour établir un recueil des créoles parlés dans le pays et en fixer l’usage[33]. Son désaccord concernant l’usage du portugais se manifeste dès sa deuxième lettre du 28 juillet 1975 :

« Finalement, parmi les autres questions que nous abordons et dont je n’ai pas parlé dans cette lettre, il y en a une qui nous préoccupe spécialement. C’est la question linguistique. Nous préférons toutefois en discuter de vive voix, tant sa complexité est grande. » (p. 98)

Il y reviendra en février 1976, dans une lettre à l’équipe adressée à Teresa Mônica :

« Une autre question vous traitez longuement dans votre lettre et qu’il est urgent de rediscuter, comme vous le suggérez, au cours de notre prochain séjour, est celle de la langue à utiliser pour l’alphabétisation. De fait, le processus de libération d’un peuple ne se réalise pas, de manière profonde et authentique, s’il n’arrive pas à reconquérir sa parole, son droit de dire, de “prononcer” et de “nommer” le monde. Lorsque je dis parler, c’est dans le sens d’avoir son mot à dire dans la transformation de la re-création de la société — dans le sens de libérer sa propre langue de la suprématie de la langue dominante du colonisateur. »

Cette opposition sera vaine[34]. Le PAIGC ne dérogera pas à son choix politico-linguistique, qui était celui de Cabral. Plusieurs versions des raisons pour lesquelles Cabral avait opté pour le portugais ont été avancées. L’une était qu’il craignait que le créole ne coupe la société guinéenne de la culture et de la technique moderne, accessible seulement par le biais du portugais. L’autre qu’il fallait empêcher le développement d’une détestation des Portugais et de leur langue[35], alors que Cabral caressait le rêve du développement d’une alliance lusitanienne au niveau international[36]. Enfin, il estimait qu’en optant pour cette langue, elle jouerait un rôle unifiant, permettant de réduire les frictions entre les groupes ethniques[37].

Ce choix du PAIGC — contre l’avis de Freire et de la légende de son incompréhension du problème linguistique — créa d’incontestables difficultés et nombre de commentateurs estiment que l’échec de l’alphabétisation trouve là sa cause première, voire unique[38]. Ajoutons aussi qu’il s’agit aussi et surtout d’un double échec politique.

Premièrement, le maintien du portugais contre le créole témoigne d’un mépris certain de l’identité et des besoins des différentes ethnies de la Guinée-Bissau et pose la construction de la nation comme antagonique à ces identités[39]. Deuxièmement, en renonçant à une mobilisation sociale et politique autour de l’alphabétisation, la direction du PAIGC se prive de la possibilité de donner à la population, en particulier à celle qui n’a pas participé à la lutte armée, l’occasion de vivre une expérience politique intense qui renforce le sentiment d’appartenance nationale[40].

C’est à une conclusion proche que parvient Heinz-Peter Gerhardt, qui après une recherche menée durant plusieurs semaines en Guinée-Bissau en 1980, soutient la thèse d’un échec dû principalement à l’usage du portugais (thèse qui deviendra aussi celle du Département de l’éducation de ce pays). Il constate cependant aussi que la mobilisation désirée n’a pas eu lieu et souligne qu’à Cuba, au contraire, grâce au caractère massif de la campagne et au degré de politisation des citoyens, même ceux qui n’avaient pas l’utilité immédiate de la lecture et de l’écriture participèrent massivement[41]. Il paraît donc difficile de suivre les rédacteurs de l’IDAC lorsqu’ils écrivent qu’il fallait procéder par étapes :

« en effet, vouloir déclencher tout de suite une campagne massive d’alphabétisation serait retomber dans la perspective erronée qui consiste à réduire l’acquisition de la lecture et de l’écriture à un effort isolé, comme s’il s’agissait d’une fin en soi »[42].

Au contraire, le risque d’individualisation de l’alphabétisation et de retour à une conception purement fonctionnelle et non plus politique de cet acte nous semble bien plus élevé dans les options suivies par l’IDAC et le PAIGC que dans une véritable campagne politique.

Ce renoncement de la direction du PAIGC aura d’autant plus de poids qu’Amilcar Cabral avait toujours accordé, dans sa stratégie de libération, une grande importance à la culture, ciselant la formule « la lutte de libération n’est pas qu’un fait culturel elle est aussi un facteur de culture ». Reprenant cette formulation, Paulo Freire dira, quelques années plus tard, que cette lutte est une expérience pédagogique profonde, se risquant à la qualifier de « sorte de psychanalyse — une psychanalyse historique, idéologique, culturelle, politique et sociale — dans laquelle le divan du psychanalyste est remplacé par le champ de la lutte, par l’engagement dans la lutte, par le processus d’affirmation dans lequel des peuples colonisés cessent d’être colonisés, où les classes dominées s’affirment au fur et à mesure qu’elles gagnent leur liberté[43]». Mais si le champ de la lutte est déserté, l’analyse cesse…

 

Un point aveugle : le lien avec la mobilisation sociale et politique

Au fil des lettres de Paulo Freire, à travers des tâtonnements, des évocations incidentes, se manifeste cette question du lien entre l’alphabétisation et la mobilisation sociale et politique. Dans la dixième lettre[44] — qui est la troisième à son équipe — Freire souligne la nécessité d’inscrire l’alphabétisation et la post-alphabétisation « dans une ligne de masse c’est-à-dire dans une ligne où les masses étant mobilisées, celles-ci assument, dès le début même de leur formation, le rôle de sujet de ce processus. » (p. 126.) Le vocable est teinté de maoïsme (« ligne de masse ») et la préoccupation est bien d’engager un processus avec les masses et non en surplomb. Dans la même longue lettre, il évoque aussi son expérience brésilienne rappelant que c’est la pratique d’engagement politique des paysans qui vint donner sens à l’alphabétisation :

« Ce fut cette pratique, sans l’ombre d’un doute qui, en devenant de plus en plus politique et en les engageant plus tard à lutter pour revendiquer la terre et l’amélioration de leur salaire finit par donner un sens à l’alphabétisation[45] » (p. 129).

Il pointe du doigt un problème qui va devenir récurent en Guinée-Bissau : la question de la mobilisation sociale pour et autour de l’alphabétisation. Deux des membres de l’équipe de l’IDAC disent que dès leur arrivée en Guinée-Bissau, cette question se posait, puisqu’une première tentative d’alphabétisation avait donné de bons résultats avec les membres des forces armées (FARP), plus politisés, que dans un quartier de Bissau, où les retombées avaient été médiocres[46]. En conséquence, l’équipe se mit à la recherche de secteurs de la population où des transformations sociales pouvaient se manifester. L’option d’une procédure par étapes et du renoncement à une véritable campagne d’alphabétisation va peser lourd. Car cela ne pouvait que cimenter l’échec, engagé par le choix contesté de la langue portugaise, et retarder la construction d’une nation bissau-guinéenne et cap-verdienne. Visiblement, la direction du PAIGC partage l’illusion que renferme la notion d’État-nation, selon laquelle la mise en place d’un État suscite automatiquement le développement d’une nation. Or les deux processus sont distincts non seulement politiquement, mais aussi temporellement[47]. Dès lors, en se privant d’une campagne d’alphabétisation formant un moment politique privilégié, la direction du PAIGC renonce à utiliser un instrument de mobilisation sociale et nationale. Et comme Lars Rudebeck l’avait noté, il n’existait pas de garantie de maintien de la mobilisation sociale et politique après l’indépendance[48]. La perpétuation de ce véritable pot au noir des mobilisations va déboucher sur une situation qui marche sur la tête : dans la dix-septième et dernière lettre (la sixième à son équipe), Paulo Freire fait toute une série de propositions pour que l’équipe d’alphabétisation stimule les comités de parti afin de mobiliser la population autour de tâches concrètes sur lesquelles viendrait se greffer l’alphabétisation… On a là un véritable renversement des rôles puisque ce sont les animateurs de l’alphabétisation qui doivent assumer la tâche qui revient de fait au PAIGC et aux éventuelles organisations de masse concernées. Un rôle d’autant plus évident que nous sommes dans un contexte de parti unique. Les propositions de Freire, réalistes ou non, indiquent que faute de mobilisation sociale et politique, le processus est en panne. Dans la documentation de l’IDAC numéro 18, publiée en 1979, on trouve une trace très intéressante d’autocritique ; Freire y propose une inversion du processus éducatif :

« Et justement parce que nous définissons l’alphabétisation des adultes comme une action culturelle au service de la reconstruction de notre pays — et non pas comme un simple apprentissage de la lecture et de l’écriture — il peut y avoir des occasions où notre travail avec la population devra se centrer, dans un premier moment, sur la “lecture”, la “re-lecture” et l’“écriture” de la réalité et non pas sur l’apprentissage de la langue »[49].

Une note de bas de page indique :

« Cette proposition que Paulo Freire fait ici dans le sens d’une inversion du processus éducatif, dans lequel la mobilisation de la population pour améliorer sa vie quotidienne précéderait l’étape de l’alphabétisation linguistique, découle de l’expérience vécue en Guinée-Bissau […] ».

La nécessité d’une mobilisation sociale est claire, même si la répartition des rôles entre les acteurs et actrices de la mobilisation et ceux et celles de l’alphabétisation l’est moins. On remarquera toutefois que nulle part dans la réflexion sur la mobilisation sociale et politique on ne trouve, que ce soit du côté de l’équipe de l’IDAC et de Freire ou de celle de la direction du PAIGC, de proposition d’accès à de nouveaux droits politiques, réorganisant la distribution du pouvoir dans la nouvelle société bissau-guinéenne. La conception du pouvoir, de la politique et de l’État reste classiquement parlementaire et bourgeoise. Michel Cahen, parlant surtout des deux autres anciennes colonies portugaises, l’Angola et le Mozambique, pourrait bien avoir touché juste :

« Le marxisme de type soviétique apparut comme ce qui pouvait contribuer à renverser la domination portugaise, mais, justement, l’idéal qu’il fournissait était paradoxalement très proche du modèle social portugais : nation homogène, parti unique, corporatisme syndical et associatif, langue unique, rôle central de l’État, etc. »[50]

Une indépendance chaotique et rapidement bureaucratique

Bien qu’Amicar Cabral, la (seule ?) tête pensante du PAIGC ait fait preuve à plusieurs reprises de sa capacité théorique novatrice, le moule de sa formation marxiste reste pour une bonne part celui dispensé par le Parti communiste portugais, prônant un stalinisme pur et dur[51]. Certes, il abandonne la « théorie » des cinq stades obligatoires et successifs de l’histoire de l’humanité, la ramenant à trois phases au moins. La combinaison possible de ces différentes phases à un moment donné, soit le développement inégal et combiné d’une société, n’est toutefois pas évoquée.[52] Cette rigidité dogmatique marquera non seulement Cabral, mais aussi et surtout les cadres du PAIGC formés en URSS. Helena Lopes da Silva qui réunissait à l’époque une double affiliation rare, à la fois militante cap-verdienne du PAIGC et de la section portugaise de la IVe Internationale (trotskiste), explique que « au Cap-Vert et dans les anciennes colonies, la formation — ou plutôt la déformation — stalinienne de nombreux dirigeants qui ont été éduqués en Union soviétique s’est traduite en une façon bornée de voir le monde, l’horizon[53]. » Trois points au moins sont d’importance pour notre analyse.

D’une part la conception « étapiste » de la révolution nationale démocratique défendue par le PAIGC, avec un programme minimum (l’indépendance accompagnée de quelques mesures sociales) et un programme maximum (le socialisme), défini de manière assez floue[54] où la planification économique est censée cohabiter avec quatre différents types de propriété, dont la propriété privée individuelle, réputée inviolable. Dans son article paru dans la Monthly Review fin août 1979, Lars Rudebeck note le peu de mentions du socialisme[55] dans les textes du PAIGC, y compris dans ceux préparant le troisième congrès de 1977, qui suivit l’indépendance[56]. Jean-Claude Andréini et Marie-Claude Lambert le qualifient de « mouvement » regroupant « différentes couches sociales autour d’un nationalisme anticolonialiste intransigeant. Ce n’était pas un parti politique à l’idéologie bien définie […][57] »

D’autre part la conception du PAIGC comme parti unique, où divergences et débats trouvaient bien peu de place[58]. Sans caricaturer, on peut dire que la discussion existait si la direction, donc Cabral, l’estimait nécessaire. Enfin, un rôle historique important dans la possibilité d’une libération sociale et économique est attribué aux pays du bloc de l’Est (États dits socialistes)[59].

La question du « day after » selon le mot d’Helena Lopes, c’est-à-dire de l’action à mener une fois l’indépendance conquise se posera d’autant moins que Cabral sera assassiné avant cet objectif atteint, sa mort en janvier 1973 précédant la déclaration d’indépendance de six mois[60]. Cette absence d’armement programmatique[61] et de capacité à débattre démocratiquement des questions soulevées par la lutte pour l’indépendance et ses suites sera à l’origine de nombre d’errements du PAIGC, les plus spectaculaires étant illustrés par les différents projets d’usines ou d’infrastructures surdimensionnés, sans rapport avec l’état réel du pays[62]. Pour sa part, Paulo Freire se souvient d’une discussion qu’il avait eue avec un conseiller du Ministère de la Planification économique en Guinée-Bissau, l’économiste brésilien Ladislau Dowbor, qui lui confia que selon ce que les multinationales arrivaient à instiller ou à suggérer dans la tête de certains dirigeants, la destinée d’un pays comme celui-ci pouvait basculer en une nuit, par l’acceptation de projets économiques qui venaient distordre le chemin tracé pour remodeler l’éducation et la culture[63]. Une situation résultant largement de la politique du Portugal au moment de son départ de l’ancienne colonie : la Banque nationale d’Outre-mer n’avait en compte que vingt centimes ![64]

À cette absence de conception théorique et programmatique claire de l’après-indépendance s’ajoute un problème récurrent dans toutes les luttes armées commençant dans les campagnes pour s’emparer des villes dans la dernière phase du combat. C’est à la fois un terrain méconnu pour les militant·e·s gagnés durant la phase rurale de la lutte armée et un terrain habituel pour ceux et celles qui ont quitté les villes pour rejoindre les campagnes. Ceux-là retrouvent un univers connu et leurs habitudes sociales antérieures. Carlos Lopes, dans son analyse du processus menant à l’indépendance, note la présence d’un groupe urbain socialement « déclassé », vivant à mi-chemin des habitudes urbaines et des coutumes traditionnelles. Cette couche sociale petite-bourgeoise est influencée par la vie moderne, aspire à une progression sociale et connait les avantages de la ville. Nombre de ses membres sont alphabétisés. Mais ils n’ont pas rompu pour autant les liens avec le village. Les cadres survivants du PAIGC seront souvent issus de cette couche[65]. À cette réintégration sociale peut en outre correspondre une intégration politique dans l’appareil d’État. Une réalité d’autant plus forte que l’implantation du PAIGC dans la capitale n’est pas très dense, la priorité ayant été donnée à la lutte armée dans les campagnes[66]. L’urbanisation du PAIGC correspond à un véritable délitement, bien évoqué par Carlos Lopes :

« Auparavant, la formation idéologique, l’autodéfense, le ravitaillement, l’éducation, la santé, la justice étaient des fonctions intégrées et unifiées au sein du Parti. Après l’indépendance, l’action perd cette perspective globale. Les militants ses dispersent dans des secteurs, des ministères, diverses branches de l’administration, au gré des compétences et des spécialités de chacun ; les organismes et les institutions se multiplient, le débat devient difficile, voire impossible. Il en résulte un grave manque de cohésion dans la pratique politique qui fait craindre une perte des expériences acquises dans les régions libérées. »[67]

Contrairement à Cuba, par exemple, la Guinée-Bissau ne connaitra pas de lutte armée et politique urbaine. Et donc la radicalisation des pratiques sociopolitiques, née de la lutte armée dans les zones libérées ne se poursuivra pas dans les zones urbaines, qui deviennent le lieu de « normalisation » du mouvement de libération[68]. Paulo Freire, dans un entretien avec la revue trimestrielle en langue allemande « Der Überblick » de fin 1977, explique que la conscientisation, comme la révolution, est un processus continu, mais que dans la capitale du pays, qui n’a pas connu la mobilisation de la lutte armée, la population ne dispose pas des points d’ancrage nécessaires à la mobilisation. Et que le parti doit ici intervenir pour nourrir le processus politique de la mobilisation[69]. Ce qu’il se révèlera incapable de faire.

À cela s’ajoute le fait qu’après l’indépendance, plus aucun objectif global de mobilisation n’est avancé ; un projet commun, celui de l’amélioration de la vie quotidienne des gens, semble exister. Sans plus de précision, il peine à mobiliser largement, au-delà des rangs des combattant·e·s :

« Ce projet simple et beau est aussi difficile et semé d’obstacles. Comment convertir l’héroïsme exaltant du temps de la guerre dans l’héroïsme paisible des petites tâches quotidiennes ? Maintenant que les Portugais sont partis, qu’il n’y a plus d’ennemi visible, comment empêcher que la lassitude s’installe, que l’individualisme ronge l’esprit collectif, comment maintenir l’engagement et la passion du temps de la lutte ? »[70]

L’aspiration du PAIGC dans l’appareil d’État sera facilitée par le fait que le nouvel État se développera à partir de l’ancien appareil colonial, y compris une bonne partie de son personnel. L’hypertrophie rapide de cet appareil est notable, comme le sont son inefficacité et sa lourdeur[71]. Le manque de compétences et l’afflux des membres du PAIGC vont renforcer cette bureaucratisation initiale, stimulée par la recherche permanente de financement des structures étatiques. La révolution russe l’avait déjà montré : la bureaucratisation n’est pas contradictoire avec la misère matérielle, elle en est même une traduction courante.

Cette aspiration du parti unique dans l’appareil d’État débouchera sur une véritable disparition du PAIGC dans la capitale, qui n’aura pas d’activités publiques durant les deux ans qui suivront l’indépendance. Il y aura bien une tentative de relance, en faisant venir des cadres des campagnes à Bissau, puis en demandant aux dirigeants de participer davantage aux organismes de base, mais elles échoueront[72]. Il y a fusion entre le Parti et l’État dans ce processus, comme l’indiquent J.-C. Andréini et M.-C. Lambert :

« Au niveau des organes centraux, il est très difficile de distinguer le Parti de l’État. En Guinée-Bissau, jusqu’à l’indépendance du Cap-Vert, le premier homme n’était pas le président du Conseil d’État, Luiz Cabral, mais le secrétaire général du PAIGC, Aristides Pereira[73] ».

Ce dernier est toutefois aussi ministre des Télécommunications et le parti unique, qui dans la conception de Cabral, devait être l’inspirateur et le contrôleur de l’État, finira par avoir le dessous sur l’appareil d’État[74]. Carlos Lopes rendant compte des difficultés de la transition et se basant sur les procès-verbaux du Conseil d’État, l’équivalent d’un Conseil des ministres, montre la pagaille des discussions, chacun intervenant sur tout et n’importe quoi, alors que des questions basiques ne sont pas résolues[75]. Par ailleurs, « la mentalité bureaucratique se fait sentir de toutes parts. Les dirigeants les plus solides ont dû se prosterner devant les exigences de l’appareil juridique colonial. Les relations de travail continuent à être réglementées par le code de la fonction publique (coloniale). Les lois qui étaient obsolètes au Portugal au moment de l’indépendance de la Guinée sont toujours appliquées en Guinée-Bissau aujourd’hui[76]» (soit plusieurs années après l’indépendance, nda). Le même auteur parle alors d’un pacte entre deux tendances de la petite bourgeoisie, celle favorable à l’indépendance et celle issue du système colonial[77].

Dans cette évolution où la petite bourgeoisie en tant que couche dirigeante ne se suicide pas[78], mais devient dominante à travers l’appareil d’État, où par conséquent la mobilisation sociale devient secondaire, voire inutile, la vigilance des alphabétiseurs et alphabétisatrices est mise à rude épreuve. Mais sur cette question du lien effectif entre l’alphabétisation et la mobilisation sociale et politique, Paulo Freire et son équipe de l’IDAC ne sont pas très au clair, frôlant parfois l’impensé.

Un lien pourtant problématique

Non pas que la nécessité de l’inscription de l’alphabétisation dans une mobilisation sociale et politique plus large, voire une révolution, ne soit présente dans la conception de Freire, mais elle est énoncée comme une évidence, comme allant de soi. Ce lien entre les deux processus relève du postulat. Il n’est donc pas problématisé, mais simplement posé comme nécessaire. C’est un point théorique qui risque fort de ne pas trouver de traduction concrète.

On peut tenter d’expliquer cela. Par le manque d’expérience d’abord. Les expériences chilienne et brésilienne étaient de fait liées à des enjeux mobilisateurs, comme la réforme agraire au Chili — surtout sous la présidence d’Allende — et le droit de vote au Brésil (réservé aux lettrés), ce qui les distingue de la Guinée-Bissau. Il faudra l’expérience bissau-guinéenne pour que la mobilisation change de statut, passant d’évidence implicite à question ouverte.

Par ailleurs, Freire n’est pas un théoricien attaché qui élabore un système de pensée porté par un souci intense de précision conceptuelle et de forte cohérence interne. Son éclectisme est connu. Voici ce qu’en dit un des meilleurs connaisseurs de l’œuvre de Freire, l’actuel président d’honneur de l’institut Paulo Freire du Brésil, Moacir Gadotti :

« Paulo Freire a avoué un jour qu’il se considérait comme un “garçon connectif”. Cette caractéristique n’était pas seulement personnelle. C’était aussi épistémologique et politique. Il a été capable de créer des liens, d’interconnecter les catégories de l’histoire, de la science, de la politique, des arts, de la culture, de la classe, du genre, de l’ethnie, ainsi que des personnes de tous les horizons. Dans Pédagogie des opprimés, il cite de nombreuses auteures et auteurs de la phénoménologie, de l’existentialisme et du marxisme. Il propose une synthèse théorique entre chrétiens et marxistes. Parmi ces auteurs, nous pouvons citer : Hegel, Edmund Husserl, Jean-Paul Sartre, Simone de Bouvoir, Martin Buber, Lucien Goldman, Frantz Fanon, Albert Memmi, Marx, Lénine, Che Guevara, George Lukacs, Karel Kosik, Herbert Marcuse et des auteurs brésiliens comme Álvaro Vieira Pinto, Guimarães Rosa et Cândido Mendes. C’est pourquoi on peut dire que l’une des caractéristiques de la Pédagogie des opprimés est sa polyphonie. Comme le dit Danilo Streck (2008 : 16), « des voix très différentes sont présentes dans le livre, parfois même dissonantes. Les paysans et les ouvriers sont présents aux côtés d’intellectuels, d’artistes et de militants ; nous trouvons des écoles de pensée à propos desquelles Paulo Freire n’a pas le souci d’une application cohérente avec elles-mêmes, mais leur recréation en fonction d’une lecture de la réalité qui se présente comme un défi pour l’interprétation et le changement. C’est cette polyphonie qui fait que tant de personnes se ‘retrouvent’ dans le livre. » »[79]

Freire peut donc ainsi pêcher par éclectisme et croire, idéalisme philosophique aidant, que la mention d’une question porte sa résolution dans la pratique. Dans son débat avec Ivan Illich devant le Conseil œcuménique des Églises, en septembre 1974, il affirme que :

« Lors du processus de conscientisation, j’ai pris le moment du dévoilement de la réalité sociale comme s’il était une sorte de ‘motivateur’ psychologique de sa transformation. Mon erreur n’était pas, évidemment, dans la reconnaissance de l’importance fondamentale que revêt la connaissance de la réalité dans le processus de sa transformation. L’erreur consistait dans le fait de ne pas avoir pris ces deux pôles – connaissance et transformation de la réalité – dans leur dialecticité. »

Une dialecticité qui inclut la tension, l’antagonisme, la contradiction et leur dépassement éventuel. Par analogie, on peut établir un constat similaire pour le rapport dialectique entre le processus d’alphabétisation et le processus révolutionnaire, de mobilisation sociale et de libération nationale, tel qu’il figure dans le texte proprement dit de la “Pédagogie des opprimés”L’ajout de l’analyse développée sous le titre “Conscientisation et révolution”, non datée, mais plus tardive[80], présente une discussion à l’IDAC. Une première inflexion forte s’y manifeste :

« le cercle de culture doit trouver les voies que chaque réalité locale indiquera, à travers lesquelles il se prolongera en tant que centre d’action politique » ;

et quelques lignes plus bas :

« À vrai dire, dévoiler la réalité sans une orientation vers une action politique claire et nette n’a tout simplement pas de sens.[81] »

Dès lors, la conscientisation devient dans ce texte l’équivalent du développement de la conscience de classe, la relation dialectique sujet-objet s’universalise ; le travail de conscientisation est assimilé au travail de l’avant-garde révolutionnaire :

« le travail de conscientisation exige de ceux qui s’y consacrent une perception claire des rapports entre totalité et partialité ; tactique et stratégie ; pratique et théorie. Ce travail demande encore une non moins claire vision que l’avant-garde révolutionnaire doit avoir de son propre rôle, de ses rapports avec les masses populaires[82] ».

On passe ainsi assez clairement du côté de la théorie lukacsienne du passage de la classe en soi à la classe pour soi. Non sans que cela soulève à nouveau une série de problèmes, parmi eux, au moins celui-ci : le processus de prise de conscience que Lukacs attribue à l’action conjointe d’un parti d’avant-garde et d’un prolétariat en lutte peut-il être transféré tel quel à un autre processus, l’alphabétisation, où l’aspect proprement pédagogique joue un rôle majeur ? Ce schéma a-t-il valeur universelle ?

Pour surprenant que cela puisse paraître, des théoriciens de la pédagogie n’ont pas hésité devant cette analogie. Longtemps considéré comme le ‘Monsieur éducation’ du Parti communiste français (PCF), Georges Snyders, dans son ouvrage Où vont les pédagogies non directives ?, défend une école marxiste où, dans une dialectique de la continuité et de la rupture, l’enseignant guide l’élève de la même manière que le Parti guide les masses[83]. L’équivalence — facile : quelle action politique mobilisatrice ne comporte-t-elle pas une part de pédagogie ? — devient dangereuse lorsque fusionnent l’alphabétisation, l’action du parti et la mobilisation sociale et politique. Car les rapports entre ces trois éléments sont, dans la réalité, distincts et peuvent être complémentaires, ou antagoniques, voire contradictoires. Et le résultat final sera évidemment différent si l’un ou l’autre de ces éléments vient à manquer.

Les contre-exemples : São Tomé et Príncipe, le Cap-Vert, le Nicaragua

Placer au centre la question des relations entre l’alphabétisation et la mobilisation sociale et politique qui doit l’accompagner, voire la propulser, est une démarche dont la justesse est confirmée a contrario par quelques exemples d’alphabétisation réussie tirés d’un contexte assez comparable.

Il y a d’abord, dans la foulée de la décolonisation de l’Afrique lusitanienne, les cas de São Tomé et Principe et de celui du Cap-Vert dont le destin va se séparer de celui de la Guinée-Bissau une fois l’indépendance acquise. Dans les deux pays, certes, l’obstacle linguistique est moins haut, le portugais étant beaucoup plus pratiqué et le bilinguisme plus présent. Mais dans les deux cas également, la lutte sociale ne cesse pas après l’indépendance, en particulier à travers des réformes agraires. L’une, au Cap-Vert, implique des occupations des terres ; l’autre passe par la nationalisation — plutôt bureaucratique — des plantations à São Tomé.

Le Nicaragua lancera aussi une campagne d’alphabétisation, jugée par beaucoup exemplaire en 1980[84]. Reprenant l’exemple cubain, elle verra la participation, dans sa phase préparatoire, de Paulo Freire, qui s’entretiendra à plusieurs reprises avec les deux frères Cardenal. Ernesto, chargé de la Culture dans le gouvernement sandiniste et Fernando, dirigeant l’Éducation. D’après Freire, l’échec de la Guinée-Bissau aurait stimulé leurs échanges, en particulier sous l’angle du choix de la langue d’alphabétisation pour les populations non hispanophones[85]. Les recommandations de Freire ne semblent pas, dans un premier temps, avoir été suivies d’effet puisque l’alphabétisation des indigènes de la côte Atlantique (les Miskitos) sera relancée dans une deuxième campagne tenue en langues miskito et sumu ainsi qu’en anglais.

Mis à part ce bémol, on assistera à une mobilisation centrale de toutes les forces de la révolution sandiniste : il y aura 25 ministères et mouvements associatifs mobilisés ; les images et les thèmes de la campagne seront liés à l’histoire du pays, la réalité socio-économique et la défense civile. La méthode utilisée est en partie inspirée par les travaux de Freire, en particulier sous ses aspects d’apprentissage phonétique et dialogique. La campagne comporte six fronts d’alphabétisation et mobilise plus de 85 000 alphabétiseurs et alphabétisatrices, issus surtout des écoles supérieures. Un engagement soutenu au niveau communal vient appuyer ce dispositif. En cinq mois, le taux d’analphabètes recule de 50,35 % à 23 %. Sur une population totale de 2,4 millions de Nicaraguayen·ne·s, 406 056 seront alphabétisés alors. C’est bien cet effort collectif inouï, couplé aux autres conquêtes de la révolution sandiniste, qui permettra la réussite de la campagne[86]. Effort et articulation dont il serait vain de rechercher une trace tangible dans la Guinée-Bissau de l’après-indépendance. Cette double absence est au cœur de l’échec de l’alphabétisation dans ce pays.

*

Cet article est d’abord paru dans les Cahiers de pédagogie radicale. 

Notes

[1] Le texte, paru une première fois en français aux Editions Maspero en 1974 (Petite collection Maspero), a été réédité aux Editions La Découverte, en 2001, sous le même tire : Pédagogie des opprimés suivi de Conscientisation et Révolution, 197 pages

[2] Une année pour Cuba (1961), cinq mois pour le Nicaragua (1980). En revanche, l’alphabétisation au Vietnam prendra plusieurs décennies (1945 à 1977), de même qu’au Brésil (1967 à 1980). A Cuba, plus de 270’000 personnes sont mobilisées dans la campagne; au Nicaragua, 90’000 sont effectivement engagées. Voir Robert F. Arnove, « Alphabetisierungskampagnen im Vergleich », Der Überblick, no 4, 2002. Der Überblick est la revue du secteur de l’aide au développement et de la coopération internationale des Eglises évangéliques allemandes et de Pain pour le prochain.

[3] On peut le consulter en ligne sur .

[4] En réalité, Mario Cabral, ministre de l’Education et Luis Cabral (demi-frère d’Amilcar), président de la Guinée-Bissau passèrent par le professeur brésilien Jose Maria Nunes Pereira qui communiqua une première invitation à Paulo Freire. Voir Paulo Freire, Donaldo Maceido, Literacy. Reading the Word and the World, Westport and London, Bergin & Garvey, 1987, p. 97. Le chapitre 5 de cet ouvrage contient, comme d’autres passages de l’ouvrage, nombre de réfutations des critiques inspirées par L. Harasim.

[5] Martin Stauffer, Pädagogik zwischen Idealisierung und Ignoranz. Eine Kritik der Theorie, Praxis un Rezeption Paulo Freires, Bern, 2007, 265 pages

[6] Pour le dire rapidement avec la sociologue Danièle Linhart : « La chiffromanie, la quantophrénie, destinées à valider les démarches modernes de management par l’objectivité que les chiffres sont censés véhiculer, masquent (comme du temps de Taylor et de sa science universelle et impartiale) la volonté de contraindre et contrôler les comportements selon des orientations qui peuvent être très contestables. » Danièle Linhart, « D’où vient la souffrance des salariés du XXIe siècle ? Ruptures et continuités entre management moderne er logique taylorienne ». Les Possibles. No 14, été 2017 (Attac)

[7] Irène Pereira, Paulo Freire, pédagogue des opprimé·e·s, Paris, Libertalia, 2017, p. 24.

[8] Il ne s’agit évidemment pas de nier les grosses difficultés supplémentaires entraînées par le manque de moyens matériels. Deux membres de l’IDAC en témoignent : Rosiska Darcy de Oliveira, Miguel Darcy de Oliveira. « Guinée-Bissau : éducation et processus révolutionnaire », in L’Homme et la société, N. 47-50, 1978, pp. 197-217.

[9] Pour plus de détails voir :  Nicolas Fornet, Russie soviétique (1917-1927) : La révolution dans la culture et le mode de vie, Pantin, Les Bons caractères, 2016, pp. 23-29

[10] Paris, Les Editions du Cerf, 1978, 154 pages.

[11] « Si l’on veut que le programme éducatif amène les éducateurs-élèves et les élèves-éducateurs à conjuguer leur acte de connaissance sur le même objet connaissable, il faudra de même fonder l’investigation des thèmes sur la réciprocité », P. Freire, Pédagogie des opprimés, p. 95

[12] Une bonne description de la procédure est fournie, illustrations à l’appui, par Rolf Brauer, Sociale Konstitutionbedingungen politischen Lernens in der Theorie Paulo Freires : Eine Auseinandersetzung mit der Theorie Freire unter dem Aspekt ihrer Übertragbarkeit auf Arbeiterbildung in der Bundesrepublik, Frankfurt a. M., Haag + Herchen Verlag, 1985, pp. 38 à 53. Au passage l’auteur note que la « technique » de Freire, sans la conscientisation bien sûr, a été reprise par l’organisation d’alphabétisation de la dictature militaire brésilienne, le Mobral.

[13] Sur l’ambivalence du rôle de l’intervenant·e, voir :  Ilse Schimpf-Herken, Erziehung zur Befreiung. Paulo Freire und die Erwachsenenbildung in Lateinamerika. Berlin Sozialpolitischer Verlag, 1979, Materialen der AG SPAK, 42, p. 172. Soulignant cette dualité de l’intervention, un recueil de textes de Paulo Freire en allemand s’intitule Der Lehrer ist Politiker und Künstler, soit « l’enseignant est un politique et un artiste ». Paru aux Editions Rowohlt (rororo) en 1981, 294 p.

[14] « La doctrine matérialiste qui veut que les hommes soient des produits des circonstances et de l’éducation, que, par conséquent, des hommes transformés soient des produits d’autres circonstances et d’une éducation modifiée, oublie que ce sont précisément les hommes qui transforment les circonstances et que l’éducateur a lui-même besoin d’être éduqué. C’est pourquoi elle tend inévitablement à diviser la société en deux parties dont l’une est au-dessus de la société (par exemple chez Robert Owen). » Texte avec les adjonctions de Friederich Engels. Karl Marx, Friederich Engels, L’Idéologie allemande. Première partie. Feueurbach. Précédée des Thèses sur Feurbach, Paris Editions sociales, 1972, p. 24

[15] Yves Lenoir, Arturo Ornelas Lizard, Le concept de situation existentielle chez Paulo Freire : au cœur d’une pédagogie critique et émancipatoire, Documents du CRIE et de la CRCIE, Faculté d’éducation, août 2007, 34 p.

[16] P. Freire, Lettres à la Guinée-Bissau, p. 97. Il y explique que « Quelques-unes des meilleures expériences d’alphabétisation des adultes que j’ai vues au Chili et auxquelles j’ai participé faisaient appel, comme éducateurs, à de jeunes paysans qui une fois bien formés, témoignaient d’une indiscutable efficacité ».

[17] ;

[18] José Gonzalez Monteagudo, « Les pédagogies critiques chez Paulo Freire et leur audience actuelle » in Pratiques de formation / Analyses, numéro 43, Paris, 2002

[19] « Dans la vision « bancaire de l’éducation, le « savoir » est une donation de ceux qui jugent qu’ils savent, à ceux qu’ils jugent ignorants » P. Freire, Pédagogie des opprimés, p. 51

[20] Le mot français « banque » provient de l’italien « banca » qui désigne le banc, puis, dans la finance, le comptoir du changeur et, par extension, l’institution de crédit.

[21] Irène Pereira, Paulo Freire, pédagogue des opprimé·e·s, Paris, Ed. Libertalia, p. 51

[22] Voir Wolfgang Meier, Problematik sozialrevolutionärer Regime in der « Dritten Welt ». Eine vergleichende Betrachtung der Entwicklungen in Guinea-Bissau (1974-1990) und Nicaragua (1979-1990). Marburg, Tectum Verlag, p. 98

[23] René Pélissier, article « Guinée-Bissau » dans l’Encyclopédie Universalis, version numérisée 2017. On consultera aussi Jean-Claude Andreini et Marie-Claude Lambert, La Guinée-Bissau. D’Amilcar Cabral à la reconstruction nationale. Paris L’Harmattan, 1978, 213 p.

[24] Andreini et Lambert notent la présence d’un seul groupe restreint de petits propriétaires africains, La Guinée-Bissau. D’Amilcar Cabral à la reconstruction nationale, p. 27 et s.

[25] Gérard Chaliand, Lutte armée en Afrique, Paris, Maspero, 1967, p. 139.

[26] Andréini et Lambert, p.27. Basil Davidson (Révolution en Afrique. La libération de la Guinée portugaise. Paris, Ed. du Seuil, 1969, p. 54) donne des chiffres un peu différent, dans des proportions toutefois semblables,

[27] Amilcar Cabral, Unité et lutte, t.1, p. 139. Voir aussi G. Chaliand, Lutte armée en Afrique, p. 146

[28] Sur ce point, voir : Mario de Andrade, Amilcar Cabral. Essai de biographie politique, Paris, Maspero, PCM, 1980, pp. 79-91.

[29] Amilcar Cabral, Unité et lutte. t.1, p. 302, ss.

[30] José Eustáquio Romão et Moacir Gadotti, Paulo Freire e Amílcar Cabral. A descolonização das mentes, São Paulo, Editora e Livraria Instituto Paulo Freire, 2012, 121 pages

[31] Paulo Freire, Daniel Macedo, Literacy. Reading the word and the world. Bergin & Garvey, London, 1987. Appendix, Letter to Mario Cabral, p. 160 ss.

[32] Alain Kihm note dans son étude « La situation linguistique en Casamance et en Guinée-Bissau », Cahiers d’études africaines, vol. 20, no 79, Paris EHESS, 1980, pp. 369-386, qu’une connaissance autre qu’élémentaire du portugais est très rare en Guinée-Bissau (p. 370). Même l’armée portugaise diffusait ses tracts destinés à la population en créole. (p.371) Les difficultés dues à l’usage du portugais durant l’alphabétisation sont ainsi illustrée : « Je citerai ici Luisa Teotonio Pereira, membre du Centro de Informação Documentação Amilcar Cabral de Bissau qui écrit à propos des efforts d’alphabétisation en portugais ‘Nos Circulos de Cultura do interior onde a maioria da população nunca utiliza o português, os resultados foram quase nulos. Não so porque as pessoas tinham dificuldade em aprender mas sobretudo porque a língua portuguesa é de facto estrangeira no sentido em que o camponês na sua vida quotidiana jamais tem necessidade de a empregar’ » . Autrement dit, les résultats sont presque nuls parce que le portugais reste une langue étrangère qui n’est pas utilisée dans la vie quotidienne à la campagne (résumé d’après une traduction informatisée).

[33] P. Freire, D. Macedo, Literacy, p. 110

[34] P. Freire dira plus tard qu’il ne lui fait pas été possible de dépasser les limitations politiques du moment et que le choix du portugais en faisait partie, puisque la direction du PAIGC trouvait que c’était un choix politique avantageux. Literacy, p. 103

[35] Freire expliquera en 1985, dans une conférence. « […] na empocha em que Cabral fez essayer affirmação cabra essa análise, e estava havendo um risco, na luta, de uma certa sectáriação, que colocava os caboverdianos e os guineense a ser contra a linguagem portuguesa, contra tudo que fosse português. E Cabral precisava cortar o risco de engrossamento dessa perspectiva, que para ele, e eu concordo, enfraqueceria a próprio luta. » Autrement dit, Cabral jugeait qu’il y avait un risque d’un certain sectarisme, opposant les Cap-Verdiens et les Guinéens à tout ce qui était portugais et qu’il devait empêcher cette perspective de se développer (résumé à partir d’une traduction informatisée). Cité par José Eustáquio Romão et Moacir Gadotti, Paulo Freire e Amílcar CabralA descolonização das mentes, p. 71.

[36] En prenant le Brésil pour exemple, Cabral espérait maintenir de bonnes relations avec le peuple portugais et obtenir un soutien dans les domaines de la santé, de l’éducation et de l’économie. Amilcar Araujo Pereira e Paolo Vittoria, « Aluta pela descolonização e as experiências de alfabetização na Guiné-Bissau : Amilcar Cabral e Paulo Freire », Estudos Históricos, Rio de Janeiro, vol. 25, no 50, p. 291-311, julho-dezembro de 2012.

[37] Paul Freire, David Macedo, Literacy, p. 109

[38] Rétrospectivement, Freire dira : « Quelle que soit la méthode utilisée, il ne nous était pas possible, à l’équipe de l’IDAC et à moi, de produire le miracle d’apprendre à un peuple à lire et écrire dans une langue qui était pour lui une langue étrangère. Au Cap-Vert et surtout à Sao Tomé, qui sont bilingues et où le portugais est l’une des langues en vigueur, les propositions que nous avons faites, nécessairement adaptées à leur contexte, ont fonctionné et continuent de fonctionner. » (notre traduction). Paulo Freire, Antonio Faundez, Learning to question, p.107.

[39] Voir Michel Cahen, « Lutte d’émancipation anticoloniale ou mouvement de libération nationale », p.117. P. Freire évoquera aussi la possibilité que le choix du portugais ait aussi correspondu à une volonté de défense des privilèges de la minorité lusophone. Learning to question. A Pedagogy of Liberation, p. 113 et s.

[40] H. S. Bohla, Les campagnes d’alphabétisation. Etude de l’action menée par huit pays au XXe siècle, Paris, Unesco, 1986, p. 35-36.

[41] Heinz-Peter Gerhardt, « Alphabetisierung in Guinea-Bissau », Zeitschrift für befreiende Pädagogik.Afrika, nr 11/12, Dezember 1996, p. 75 s.

[42] Guinée-Bissau, Réinventer l’éducation. Document de l’IDACno 11/12, p. 45, Grand-Saconnex, 1976, document ronéotypé. Les exemples concrets du (non) fonctionnement de l’alphabétisation en Guinée-Bissau cités dans ce cahier ne corroborent pas vraiment ces affirmations.

[43] Paulo Freire, Antonio Faundez, Learning to question, p. 95 (notre traduction)

[44] Paulo Freire, Lettres à la Guinée-Bissau sur l’alphabétisation, p. 128.

[45] Paulo Freire, Lettres à la Guinée-Bissau sur l’alphabétisation, p. 129 et s.

[46] Rosiska Darcy de Oliveira, Miguel Darcy de Oliveira. « Guinée-Bissau : éducation et processus révolutionnaire », pp. 201-202.

[47] Sur ce point, voir les contributions de l’historien Michel Cahen, spécialiste du monde lusophone, entre autres : « Luttes d’émancipation anticoloniale ou mouvement de libération nationale ? Processus historique et discours idéologique. Le cas des colonies portugaises et du Mozambique en particulier », Revue Historique, PUF, 2016/1, no 637, pp.113-138; « L’Etat ne crée pas la nation : la nationalisation du monde », Autrepart, 1999, no 10, pp 151-170 ; « Anticolonialism & Nationalism : deconstructing synonymy, investigating historical processes »Sure Road ? Nationalisms in Angola, Guinea-Bissau and Mozambique, Ed. by Eric Morier-Genoud, Leiden-Boston, 2012, pp. 1 à 30.

[48] Lars Rudebeck, Guinea-Bissau. A study of political mobilization, p. 251

[49] Guinée-Bissau, 1979. Apprendre pour vivre mieux, Document IDAC no 18, Grand-Saconnex, 1979, p. 33.

[50] Michel Cahen, « Lutte d’émancipation coloniale ou mouvement de libération nationale ? » Revue historique, 2006/1, p. 123.

[51] Pour un bilan nuancé des apports créatifs de Cabral et des limites de son marxisme, voir Alain Bockel, « Amilcar Cabral, marxiste africain », in Ethiopiques. Revue négro-africaine de littérature et de philosophie, no 5, janvier 1976. Reproduit sur :

[52] A. Cabral, Unité et lutte t. 1. L’arme de la théorie, p. 190

[53] Voir Inprecor, no 657/658 – novembre-décembre 2018, « Les Nôtres, Helena Lopes da Silva (1949-2018) », pp. 49-53. Avant de devenir chirurgienne, elle participa à l’organisation clandestine du PAIGC à Lisbonne, animant en particulier le groupe des travailleurs du chantier naval Lisnave.

[54] Un document du PAIGC de juillet 1960 donne deux objectifs essentiels : la conquête de l’indépendance nationale et « bâtir la paix, le progrès et le bonheur ». Le programme majeur du PAIGC est identique à celui du MPLA angolais et se fixe pour objectif une « société progressiste ». Voir  Mario de Andrade, Amilcar Cabral, p 82 et s. et p. 89. Dans l’annexe I de l’ouvrage de Lars Rudebeck, Guinea-Bissau, A study of Political Mobilization, Uppsala, Scandinavians Institute of African Studies, 1974, 277 p., on trouvera le programme minimum du PAIGC en 7 points « pour construire une vie de paix, de bien-être et de progrès  pour les peuples de la Guinée-Bissau et du Cap Vert » (notre traduction), suivi du programme majeur en 9 points (pp. 253-257).

[55] Benoist Lhoni, dans son article « Amilcar Lopes Cabral et la révolution en Guinée-Bissau », L’arbre à palabres, no 13, 2003, pp. 92-106, relève que le terme abstrait de socialisme ne figure à aucun moment dans le programme majeur (p. 104).

[56] Lars Rudebeck, « Development and Class Struggle in Guinea-Bissau », Monthly Review, vol. 30, no 8, January 1979, p. 15. Contrairement à d’autres mouvements de libération de l’Afrique lusophone, comme le Frelimo au Mozambique ou le MPLA en Angola, le PAIGC ne se définira jamais comme « marxiste-léniniste », terme qui désignait une version maoïsante de la vulgate stalinienne.

[57] La Guinée-Bissau. D’Amilcar Cabral à la reconstruction nationale, p. 58

[58] L’Assemblée nationale populaire (ANP), organe suprême de l’Etat en Guinée était chargée de contrôler la « ligne politique, judiciaire, économique, sociale et culturelle définie par notre Parti en ce qui concerne la Guinée et par lui discutée et approuvée. » A. Cabral, Unité et lutte, t. 2, La pratique révolutionnaire, p.289. Parmi les conditions à la candidature à l’ANP figurait l’attachement au parti. Donc les membres de l’ANP faisant preuve d’attachement au PAIGC contrôlent la ligne… définie par le PAIGC.

[59] Amilcar Cabral, Unité et lutte, t.1, L’arme de la théorie, p. 291 (texte sur le mode de production).

[60] L’indépendance est formellement proclamée le 24 septembre 1973, mais les Forces armées révolutionnaires du peuple (FARP) ne pénétreront à Bissau qu’en septembre 1974.

[61] Pour Carlos Lopes, nombre de problèmes surgis à l’indépendance n’auraient pas existé si l’indépendance avait été préparée avec autant de soin que le passage à la lutte armée. Guinea Bissau. From Liberation Struggle to Independent Statehood. Boulder, Westview Press & Zed Books, London and New Jersey, 1987, p. 72

[62] Projets d’usines géantes dans : René Dumont et Marie-France Mottin, L’Afrique étranglée. Zambie, Tanzanie, Sénégal, Côte-d’Ivoire, Guinée-Bissau, Cap-Vert, Paris Le Seuil, 1980, pp. 223-224. Ainsi que J.-C. Andréini et M.-C. Lambert, La Guinée-Bissau. D’Amilcar Cabral à la reconstruction nationale, p. 124-125. Voir aussi Carlos Lopes, Ethnie, Etat et rapports de pouvoir en Guinée-Bissau, p. 61-62.

[63] Paulo Freire, Antonio Faundez, Learning to Questions, p. 83.

[64] Carlos Lopes, Ethnie, Etat et rapports de pouvoir en Guinée-Bissau, p. 74

[65] CF. Carlos Lopes, Guinea Bissau, p. 61. Cet ouvrage est une traduction de l’original écrit en portugais. A. Cabral avait déjà attiré l’attention sur l’importance militante de cette couche (Unité et lutte, t 1, p. 143)

[66] Lars Rudebeck estime qu’en 1977, le soutien de la petite bourgeoisie urbaine au PAIGC est peu actif, d’où les appels fréquents de l’appareil du Parti à son activation.

[67] Carlos Lopes, Ethnie, Etat et rapports de pouvoir en Guinée-Bissau, p. 66

[68] Carlo Lopes, Guinea-Bissau, p. 183

[69] Reproduite dans Paulo Freire,  Der Lehrer ist Politiker und Künstler,p. 157-161

[70] Guinée-Bissau, Réinventer l’éducation, Document IDAC no 11/12, Grand-Saconnex, 1976, p. 12

[71] Carlos Lopes, Guinea-Bissau, p. 84. Voir aussi à la page suivante : « L’aspect le plus remarquable de l’héritage colonial à Bissau est celui de la mentalité de fonctionnaire. Cette mentalité était si puissante qu’elle fut victorieuse dans sa guerre contre ‘l’esprit de lutte’. La confrontation entre ces deux principes ne fut que superficielle et le second s’est rapidement adapté au premier. La bureaucratie imposa ses règles du jeu. » (notre traduction). Voir aussi Adréini et Lambert, La Guinée-Bissau. D’Amilcar Cabral à la reconstruction nationale, pp. 52 et 53

[72] Carlos Lopes, op. cit. pp. 116 et 117. Le même dans Ethnie, Etat et rapports de pouvoir en Guinée-Bissau, page 79 : « Au fil des mois, un constat s’imposait : les dirigeants avaient de plus en plus tendance à délaisser le travail militant au sien du Parti. Les instances directrices du PAIGC décidèrent en 1975 d’envoyer les ministres, certains hauts dirigeants, voire même le président, animer le débat au sein des comités de quartier de Bissau où les manques étaient apparents. En 1977, le Congrès du Parti […] accuse formellement certains dirigeants du Parti de ne pas répondre à leurs tâches militantes et parfois même de favoriser le népotisme, la corruption et le dirigisme. »

[73] Andréini et Lambert, La Guinée-Bissau. D’Amilcar Cabral à la reconstruction nationale. p. 52

[74] Pour un récit de la victoire des ministères sur le PAIGC, voir Joshua Forrest, « Guinea-Bissau since Independance : a décade of domestics power struggles »The Journal of Modern African Studies, no 25, 1 (1987), p. 97 et ss. J. Forrest met aussi en évidence l’autonomie du Ministère de l’économie et de la planification. Organigramme du pouvoir dans Carlos Lopes, Ethnie, Etat et rapports de pouvoir en Guinée-Bissau, Genève, IUED, 1983, p. 55

[75] Carlos Lopes, Guinea-Bissau, p. 86

[76] Carlos Lopes, Guinea-Bissau p. 87

[77] Un tableau plus détaillé des conflits dans le nouvel Etat se trouve dans Carlos Lopes, Ethnie, Etat et rapports de pouvoir en Guinée-Bissau, p. 59 à 80.

[78] René Dumont et Marie-France Mottin, L’Afrique étranglée, notent qu’au printemps de 1979, la petite bourgeoisie ne s’était nullement suicidée (p. 222).

[79] Moacir Gadotti, « Pédagogie de l’opprimé comme pédagogie de l’autonomie et de l’espoir », Les Cahiers des pédagogies radicales, no 1, Varia, Revue électronique, septembre 2019, pedaradicale.hypotheses.org, p. 14

[80] Les documents ultérieurement publiés par l’IDAC indiqueront le printemps 1973 comme date de parution des exemplaires ronéotypés de ce premier numéro de la série. Donc avant l’expérience d’alphabétisation en Guinée-Bissau.

[81] P. Freire, Pédagogie des opprimés, op. cit. p. 189

[82] ibid, p. 194 et ss.

[83] Georges Snyders. Où vont les pédagogies non-directives. Autorité du maître et liberté des élèves. Paris, PUF, 1974, 317 p. Nous avons utilisé la 4e édition de 1985. Voir le chapitre 2 : « Le marxisme peut-il inspirer la pédagogie ? »

[84] Voir sur cette campagne le compte-rendu détaillé de : Valerie Miller, Beetwen Struggle and Hope. The Nicaraguan Literacy Crusade. Bouler and London, Westview Press, 1985, 258 p. On lirai aussi le chapitre 12 « The 1980 Nicaraguan National Literacy Crusade » de Robert F. Arnove in National Literacy Campagne and Movements. Historical and Compartive Perspectives, ss la dir. de Robert J. Arnaove et Harvey J. Graff, New Brunswick and London, Transactions Publishers, 2008, 322 p.

[85] Paulo Freire, Antonio Faundez, Learning to Question. A Pedagogy of Liberation, New-York, Continuum, 1992, p. 75

[86] C’est surtout Antonio Faundez, riche de son expérience de São Tomé, qui soulignera le plus clairement cet aspect, lui qui dira qu’au Nicaragua, « nous avons été témoin de ce que j’appellerai une symbiose entre une révolution sociale et politique et une révolution culturelle et éducationnelle, car elles ont appris l’une de l’autre et se sont entraidées. » Paulo, Freire, Antonio Faundez, Learning to Question, p. 138. Plus bas, il constatera : « Nous confirmons qu’il est difficile d’obtenir un succès avec un programme d’alphabétisation ou de post-alphabétisation dans un pays où la volonté politique populaire de changement de la société n’existe pas. » (p.139)