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    François Ruffin, pour quelle gauche en somme ?

    Ruffin

    Lien publiée le 26 juillet 2024

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    https://www.contretemps.eu/francois-ruffin-quelle-gauche-somme-classes-populaires/

    Cela a beaucoup été dit à gauche : le résultat inattendu du 2nd tour des élections législatives a constitué à la fois un sursaut et un sursis, mais il ne suffira pas, loin de là, à faire reculer durablement l’extrême droite. Se pose donc la question cruciale : comment élargir le bloc social et électoral de la gauche afin de vaincre à la fois le macronisme et le lepénisme ?

    François Ruffin avance depuis quelques années des propositions, mais sont-elles convaincantes ? Paul Elek les discute dans cet article en montrant que, si le député de Picardie a raison de pointer l’enjeu crucial du vote populaire, les moyens ou solutions qu’il propose ont toutes les chances de manquer leur cible dans la mesure où il esquive la nécessité d’une bataille d’ensemble contre le racisme.

    ***

    « L’opportunisme « honnête » est peut-être le plus dangereux de tous » (F. Engels, Critique du projet de programme social-démocrate de 1891)

    Quelques jours avant le second tour des élections législatives, François Ruffin, en difficulté dans la 1ère circonscription de la Somme, faisait le choix de distribuer un tract dans lequel il mettait en scène sa rupture avec Jean-Luc Mélenchon. Un geste justifié par le fait que l’ancien candidat à la présidentielle représenterait un « boulet » et un « obstacle au vote » à gauche dans la Somme.

    Cela faisait quelque temps que cette pittoresque bromance réapparaissait inlassablement dans les médias dominants, à travers un étalage de désaccords assez improductif car rarement assis sur un propos dépassant la saillie médiatique. Trois jours après le résultat et sa réélection, le député de la Somme se livrait dans un entretien avec le journal Le Monde paru le 10 juillet 2024. Une occasion pour lui de consommer la rupture annoncée, et de préciser le contenu de ses divergences stratégiques.

    Au-delà de certains constats à la pertinence indéniable, les mots durs employés et les petites formules cinglantes dissimulent cependant mal l’absence de proposition politique globale de François Ruffin. Dans cet entretien, après avoir souligné les conséquences néfastes de la division de la gauche aux élections européennes, François Ruffin alerte sur l’état de « sursis » que représente le résultat des urnes : « Il y a un effet trompe-l’œil. Le mode d’élection, les institutions ont contenu la poussée du RN, mais la vague est puissante ».

    En effet, les désistements de second tour l’ont fortement défavorisé. Les plus de dix millions de voix qu’ont récolté le RN et ses alliés vont toutefois permettre de quasiment doubler leur présence au sein de l’Assemblée mais également d’empocher un pactole substantiel de près de 20 millions d’euros par an. En embuscade face à la situation potentielle d’une assemblée sans majorité, les coalisés de l’extrême droite ne manqueront pas de tenter de s’imposer à droite, en jouant la partition du parti de l’ordre contre l’instabilité institutionnelle. Le risque demeure.  

    François Ruffin en profite pour souligner : « Et 57 % des ouvriers ont voté pour le RN dès le premier tour. Perdre les ouvriers, c’est très grave pour la gauche : ce n’est pas seulement perdre des voix, c’est aussi perdre son âme ». En tenant compte de l’abstention de 46% des ouvriers selon une enquête IPSOS, ceux qui ont voté pour le RN représentent 30,78% du groupe. Un score, il est vrai, presque trois supérieur aux 11,34 % des ouvriers qui ont voté pour le Nouveau Front Populaire (soit 21% des suffrages ouvriers exprimés). Le déséquilibre semble même s’approfondir par rapport à l’élection présidentielle de 2022 où les candidatures de Marine Le Pen et de Jean-Luc Mélenchon avaient respectivement reçus 35% et 26% des suffrages ouvriers exprimés, pour une abstention ouvrière de l’ordre de 29%.

    L’enjeu du vote des classes populaires

    Comme toujours chez le député picard, sur la base d’un juste constat, une formule un peu excessive vient forcer le trait pour valider sa grille de lecture de la situation : l’ « âme » de la gauchesemble moins unilatérale dans son comportement qu’il le sous-entend et elle demeure surtout marquée par un retrait de la sphère électorale. Il serait aussi légitime de se demander si les ouvriers, qui représentent aujourd’hui 20% de la population active (soit 5,3 millions d’individus), peuvent continuer à représenter à eux seuls son âme quand les employés représentent 26,2% de l’emploi (soit 7,256 millions de personnes) et un contingent important des classes populaires.

    Reste que le vote ouvrier pour l’extrême droite apparaît ancré et moins volatile que le vote ouvrier (existant) en faveur de la gauche de rupture, quand bien même la France Insoumise, comme d’autres à gauche, est loin d’être absente dans les mobilisations ouvrières (on l’a vu en particulier lors du mouvement contre la réforme des retraites).    

    François Ruffin évoque ensuite son livre Je vous écris du front de la Somme[1] qui proposait, au sortir de l’élection présidentielle de 2022, une explication de ce qu’il estime être une domination du RN sur la gauche « hors Paris, hors grande couronne, hors métropoles ».[2] Face à ce qu’il considérait à l’époque comme une absence de réaction de la FI quant à sa moindre force dans certains territoires ruraux ou périurbains, il n’hésitait pas alors à dénoncer un « parfum d’abandon. Comme des justifications, morales, intellectuelles, de l’abandon »[3].

    Une douce petite musique qui vient malheureusement valider le lieu commun médiatique sur des classes populaires qui auraient déserté entièrement et définitivement la gauche au point que celle-ci ne représenterait plus aujourd’hui que des privilégiés. Et François Ruffin de continuer à propos du Nord et du Pas-de-Calais : « Voilà les terres, les esprits, qui seraient désormais, intrinsèquement, ou définitivement « fachos ». Ces jugements signent surtout notre renoncement ».

    Difficile de savoir ici qui aurait prononcé de tels jugements ou renoncé  à recevoir un soutien populaire venant des petites villes ou des campagnes, notamment sur le plan électoral ! À ceux qui lui ont cependant répondu qu’il participait à réifier la campagne ou les réalités des villes petites et moyennes, il ironisait alors sur son manque de capacité à trouver les bons termes, esquivant la discussion par des déclarations volontaristes en se demandant s’il fallait « ergoter sur la « complexité du monde social », ou se retrousser les manches ? »[4].   

    De fait, aux côtés de constats très aiguisés comme par exemple celui sur les effets de la désindustrialisation, le livre frappe souvent par son absence de finesse. C’est le cas lorsqu’il est déclaré de but en blanc que le bloc historique de gauche est « traversé d’un double divorce : l’un, entre classes intermédiaires et classes populaires. L’autre, interne aux classes populaires, entre enfants d’immigrés dans les quartiers et « blancs » des Frances périphériques ».

    Le bloc électoral de gauche qui s’était concentré en 2022 sur la candidature de Jean-Luc Mélenchon est pourtant un conglomérat hétérogène qui épouse l’ensemble de la structure sociale et recrute aussi bien chez les classes intermédiaires que les classes populaires[5], comme c’était déjà le cas en 2017[6]. Quant au qualificatif de « divorce » pour désigner la fracture entre différents segments populaires, il révèle le refus obstiné de François Ruffin de nommer un de ses fondements : le racisme. 

    La gauche peut-elle esquiver la question du racisme ?

    François Ruffin reconnaît bien qu’il existe des « racistes qui s’en cachent ou pas » et autres « nostalgiques de la France blanche et chrétienne » précisant qu’il est « inutile de s’échiner à [les] convaincre : il faut juste les battre ». Or, reconnaître ce racisme identitaire, typique des petites classes moyennes qui constituent la colonne vertébrale du parti d’extrême droite (et du « FN du Sud »)[7] n’exonère pas d’adopter un regard critique sur la xénophobie spécifique de certaines franges des classes populaires.  

    Pourtant, François Ruffin persiste à entrevoir des « fachés mais pas fachos » qu’il veut « retrouver par l’égalité »[8] bien que l’existence de ce triangle des Bermudes électoral résiste assez mal à l’examen des déterminants du vote RN récoltés sur la base de l’autodéclaration de ses partisans.Il identifie néanmoins un des obstacles au vote à gauche chez certaines catégories populaires : l’adhésion au mythe de l’assistanat. François Ruffin décrit le ressentiment qu’ils dirigent vers des populations précaires, parfois allocataires d’aides sociales plutôt que vers les classes les plus favorisées et un grand patronat dont la présence s’est effacée sur le territoire.

    Une réalité bien documentée qu’Olivier Schwartz avait nommée « conscience triangulaire », ce « sentiment d’être non pas seulement soumis à une pression venant du haut, mais aussi à une pression venant du bas, venant de plus bas qu’eux »[9]. Si François Ruffin propose avec raison d’organiser la distribution d’aides sociales sur une base universelle et non conditionnelle, il semble échouer à comprendre que le « divorce » raciste entre classes populaires n’est pas étranger au succès que peut obtenir la rhétorique de l’ « assistanat » dans une large frange des salariés.  

    Comment ne pas constater que l’extrême droite et la droite ont bataillé pendant des années pour organiser une équivalence sémantique entre assistés et immigrés (ou assimilés) et que c’est sur socle que vient se cristalliser la proposition de préférence nationale, déclinée pour toutes les aides sociales ou même pour l’attribution des logements HLM par Marine Le Pen et Jordan Bardella.

    François Ruffin fait, lui, semblant de croire que lorsque ses enquêtés parlent de « cas sociaux », ils ne désignent pas les « enfants d’immigrés » dont il parle. Certes l’étiquette de « cas soc’s » n’est pas entièrement absorbée par la « racialisation de « l’assistanat » »[10], comme le remarque François Ruffin en notant l’utilisation par un de ses enquêtés des expressions de « cas soc’ Lensois » ou « parisiens »[11]. Cependant, la sous-estimation de cette réalité est frappante dans ses écrits et ses interventions dans le débat public.

    Cette volonté d’esquiver la question épineuse de la fracture raciste au sein des classes populaires se matérialise d’ailleurs jusque dans son action politique par sa notable absence lors des grandes mobilisations antiracistes de ces dernières années[12], de la manifestation du 10 novembre 2019 contre l’islamophobie aux luttes contre les crimes policiers, et sa prise de distance par rapport à des propos jugés trop clivants comme ceux sur les crimes policiers lorsqu’ils concernent directement les habitants des « quartiers populaires ».

    Le combat notamment contre l’islamophobie est pourtant également un enjeu central de l’unité de la classe travailleuse. Alors que la France Insoumise a été accusée violemment par ses détracteurs d’être à la recherche d’un « vote communautaire » ou d’un « vote musulman », plusieursétudes montrent en réalité que « le survote musulman en faveur de Mélenchon semble être le résultat d’un positionnement politique lié à une histoire de discrimination raciale qui ne peut être comprise indépendamment de la domination économique ».[13]

    Deux ans après et deux scrutins (européen et législatif) plus tard, interrogé dans Le Monde sur ceux qui l’accusent de « passer sous silence le racisme sous-jacent du vote RN », il se contente d’évoquer un « laïus » antiraciste d’une banalité confondante : « Lutter contre le racisme, c’est pour moi une bataille de tous les jours, pas théorique. C’est mon laïus, mille fois répété :  »Devant la justice, la police, la santé, l’éducation, qu’importe notre religion, notre couleur de peau, nous devons être tous et toutes égaux » ».

    Pas un mot d’analyse sur les politiques racistes menées de concert par le bloc macroniste et toutes les nuances de la droite, ni d’ailleurs sur les politiques qu’il s’agirait de mener pour que l’égalité passe de la loi au fait. Le racisme apparaît presque toujours comme anecdotique pour François Ruffin et ce déni de la profondeur de la fracture et des inégalités raciales au sein de la société française continue de miner sa capacité d’analyse.

    LFI aurait succombé à la vision Terra Nova ?

    Preuve en est : il accuse ensuite la FI d’avoir adopté la stratégie proposée à la gauche pour l’élection présidentielle de 2012 par un rapport du think tank Terra Nova : « Depuis deux ans, LFI, c’est la stratégie Terra Nova avec le ton du Nouveau Parti anticapitaliste ». Outre le mépris à l’égard de l’organisation anticapitaliste, comme l’a montré Maud Royer, c’est pourtant François Ruffin qui partage certaines représentations de ce think tank qui a défrayé la chronique à gauche.

    La rapport Terra Nova clamait par exemple que la gauche devait attirer le vote des femmes, des jeunes ou des « minorités » pour compenser la diminution de la place ou de la participation politique de la classe ouvrière blanche qui avait historiquement porté la gauche. Il proposait de partir de propositions centrées sur les « valeurs » de ces publics pour les conquérir,par opposition au combat social historique de la gauche, feignant d’ignorer que ces personnes appartiennent pour l’essentiel au salariat et en connaissent une expérience marquée justement par des discriminations spécifiques.

    François Ruffin pense-t-il autrement lorsqu’il écrit : « Maintenant, le temps court de la campagne est fini, et nous devons prendre au sérieux son « faire mieux », lancé au soir de notre défaite. « Faire mieux », pour ne pas qu’à l’instar des Etats-Unis, hors minorités, « les pauvres votent à droite » comme le résume l’historien et journaliste américain Thomas Frank. (…) Sans perdre Amiens-Nord, cela va de soi. Sans négliger les quartiers, les jeunes, les métropoles »[14] ?

    Ces « minorités », rarement conçues par lui comme des travailleurs sont pourtant une part essentielle de la classe laborieuse, souvent aux avant-postes de secteurs où l’exploitation se fait particulièrement violente (nettoyage et propreté, travailleurs des plateformes, employés prolétarisés de la logistique, restauration, garde d’enfants, etc.).

    Quant à la stratégie de la FI, elle s’organise à partir d’une remise en cause de l’agenda socio-économique du néolibéralisme comme l’illustrent les procès médiatiques récurrents qui l’accusent de vouloir de concert, ruiner le pays et détruire l’économie française. Sa vision politique et combative du racisme ou de la défense des droits LGBTQI s’organise, elle, a contrario de l’invitation de Terra Nova d’en faire des combats de « valeurs » autour d’une vision morale et consensuelle.

    Ramener la « valeur travail » à gauche ?

    Certes, il serait injuste d’avancer que François Ruffin ne s’est pas illustré dans le combat pour la redirection de la colère vers « ceux d’en haut » plutôt que « ceux d’en bas ». La lutte entre travail et Capital parcourt toutes ses réalisations, à commencer par son film Merci Patron ! qui en proposait une illustration originale, aux côtés de ses prises de paroles enflammées à l’Assemblée nationale qui lui valurent plus d’une sanction. Cette émergence tonitruante dans l’enceinte parlementaire avait d’ailleurs fait sa notoriété et lui avait accordé la sympathie de nombreux segments populaires. François Ruffin avait même théorisé en 2017 ce rôle de député « porte-voix de la parole populaire », une vision délégataire de la lutte qui ne l’a jamais quittée.

    Dans son livre sur le front de la Somme, François Ruffin tire le bilan des périodes de confinement et esquisse un tableau précis des maux qui touchent les « travailleurs essentiels » selon le mot de l’économiste Christine Erhel[15] : précarisation, sous-emploi, faible niveau de salaire, surexposition aux risques professionnels. Il s’inquiète également du sort du « continent grossissant » que constituent les millions d’auto-entrepreneurs au statut « moins protecteur que l’intérim ! »[16].

    Mais c’est au carrefour de sa dénégation de l’affect raciste  derrière le vote RN et de son souhait de ramener « la valeur travail à gauche » que François Ruffin fait fausse route. Car c’est bien l’éthique méritocratique de la valeur travail qui ancre l’adhésion de certains milieux populaires au mythe de l’assistanat qu’il veut combattre ! Et c’est cette incorporation par des segments populaires de la vision petite-bourgeoise d’une réussite sociale individuelle par le travail, qui facilite la pénétration du racisme : la proposition du RN de sacrifier les « étrangers » (au sens très large que prend ce terme dans la rhétorique d’extrême droite) au profit des « vrais Français » s’avère en effet plus efficace ou plus concevable pour beaucoup que celle de la gauche d’assurer un partage des richesses plus égalitaire en prenant aux classes possédantes.    

    Dans l’entretien pour Le Monde, dépourvu de cette clef de lecture essentielle, le député d’Amiens ne semble pas comprendre comment sa popularité auprès de certains électeurs ne se solde pas par un vote à gauche : « C’était presque comique : les gens me disaient « on adore tes discours, c’est formidable », « attends, j’appelle ma femme, on va faire un selfie », et à la fin, contre Macron et Mélenchon, ils votaient Bardella ! ». Un phénomène assez similaire à celui décrit par Stéphanie Maurice dans un article pour Libération consacré à la défaite de Fabien Roussel face au RN dans la 20e circonscription du Nord : le respect et la sympathie pour l’élu de terrain ne font pas adhésion à un projet de gauche bien qu’ils puissent éventuellement s’exprimer localement, et par intermittence, par un vote.

    Comme son confrère communiste du Nord, François Ruffin désigne comme responsable Jean-Luc Mélenchon. Puis, c’est le règlement de compte où il s’abaisse à dire que la stratégie de la FI est fondée sur la volonté unique de faire élire ses cadres dans les « meilleures circonscriptions », et affirme même avoir regagné des « centaines de voix » une fois avoir « coupé la corde avec Mélenchon ». Peut-être pourrait-il admettre qu’il a bénéficié au second tour du vote barrage comme beaucoup d’autres élus, bien qu’il soit l’un des rares à avoir affiché des membres de la coalition macronienne sur son matériel électoral. La photo et le mot de François Bayrou et son petit mot de soutien hanteront celles et ceux qui ont cru en la singularité de son personnage sympathique, loin des combines politiciennes. 

    Comment élargir le bloc de gauche ?

    Quant à la suite à donner à l’engagement à gauche qu’il propose, ses contours restent assez flous. Il déclare ainsi : « Il nous faut désormais une force, un parti, une coopérative politique, j’en ignore la forme exacte, mais qui porte une gauche populaire qui nous a manqué, une gauche de la décence et du bon sens, une gauche généreuse et joyeuse. Une gauche qui transforme la colère en espérance » et persiste dans sa vision hémiplégique d’une gauche qui existerait sans fondement populaire. Nul ne sait si son appel au « bon sens » est un clin d’œil à l’« apaisement » qu’il prône depuis sa revendication de l’étiquette social-démocrate, ou s’il s’agit d’une énième petite pique pour ses anciens camarades.

    Chez François Ruffin, les prises de positions publiques sont souvent destinées à imposer sa démarche personnelle face au travail collectif à gauche. Or, certaines de ses bonnes intuitions finissent alors par souffrir de ce jeu personnel – et du goût pour les « bons mots » sans analyse de fond (« les tours et les bourgs »…) – au lieu d’ouvrir des perspectives nécessaires de débats. Son refus catégorique de s’affronter à la question du racisme continue aussi de faire tourner en rond sa réflexion stratégique.

    Personne n’a intérêt à voir le RN se renforcer face à une gauche isolée ou absente dans les « campagnes en déclin » décrites par Benoît Coquard[17] ou les petites villes. La réflexion stratégique sur l’élargissement du bloc social et politique de gauche doit sortir de l’ornière dans laquelle s’est engagée le débat sur l’alliance « des tours et des bourgs » pour trouver de nouvelles réponses politiques à même de briser la conscience triangulaire de certains milieux populaires et le pacte raciste du RN.

    Ce dernier bénéficie en plus, au-delà de la montée des concurrences et des incertitudes, d’une puissante libération de la parole raciste qui puise dans la psyché coloniale de la société française pour diffuser le venin de sa nécropolitique. Pour que l’objectif de réunification de la classe laborieuse ne persiste pas comme un sujet de division stérile, la gauche ne peut plus se contenter de marteler sa proposition de progrès social (semaine de 32 heures, retraite à 60 ans, augmentation du Smic) et d’un retour des services publics.

    Si juste qu’il soit, ce discours ne semble pas ébranler la subjectivité d’une partie des classes populaires et de certains ouvriers dont le mode de vie s’organise notamment autour de la « promotion sociale » que représente l’installation en zone pavillonnaire loin des « quartiers populaires »[18]. Céder à la pression xénophobe en atténuant la proposition antiraciste n’y fait rien non plus et tend plutôt à faire dérailler les partisans de cette tactique sur le terrain réactionnaire, le plus souvent sous les habits d’un souverainisme ambigu ou d’une critique du « wokisme ».

    Face à l’effondrement de la conscience de classe liée aux mutations des structures et des formes d’emploi ainsi qu’au recul des organisations historiques du mouvement ouvrier, nous buttons inlassablement au plan électoral sur l’enjeu stratégique suivant : comment remobiliser durablement le contingent des abstentionnistes disponibles pour soutenir un projet de rupture, et dans le même temps lutter contre le racisme qui gangrène des pans entiers du salariat ? À cet égard, le ruffinisme est une impasse.

    *

    Photographie de Martin Noda / Hans Lucas / Photothèque rouge.

    Notes

    [1] François Ruffin, Je vous écris du front de la Somme, Editions Les liens qui libèrent, 2022

    [2] Ibid, p.17

    [3] Ibid, p.17-18

    [4] Ibid, p.20

    [5] Quantité critique, Trois conglomérats pour une élection. Les bases sociales de l’espace politique en 2022, https://qcritique.hypotheses.org/379 

    [6] « Collectif Focale – Votes populaires ! Les bases sociales de la polarisation électorale dans la présidentielle de 2017. – Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2022.

    [7] Arnaud Huc, « FN du Nord contre FN du Sud ? Analyse sociogéographique des électorats Le Pen en 2017 », Revue française de science politique, vol. 69, no. 2, 2019,

    [8] François Ruffin, op., cit., p.45

    [9] Olivier Schwartz, Vivons-nous encore dans une société de classes ? Trois remarques sur la société française contemporaine, 22 septembre 2009 : https://laviedesidees.fr/Vivons-nous-encore-dans-une  

    [10] Félicien Faury, Des électeurs ordinaires, Enquête sur la normalisation de l’extrême droite, Editions du Seuil, mai 2024

    [11] François Ruffin, op., cit., p.29

    [12] L’on peut penser à la marche contre l’islamophobie en 2019, mais également son manque de soutien à Assa Traoré dans son combat pour faire reconnaître la responsabilité des policiers impliqués dans la mort de son frère.

    [13] Collectif Quantité Critique, Y a-t-il un vote communautaire des musulman·es ?

    [14] François Ruffin, op., cit., p.24

    [15] « Les métiers de “deuxième ligne” de la crise Covid-19 » : quelles conditions de travail et d’emploi dans le secteur privé ? 

    [16] François Ruffin, op., cit., p.85-86

    [17] Benoît Coquard, Ceux qui restent, Faire sa vie dans les campagnes en déclin, La Découverte, 2019

    [18] Violaine Girard, Le vote FN au village, trajectoires de ménages populaires du périurbain, Editions du croquant, 2017, p.92