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Impérialisme, technique et planification : l’hypothèse du machinisme d’État ?
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://www.contretemps.eu/imperialisme-technique-planification-machinisme-etat-serfati/
Analyser les rapports de pouvoir inscrit notamment dans les guerres (re)devient un sujet essentiel pour comprendre la dynamique des sociétés contemporaines en raison d’une double actualité : internationale et scientifique.
La guerre en Ukraine et le génocide en cours dans la bande de Gaza remettent sur le devant de la scène le fait que les pays européens sont pris dans et participent à une dynamique guerrière sur leur propre sol d’une part, et d’autre part qu’il existe un deux poids deux mesures dans la légitimité d’un peuple à se défendre. Comment interpréter ces phénomènes ? Claude Serfati, dans son ouvrage Un monde en guerres (2024), délivre une grille de lecture permettant de saisir ces dynamiques régionales et mondiales.
Les termes « monde » et « guerres » doivent être pris au sérieux pour comprendre l’orientation de l’ouvrage. Depuis la chute de l’URSS en 1991, l’interdépendance et la connexion des pays se sont renforcées. Seulement, loin d’avoir engendré une « mondialisation heureuse » comme l’annonçaient les libéraux, à la fois les conflits armés sont en hausse ainsi que le nombre de types de conflits : politiques, sociaux et environnementaux.
Le titre de l’ouvrage doit dès lors se comprendre comme la proposition théorique de mettre en relation les conflits sous toutes leurs formes et notre monde ; un monde davantage connecté, certes, mais qui reste hiérarchisé avec à son centre le « bloc transatlantique » dans lequel se trouvent notamment l’Union européenne, Israël, et les États-Unis qui assurent le rôle de pays dominant.
De plus, au sein même de ce bloc, des changements de grande ampleur ont cours, notamment au sein de l’Union européenne où la question d’une défense communautaire est de plus en plus portée par celle-ci et est soutenue par des pays tels que la France, par la voix de E. Macron, qui a plaidé pour une « défense européenne crédible » lors de son discours à la Sorbonne le 25 avril 2024. La montée en puissance de la Chine est un élément supplémentaire qui interroge la dynamique mondiale sur le plan politique et économique.
L’ouvrage un monde en guerres de Serfati dénote dans le paysage hétérodoxe français. Si cet ouvrage s’inscrit dans une série de travaux propres à l’auteur et constitue le fruit de trente ans de recherches, comme le précise la quatrième page de couverture – ce qui ne laisse pas indifférent et génère un sentiment d’humilité au moment de l’écriture de ce texte –, sur la question du rapport entre l’État et le système militaro-industriel, les économistes hétérodoxes ne se sont que peu emparé·es de cette question ces dernières années/décennies.
Il existe bien sûr la sous-discipline de l’économie politique internationale, mais celle-ci s’est davantage ancrée dans le monde anglo-saxon que dans le paysage francophone, bien qu’il existe des travaux s’y inscrivant (Bürbaumer, 2024 ; Graz, 2019). La centralité des conflits armés a toutefois été soulignée par Boyer (2015) qui mentionne les ruptures au sein des modes de régulation engendrées par les deux guerres mondiales. Loin d’être seulement un moment de destruction, ce dernier auteur reconnaît les effets des conflits militaires sur le changement institutionnel. Malgré les effets structurants des guerres, tels que la généralisation du salaire indirect avec la Sécurité sociale en France (Da Silva, 2022), Boyer (2015, pp. 286) admet également que ce thème est généralement « sous-estimé ou ignoré ».
Le récent manuel régulationniste, Le nouvel état des savoirs, ne s’est pas emparé de cette question et l’a passée sous silence (Boyer et al., 2023). Si la question du conflit est abordée, elle ne l’est principalement que par le biais du conflit entre groupes sociaux qui conduit à la formation de compromis institutionnalisés, ou à la constitution d’un bloc social dominant qui définit les politiques publiques (Amable & Palombarini, 2018).
De ce point de vue, à travers les 354 pages structurées en 4 chapitres, l’ouvrage réussit le tour de force de conjuguer une compréhension du réel et des divers conflits géopolitiques contemporains à l’aide d’un cadre d’analyse marxiste reliant État, système international et dynamique du capital.
Le premier chapitre, « La guerre à la nature, humanité comprise », met en avant la relation existante entre les guerres et les ressources naturelles dans le cadre de l’urgence climatique. En s’appuyant sur Engels, Serfati ajoute une dimension négligée du capitalisme : il est aussi un mode d’extermination tant pour les classes laborieuses que pour le métabolisme environnemental.
Dans cette perspective et selon les théories de l’impérialisme, le politique et l’économique s’entremêlent et conduisent à une extension territoriale ou de la sphère d’influence des États et/ou du capital, afin notamment d’obtenir les ressources naturelles nécessaires à la production et pour trouver des débouchés aux marchandises. Serfati signale qu’étant donné que la transition énergétique ne s’est pas affranchie du capitalisme, comme la stratégie de la croissance verte de l’Union européenne l’illustre, une forme d’impérialisme environnemental se déploie à l’échelle mondiale.
Le deuxième chapitre, « Les ambitions dominatrices de l’Union européenne », est consacré spécifiquement à la construction européenne. Si l’UE est intégrée dans le bloc transatlantique sous domination états-unienne, elle a des prétentions impériales. Il s’agit d’un autre apport de l’ouvrage : la construction européenne n’est pas simplement la mise en commun de ressources et l’unification de politiques économiques, il s’agit d’une entité politique qui, par sa position centrale dans l’économie internationale, cherche à reproduire celle-ci.
Ainsi, l’ouvrage de Serfati s’inscrit dans des travaux relativement récents qui relient les rapports (néo)coloniaux entre la construction européenne et notamment les pays africains (Hansen & Jonsson, 2022), complétant d’autres contributions qui se limitent aux États-nations pour comprendre les relations coloniales et néocoloniales postcoloniales dans l’histoire européenne (Cogneau, 2023), ces contributions faisant ainsi l’impasse sur une partie significative du problème.
Le troisième chapitre, « Chine-Etats-Unis, un choc d’impérialismes », soutient une thèse forte, mais convaincante, selon laquelle le conflit entre ces deux superpuissances fait davantage écho à la période précédant la Seconde Guerre mondiale qu’à la Guerre froide. En effet, tout comme les puissances impérialistes européennes qui étaient en concurrence les unes contre les autres, ni les États-Unis ni la Chine ne se contentent du statu quo.
D’un côté, les États-Unis refusent d’abandonner leur place de première puissance mondiale sur le plan économique et politique ; et de l’autre, la Chine conteste la structuration de l’ordre international forgé par les États-Unis peu avant ou après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Contrairement à ce qu’avançaient les théoriciens libéraux de l’interdépendance, les liens économiques tissés entre la Chine et les États-Unis n’ont pas abouti à une situation pacifiée entre ces deux puissances. À l’inverse, les sanctions économiques entre ces deux pays pleuvent et les dépenses militaires se multiplient.
Le dernier chapitre, « L’intelligence artificielle au cœur de l’ordre militaro-sécuritaire », quant à lui, propose d’interroger la rupture technologique engendrée par l’IA et les conséquences sur le système militaro-industriel (SMI). En tant que « technologie de portée générale », au même titre que la vapeur, l’électricité et l’informatique, Serfati avance que l’IA a des effets structurants dans les secteurs civils et militaires. En effet, elle « transform[e] simultanément les données en source d’accumulation de profits, [elle] renforc[e] le pouvoir sécuritaire des États et [elle] introdui[t] de nouvelles formes de guerre grâce à [son] utilisation par les militaires » (p. 256).
Le cœur de l’ouvrage pourrait se résumer par l’intitulé d’une des sous-parties du livre : la mondialisation armée. Ce dernier terme comprend en réalité non pas seulement la dynamique militaire des États, mais aussi celle du capital. Comme le rappelait Chesnais (2013), Marx écrivait dès les Grundrisse que « la tendance à créer le marché mondial est immédiatement donnée dans le concept de capital ». La colonisation européenne et la dissémination de la logique du capital au niveau mondial, notamment dans les Amériques (Laurent, 2024 ; Pinsard, 2024), procèdent de l’exploitation des travailleurs (sous la forme contrainte ou formellement libre) et des ressources dans la perspective de réaliser du profit, comme démontré par Serfati dans l’ouvrage.
Cette mondialisation ne s’est pas faite sans les États et sans leur capacité militaire, bien au contraire (Bihr, 2018) ; d’emblée, la question militaire, celle de l’Etat, des relations internationales et du capital sont entremêlées et constituent le substrat de la mondialisation (armée). De ce fait, CS critique habilement les défenseurs de la « mondialisation heureuse » et les apôtres du « doux commerce ». Le chapitre sur la relation Chine-Etats-Unis semble en effet enfoncer définitivement le clou dans le cercueil des théories libérales de l’interdépendance.
Le changement climatique change-t-il quelque chose dans le rapport des États et du capital à l’environnement ? Il n’en est rien. Pis, désormais, le niveau technologique des États est plus avancé leur permettant d’instrumentaliser la question environnementale à des fins impérialistes, mais sous des formes différentes de celles du XIXe siècle où la force armée était directement utilisée pour accaparer les ressources dans les pays colonisés ; la force a été remplacée « par les contraintes exercées par les marchés » (p. 86).
Est-ce à dire que la conflictualité au niveau mondial s’est réduite ? C’est précisément l’inverse. Depuis les années 2000, le nombre de conflits est en hausse et le nombre de mots atteint des sommets inégalés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale (p. 85). Cette dynamique macabre est en partie attribuable aux conflits liés aux ressources naturelles : « au moins 40% des guerres dites intra-étatiques qui ont eu lieu depuis les années 1950 sont imputables aux ressources naturelles ». L’« impérialisme environnemental qui s’annonce » (p. 98) se fera de plus en plus prégnant, selon CS, à mesure que les ressources vont se tarir et que le changement climatique va s’accélérer.
Si l’ouvrage permet de poser un cadre analytique intéressant, il me semble qu’une théorisation plus poussée aurait permis de cerner plus précisément les dynamiques historiques à l’œuvre. La discussion qui va suivre va aller dans ce sens à partir de trois axes.
Le premier portera sur les rapports indirects des puissances impérialistes. Il soulignera que prendre en compte le rapport de ces puissances à la (semi)périphérie aurait permis d’avoir une vision globale sur la manière dont les tensions grandissent entre ces puissances. Le deuxième questionnera où l’IA a produit des ruptures et soutiendra que c’est au sein de l’État que celles-ci s’effectuent. C’est à cette occasion que je développerai l’hypothèse de « machinisme d’État ». Enfin, après avoir présenté le concept de « mode d’extermination » d’Engels, le dernier axe questionnera la façon dont ce mode s’articule avec le mode de production et en quoi le machinisme d’État ouvre la voie à une utilisation massive de données dans la production non marchande pouvant représenter une opportunité pour la planification écologique.
Des chaînons manquants pour une interprétation globale : les rapports indirects des puissances impérialistes
Si l’ouvrage propose une grille de lecture convaincante sur la guerre commerciale que se livrent les États-Unis et la Chine et qui devrait en réalité être comprise comme l’aiguisement de la conflictualité de puissances impérialistes, il me semble que des éléments d’analyse manquent pour offrir une vision globale et systématique de l’articulation entre État, système international et capital – articulation qui est le but recherché de l’ouvrage.
Serfati partage le point de vue que le terrain de jeu du capital est mondial depuis son émergence, faisant notamment écho aux travaux de Bihr (2019). Mais loin de conduire à la disparition des États-nations, le capital s’appuie sur la fragmentation du pouvoir politique et sur les politiques économiques mises en place par les États comme unité de ce pouvoir. Toutefois, il me semble qu’il aurait été intéressant de montrer la structuration des échanges et vers quels secteurs de l’économie s’orientent les investissements directs à l’étranger (IDE), afin de rendre plus concrète l’interdépendance entre les pays mentionnés dans l’ouvrage.
Quelles sont les formes concrètes du développement inégal et combiné, concept cher à l’auteur, au cours de l’histoire contemporaine ? Quelles sont les stratégies définies par les puissances impérialistes et leurs conséquences pour le capital ? Autrement dit, quelle est la géographie de l’accumulation du capital au niveau mondial (Parron, 2022) ? La production d’espaces différenciés et connectés dont tire profit le capital est rapidement mentionnée à travers les travaux de H. Lefebvre (Brenner & Elden, 2009), mais sans que cela conduise à une systématisation de cette approche.
Si l’on prend au sérieux la thèse de l’ouvrage selon laquelle le rapport Etats-Unis-Chine est une réactualisation de la concurrence de puissances impérialistes à l’image des États européens précédant et entre les deux guerres mondiales, alors certainement il aurait fallu saisir la relation de ces États avec les zones périphériques. Excepté quelques passages qui abordent le phénomène de reprimarisation des économies latino-américaines au tournant des années 2000 suite à la demande chinoise (Svampa, 2015), l’ouvrage se concentre essentiellement sur les rapports directs entre les grandes puissances.
Il me semble qu’il aurait été intéressant de creuser davantage les relations indirectes entre ces grandes puissances par le médium des économies périphériques ou semi-périphériques, afin de comprendre plus en détail les tensions grandissantes à l’échelle mondiale. Avant et entre les deux guerres mondiales, la conflictualité impérialiste des États européens s’est aiguisée à travers les possessions coloniales, et donc dans des zones périphériques, notamment pour mettre la main sur les ressources naturelles nécessaires au fonctionnement de la production capitaliste et pour trouver des débouchés en plus grand nombre à des marchés européens saturés.
La thèse de la réactualisation de cette forme de rapports impérialistes entre les États-Unis, l’Union européenne et la Chine aurait ainsi pu être étoffée en orientant la focale sur leur relation avec les zones périphériques ou semi-périphériques. Quelles sont les dynamiques de projection dans les économies (semi)périphériques des États impérialistes ou, à l’inverse, leur stratégie pour garder la main mise sur ces territoires ?
Le cas de l’Amérique latine est de ce point de vue éclairant. Depuis 2016, et la rédaction du livre blanc par le Parti communiste chinois, l’Amérique latine et plus précisément l’Amérique du Sud est explicitement une zone prioritaire pour la Chine. Laufer (2021) qualifie les relations récentes sino-latino-américaines de « consensus des infrastructures ». En effet, les entreprises chinoises investissent massivement dans les pays d’Amérique du Sud dans des secteurs spécifiques tels que l’énergie, les transports et les mines.
La destination des IDE chinois vers ces secteurs se comprend notamment comme le moyen pour la Chine d’écouler sa surproduction, notamment d’acier, et de réinjecter les capitaux obtenus à l’aide d’une balance commerciale excédentaire, et comme le moyen de sécuriser l’approvisionnement en énergie et minéraux en Chine vers les secteurs dépendants de leur importation. Nous recouvrons ici une relation classique de centre/périphérie avec des échanges inégaux dans une zone qui a longtemps été et qui est toujours considérée par les États-Unis comme leur arrière-cour. La réaction états-unienne à cette projection chinoise a été d’intensifier les échanges commerciaux et d’accroitre les IDE à destination des pays latino-américains, renforçant la concurrence du capital chinois et états-unien (Roy, 2023).
Bien que faisant partie du bloc transatlantique sous domination états-unienne, l’Union européenne joue sa propre participation. À la suite du lancement des « nouvelles routes de la soie » (Belt and Road Initiative) en 2013, l’UE s’est dernièrement dotée du plan Global Gateway Initiative pour répondre à cette percée chinoise. Entre 2021 et 2027, l’UE prévoit de dépenser 300 milliards d’euros pour développer ou resserrer les liens parfois distendus de pays faisant partie de la zone d’influence de ses États membres.
Il n’est ainsi pas surprenant que la moitié de ce fond soit consacrée à l’Afrique, au moment où précisément les IDE chinois contestent la domination européenne, et en particulier celle de la France, dans ce continent – tout comme d’ailleurs la présence militaire chinoise et russe dans un autre registre. La participation européenne s’inscrit néanmoins dans une réponse plus large des pays membres du G7 menée par les États-Unis à travers le programme Build Back Better World. Ce programme, lancé en 2021, qui crée un fond de 600 milliards d’euros, est la réponse du bloc transatlantique pour contrer explicitement les nouvelles routes de la soie via des projets d’infrastructures dans des pays à moyens et faibles revenus.
Enfin, le cas de Taïwan est ici exemplaire comme territoire pris en étau entre les deux superpuissances que sont les États-Unis et la Chine. Comprendre la géographie de l’accumulation du capital en intégrant davantage dans l’analyse les pays périphériques pour saisir les relations de pouvoir indirect entre les pays du centre aurait certainement donné encore plus d’ampleur à cet ouvrage ; ainsi, ce dernier serait allé plus loin dans la compréhension du monde en guerres.
Toujours est-il que Serfati dresse le cadre intellectuel dans lequel les relations entre les États devraient être pensées d’une part, et d’autre part dans lequel les innovations technologiques devraient être appréhendées. La deuxième partie de la discussion abordera l’intelligence artificielle (IA) dans ce cadre, soit une concurrence accrue des rivalités impérialistes, et examinera les ruptures (éventuelles) que cette technologie génère.
L’IA : une technologie de rupture ? Où ça ? L’hypothèse du machinisme d’État
Serfati consacre un chapitre entier à la question de l’intelligence artificielle (IA). L’économie numérique est en effet devenue un secteur stratégique. A ce titre, l’Union européenne, par la voie du Conseil européen, a adopté en 2022 des règles communautaires harmonisant les pratiques liées à l’IA dans l’optique de favoriser les leviers de croissance que ce secteur est censé apporter.
Tout comme le moteur à vapeur, l’électricité et l’informatique, l’IA serait une technologie de rupture dont les utilisations sont multiples : transformation des données en profit pour les firmes du numérique, capacité de surveillance plus forte des États, et intégration de cette technologie à des fins militaires. Il convient donc d’interroger les effets de l’IA sur le plan de l’accumulation du capital et de l’organisation du travail (i) ; sur sa relation avec les systèmes militaro-industriels (SMI) qui participent directement à la reproduction de l’ordre international (ii) ; et, enfin, sur les relations entre l’État et la technique (iii).
(i) Sans suivre l’hypothèse de rupture de l’économie numérique avec le capitalisme (Durand, 2020), Serfati conçoit l’IA, en tant que technologie originellement de ce secteur, comme une force motrice qui entremêle les intérêts des grands groupes du numérique de ceux des États à travers une surveillance généralisée : « les développements de l’IA conduisent les grands groupes et les gouvernements à tisser des liens solides autour de la surveillance des masses » (p. 291).
Cependant, en raison d’un fonctionnement qui repose sur une accumulation extensive de données et qui nécessite des capacités de stockage de celles-ci toujours plus importantes dans le but d’« entraîner l’IA », cette technologie génère des « rendements marginaux décroissants » (p. 260), ce qui semble être confirmé pour le cas d’Amazon (Bajari et al., 2019). Autrement dit, le coût moyen s’accroît à mesure de la production de données. La dynamique de la structure des coûts est néanmoins contrebalancée par la capacité de l’IA à améliorer sa capacité de traitement des données et à conduire à des innovations technologiques qui sont formalisées par des brevets qui génèrent des revenus sous la forme de rente.
En raison du modèle productif de l’économie numérique, la structure du marché tend ainsi à empêcher l’arrivée de nouveaux concurrents et renforce une situation oligopolistique, voire monopolistique, dont les GAFAM ou les BATH[1]sont l’expression concrète. Le verrouillage de la concurrence est d’autant plus fort que les revenus des firmes proviennent essentiellement des droits de propriété tels que les brevets. Il en va ainsi des monopoles intellectuels qui opèrent dans le secteur de l’économie numérique, renforçant de fait la dynamique rentière du capitalisme contemporain.
Dès lors, on est en droit de s’interroger sur la rupture qu’aurait induite l’arrivée de l’IA. Ne pourrait-on pas plutôt considérer que l’IA s’inscrit dans le régime d’accumulation à dominance rentière que connaissent notamment les économies d’Europe de l’Ouest depuis le tournant des années 1970/1980 (Christophers, 2020) ?
Sur le plan de l’organisation du travail, ne devrait-on pas là aussi considérer l’IA comme une technologie qui n’engendrerait pas de rupture significative ? Les ressorts de cette technologie ne sont-ils pas in fine relativement classiques ? L’IA ne propulse-t-elle pas une logique d’industrialisation capitaliste dont les effets sont une capacité plus grande du traitement de l’information et une standardisation et une uniformisation de l’interprétation à partir des données (Carbonell, 2022) ?
Si l’on donne du crédit à ce point de vue, à savoir que l’IA serait l’expression contemporaine de l’industrialisation dans le but d’accélérer la circulation des marchandises pour réaliser du profit par la « compression du temps » (p. 212), il m’aurait semblé intéressant d’étudier plus en détail les secteurs qui intègrent désormais cette logique, et en particulier ceux qui sont essentiels pour le fonctionnement de l’économie numérique, notamment le secteur minier. Loin d’être une économie désincarnée flottant dans les nuages – ce que ne dit pas l’ouvrage –, l’économie numérique dépend massivement des minéraux nécessaires à la production d’appareils informatiques et des réseaux qui les relient (UNCTAD, 2020).
Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’il existe un effet d’entraînement entre le secteur minier et le secteur numérique dans le dessein d’accélérer la circulation des marchandises, en l’occurrence les matières premières. Dans son ouvrage, Arboleda (2020, pp. 16) décrit les étapes d’extraction du cuivre dans les mines des plateaux andins au Chili et l’incorporation de technologies relevant de l’économie numérique dont l’IA pour faciliter les exportations à destination de la Chine :
« Des camions et des pelles autonomes travaillant à près de 4 000 mètres au-dessus du niveau de la mer déposent le métal dans un train semi-automatique, qui l’achemine ensuite vers une installation de fusion et d’électro-affinage, où des fours informatisés le transforment en cathodes de cuivre. Les cathodes sont placées dans des conteneurs et envoyées à l’un des mégaports de l’industrie minière dans le désert d’Atacama, où des grues à portique chargent la cargaison dans un porte-conteneurs. Après avoir traversé le Pacifique, notre conteneur est déchargé grâce à la rapidité des vastes systèmes mécaniques des ports chinois à forte intensité en capital. Enfin, les cathodes de cuivre aboutissent dans l’une des tristement célèbres ‘usines sombres’ du delta de la rivière des Perles. Là, des robots et des machines-outils à commande numérique par ordinateur […] opèrent dans l’obscurité, transformant le cuivre en fils que des centaines de milliers de travailleurs humains, dans des installations d’assemblage électronique, graveront plus tard dans les gadgets électroniques que nous portons dans nos poches » (ma traduction)[2].
(ii) Au-delà d’étendre la logique d’industrialisation à des pans de l’économie qui en avaient été relativement protégés jusque-là, l’IA, en étant de plus en plus intégré par les SMI, participe à la reproduction de l’ordre international hiérarchisé. Serfati définit le SMI comme un secteur spécifique qui « constitue une extension sur le plan économique des fonctions de défense assurées par les États » (p. 307). De par cette place particulière, à l’interface des enjeux de souveraineté étatique et de réalisation de profit, le SMI est au cœur des relations interétatiques et est l’un des facteurs expliquant la capacité de projection et/ou d’influence de certains États.
La centralité du SMI s’est durablement enracinée depuis la Seconde Guerre mondiale où « la rivalité politico-militaire entre les États-Unis et l’URSS a été […] un des facteurs déterminants dans ces deux pays et les autres pays vainqueurs [de la Seconde Guerre mondiale] (France et Grande-Bretagne) » (p. 307). En somme, le SMI constitue la base des rapports impérialistes. En s’appuyant sur les théories de l’impérialisme, Serfati met en évidence que « les performances économiques d’un pays et ses ambitions géopolitiques ne peuvent durablement être disjointes » (p. 239).
Le graphique 1, en annexes, illustre la part des dépenses militaires nationales relativement aux dépenses totales en 2022, et le graphique 2, aussi en annexes, retrace l’évolution des dépenses militaires entre 1949 et 2023 en dollar courant. Ces deux graphiques confirment ainsi en partie la corrélation entre les tendances impérialistes et le niveau des dépenses militaires avec une prédominance états-unienne et un rattrapage chinois en cours, mais avec un écart toujours significatif entre ces deux pays.
Le SMI et la poursuite de la recherche de puissance des États reposent ainsi en grande partie sur la technologie pouvant être intégrée dans les équipements militaires. Une des particularités de ces dernières décennies est moins la porosité du monde civil et du monde militaire que le sens du transfert des technologies. En effet, dans un précédent ouvrage, Serfati (2017) mettait déjà en lumière que le monde militaire importait désormais les innovations technologiques du monde civil. L’IA ne fait pas exception :
« la contribution des entreprises spécialisées dans l’IA qui sont extérieures au SMI est indispensable car les ministères de la Défense sont conscients de cette réalité qu’ ‘aujourd’hui […] l’écrasante majorité des transferts circule du monde civil vers le monde militaire. C’est d’autant plus vrai dans le domaine de l’intelligence artificielle. Cette réalité s’impose d’autant plus que les grands groupes de la défense sont restés enclavés dans leur savoir-faire traditionnel et ils se sont désintéressés de l’intelligence artificielle jusqu’à une période récente (p. 309).
Ainsi, l’intégration de l’IA comme nouvelle technologie utilisable par les SMI à des fins militaires n’entre pas en rupture avec les récentes dynamiques entre le monde civil et le monde militaire. Finalement, si ce n’est dans l’accumulation du capital, ni dans l’organisation du travail ou encore dans la structuration de l’ordre international médiatisée par les SMI, l’IA a-t-elle engendré une quelconque rupture, et, si oui, où ?
(iii) Il me semble que l’ouvrage donne des éléments pour défendre l’idée que l’IA représente bel et bien une technologie de rupture sans toutefois en prendre la mesure. Je soutiendrais l’hypothèse que c’est dans le rapport entre l’État et la technique, soit une modalité des rapports de pouvoir, que l’IA représente une rupture.
Le fait que l’IA facilite le fichage de la population ne représente pas en soi une rupture, car comme indiqué par Serfati, le fichage s’inscrit plus généralement dans la pratique courante des États vis-à-vis de leur population : « Le fichage, c’est-à-dire la collecte de renseignements méthodiquement organisée sur un individu, est donc intimement lié au pouvoir » (p. 279).
L’État français serait au demeurant un des pays pionniers dans ce domaine, au regard de son histoire à travers les premières pratiques du recensement sous Vauban, l’anthropométrie de Bertillon et l’utilisation certainement systématique durant les Jeux olympiques de Paris en 2024[3]. Ce n’est donc pas dans la modalité du pouvoir liant l’État à sa population que se situe la rupture, puisque la tendance à la surveillance généralisée fait partie intégrante du pouvoir étatique.
Il me semble que la rupture se produit dans le rapport même État-technique. Avant l’IA, l’État s’appuyait sur la technique pour consolider son pouvoir via des techniques de renseignement, de contrôle et de répression de sa population et des techniques permettant de mener des campagnes militaires offensives ou défensives. C’est ce que Serfati nomme le « militarisme », à savoir « une idéologie qui valorise la violence des armes par les États et un comportement qui met en œuvre cette violence […] » (p. 65).
Le militarisme a pris une forme particulière depuis la révolution industrielle, car l’innovation technique d’origine capitaliste a été mobilisée par l’État pour reproduire le régime de domination sociale s’appliquant au sein de ses frontières et des relations internationales (p. 71). Autrement dit, la technique, dans ce régime de domination, est un outil au service des rapports de pouvoir de l’État.
En poursuivant sa recherche de pouvoir et en lançant des programmes pour généraliser l’utilisation de l’IA dans les équipements militaires, l’État n’a-t-il pas procédé à un renversement de la relation qui le liait jusqu’à présent à la technique ? La technique, via l’IA, ne s’est-elle pas autonomisée au point de ne plus être simplement un outil dans les mains de l’État ? Serfati alerte qu’à travers le machine learning l’IA produit des « résultats en partie non maitrisés […]. Dans le domaine militaire, cela se traduit par une forme ‘d’imprévisibilité intrinsèque’ (imprevisibility by design) sur la décision et le moment d’attaquer, ainsi que sur les conséquences qui en résultent » (p. 296). Il existe en effet un risque non négligeable de perte de contrôle des armes utilisant l’IA
« d’autant plus que le ministère de la Défense des États-Unis est favorable à un système décentralisé qui augmente la distance entre l’objet (l’arme) et le sujet (l’opérateur). Le risque de perte de contrôle humain sur les armes semble assumé puisque le Pentagone réalise des tests afin de limiter au maximum l’intervention humaine dans les procédures de décision de haut niveau des armes qui utilisent l’IA » (p. 297).
Si la généralisation de l’IA dans les équipements militaires est à son balbutiement, bien que le Pentagone ait décidé d’allouer 8 milliards de dollars en 2023 pour le développement de l’IA à des fins militaires (p. 296), elle renseigne sur la dynamique prise par les États dans leur rapport à la technique. Je me risquerais ici de proposer l’hypothèse du machinisme d’État pour comprendre la dynamique du rapport État-technique qui se caractérise par l’autonomisation de la technique, via l’IA.
La notion de machinisme a été mise en avant par Marx (2014) pour décrire les transformations de l’organisation du travail en Europe de l’Ouest induites par la révolution industrielle, à savoir l’automatisation du travail et la transformation du rapport travail-technique dans lequel les salarié·es sont devenu·es une sorte d’appendice de la machine. Autrement dit, il s’agit du passage où « le moyen de travail est transformé d’outil en machine […] » (Marx, 2014, pp. 416), dont les effets les plus palpables sont que « la machine, qui est à la base de la révolution industrielle, remplace l’ouvrier manipulant son outil singulier, par un mécanisme qui opère en une fois avec quantité de ces outils ou d’outils de même espèces, et qui est mû par une seule force d’actionnement, quelle qu’en soit la forme » (Marx, 2014, pp. 421).
Comme nous l’avons précédemment montré, l’IA a pour effet de générer un phénomène d’industrialisation du traitement de l’information et de la prise de décision, qui devient standardisé, entrant en résonance avec les transformations décrites par Marx, d’autant plus que la force humaine ne joue dès lors plus que le rôle de force d’actionnement et de correction éventuelles, laissant l’exécution à proprement parler à la machine qui désormais « s’affranchie des limites de la force humaine » (Marx, 2014, pp. 424), en l’occurrence les capacités humaines de calcul et de traitement de l’information.
Si l’IA s’inscrit dans un schéma classique d’industrialisation des données, il en est tout autre pour l’État et son rapport à la technique. En effet, l’automatisation du processus de prise de décision et d’interprétation provoquée par l’IA et l’autonomisation de celle-ci vis-à-vis de l’État et de ses agents – militaires en l’occurrence – peuvent se comprendre comme la forme étatique du machinisme. Il me semble que c’est ici précisément que se joue la rupture provoquée par l’IA.
Si les conséquences de ce nouveau rapport État-technique pourraient être délétères, en raison de l’imprévisibilité intrinsèque, cette dynamique se comprend comme la traduction structurelle de la recherche d’une institution à se reproduire au cours du temps (Lordon, 2015) et en l’occurrence de permettre la poursuite de l’accumulation politique (Théret, 1992) face à des institutions concurrentes – les autres États – qui cherchent à en faire de même. Et précisément en raison de la recherche incessante de reproduction en intégrant de nouvelles techniques, l’État semble entrer dans un nouveau régime de domination sociale qui se caractérise donc par une autonomisation de la technique vis-à-vis de l’État[4].
L’hypothèse du machinisme d’État doit bien sûr encore faire l’objet d’une vérification plus poussée, notamment face à l’épreuve du temps, mais si la généralisation de l’IA dans des équipements militaires venait à se confirmer, alors sans aucun doute le rapport État-technique viendrait à être durablement transformé. Plus fondamentalement, le surgissement probable du nouveau régime de domination sociale du machinisme d’État interroge sur ce qui fonde l’État. Si l’ouvrage aborde cette question – de façon indirecte certes –, il me semble qu’il le fait en oscillant entre plusieurs acceptions possibles que nous allons à présent examiner dans le dernier axe de discussion.
Le mode d’extermination et le mode de production : comment les articuler et quelles perspectives ?
Dans le premier chapitre, Serfati avance l’idée que « l’expansion du militarisme ouvre un vaste champ de réflexion sur l’autonomie des institutions publiques » (p. 71). En effet, selon Serfati, analyser l’articulation du « domaine de l’économie et du politique fournit en particulier une clé de lecture des fondements et de la dynamique des systèmes militaro-industriels qui ont émergé après la Seconde Guerre mondiale » (p. 71). Dans cette perspective, interroger la relation État-capital est une question de premier plan, car elle soulève notamment les mécanismes à l’œuvre dans la reproduction de l’ordre social national et international par le médium des SMI, ainsi que dans la forme prise par l’État.
En reprenant le concept de « mode d’extermination » d’Engels[5], l’ouvrage souligne que le capitalisme est un régime de domination sociale qui comprend à la fois un mode de production et donc un mode d’extermination envers les humains et, Serfati complète, envers la nature. Chacun de ces deux modes a sa propre dynamique tout en restant néanmoins complémentaire l’un de l’autre. L’État est de ce point de vue l’une des institutions maîtresses dans la reproduction du régime de domination sociale en raison de la détention du monopole de la violence légitime[6].
Sur le plan de la technologie, Engels émettait déjà l’hypothèse de circulation des technologies entre celles dédiées à la destruction et celles à la production capitaliste, sans toutefois prévoir les récentes évolutions de transfert de technologies entre le monde civil et le monde militaire révélées par Serfati. Fort d’une compréhension fine de la dynamique d’armement et de la course technologiques que les États européens se livraient au XIXe siècle dans le cadre des rivalités impérialistes, Engels mettait en lumière qu’à la fois dans le mode de production et le mode d’extermination la technique est un facteur important dans leur développement (Streeck, 2020).
Serfati prolonge cette réflexion à partir de la façon dont le SMI intègre la technique et de la place particulière qu’occupe ce secteur en tant qu’« extension sur le plan économique des fonctions de défense assurées par les États » (p. 307) : soit au croisement du mode d’extermination et du mode de production.
L’articulation entre le SMI et l’État est par conséquent de premier ordre pour définir la forme de l’État et la dynamique du mode d’extermination[7]. Cependant, c’est ici où l’ouvrage pèche, me semble-t-il, par son hésitation sur la façon de concevoir l’articulation entre SMI et État. En prenant le cas de la France, l’ouvrage avance le propos suivant :
« Elle [la France] combine, en plus de son positionnement international spécifique qui a été mentionné, une présence de l’État qui ‘sature’ l’espace des relations sociales, une centralité de l’institution militaire dans l’État qui a été renforcée depuis l’avènement du gaullisme (1948), et la présence de cette classe de capitalo-fonctionnaires que j’ai mentionnée et donc les liens interpersonnels sont par nature encore plus étroits dans la défense » (p. 179-180) (je souligne).
Ce passage indique qu’il existerait un espace social où il existerait une classe de capitalo-fonctionnaires qui se mouvrait entre l’État et les entreprises d’armement. On serait alors en présence d’une conception de l’État qui serait fongible, du moins en partie et pour le cas français, dans le SMI. Autrement dit, l’État n’aurait pas d’espace propre et par conséquent il n’y aurait pas d’autonomie relative de cette institution vis-à-vis du capital et en particulier du secteur de l’armement.
À moins que Serfati ne conçoive le SMI comme un secteur à ce point spécifique que, si son fonctionnement relève de rapports de production capitalistes, il ne devrait pas ou du moins seulement en partie être rattaché au capital ? Mais cette hypothèse ne me semble pas convaincante et réduirait la portée analytique de concevoir le SMI au croisement du mode de production et du mode d’extermination. Et d’ailleurs, Serfati semble ne pas accorder beaucoup de crédit à cette hypothèse, puisqu’il avance plus loin dans l’ouvrage une autre conception du rapport Etat-SMI qui, à mon sens, est plus fidèle à la démarche engelsienne suivie par l’auteur :
« Toutefois, l’alliance des gouvernements et des grands groupes ne crée pas pour autant un bloc homogène, car les deux partenaires n’occupent pas la même place dans les processus de reproduction sociale » (p. 287).
Ainsi, si l’on adhère à la théorie de l’absence d’un espace homogène entre les grands groupes qui composent le SMI et l’État, alors nous nous retrouvons dans la situation d’une autonomie relative des trois pôles suivants : Etat-SMI-capital ; ces trois entités exprimant d’une autre façon l’existence du mode d’extermination et du mode de production d’Engels, mais qui seraient médiés par le SMI de Serfati. Ces trois pôles n’étant que relativement autonomes, l’évolution ou les transformations de l’un d’entre eux agissent sur les deux autres sans que cela provoque des effets parfaitement identiques en raison de leur autonomie relative.
Le cadre théorique pour appréhender le capital est connu : mode de production et, selon la théorie de la régulation, les régimes d’accumulation en fonction de la période historique et de l’espace considérés. Pour la dynamique propre à l’État, il est possible de se référer au concept régulationniste d’accumulation politique (Théret, 1992), mais en le complétant d’éléments qui parcourent le livre de Serfati, notamment la technique.
Partant de l’idée que les États modernes s’insèrent d’emblée dans les relations internationales, il existe une concurrence et des alliances entre les États qui viennent structurer leur recherche de gains de pouvoir et leur reproduction[8], soit leur accumulation politique. Cette concurrence pousse les États à adopter de nouvelles techniques, utilisées au sein du mode d’extermination, et qui participent à la reproduction du régime de domination sociale[9]. La course à la bombe atomique en est un exemple frappant où l’explosion de la première bombe atomique par l’URSS en 1949 a permis un équilibre des pouvoirs entre les deux superpuissances.
Cet équilibre des puissances a eu pour effet de scinder le marché mondial en deux espaces relativement étanches affectant la dynamique du capital : les évolutions du pôle État ont bien affecté le pôle capital. Outre la technique, l’accumulation politique repose sur d’autres facteurs : un budget (fiscalité et finance) qui permet à l’État de se doter de moyens matériels pour sa reproduction ; un cadre juridique qui fixe les règles au sein du territoire national et qui participe à la reproduction des autres institutions ; une police et une armée qui reproduisent l’ordre social ou qui cherchent à le modifier à l’international via des guerres offensives ; et enfin la composition sociale de l’État.
Comme nous l’avons vu, l’intégration de l’IA au sein des SMI et par la suite au sein de l’État a eu pour effet de transformer le rapport État-technique. L’hypothèse du machinisme d’État a été proposée pour saisir l’autonomie relative de la technique vis-à-vis de l’État et les conséquences sur le plan militaire qui se traduit par une forme d’« imprévisibilité intrinsèque » (p. 296). Sachant que la technique est l’un des facteurs qui participent à l’accumulation politique, ou au mode d’extermination dans un registre plus engelsien, l’autonomisation de la technique engendre une incertitude plus grande sur la capacité des États à se reproduire et pourrait aiguiser encore davantage les rivalités impérialistes au sein des relations internationales.
Là où l’accumulation politique permet de compléter le mode d’extermination d’Engels, c’est à travers le facteur budget qui renvoie au volet fiscal et aux dépenses publiques, lesquelles sont en partie orientées vers la production non marchande. L’État n’est pas en effet qu’un mode d’extermination, il est aussi une institution qui produit sur la base d’un niveau technique déterminé. L’intégration de l’IA dans le machinisme d’État ne se limite pas en réalité au domaine militaire, car progressivement de nouveaux pans de la production non marchande l’intègrent.
Par exemple, dans le cadre du plan France 2030, l’État français s’est doté, depuis 2018, d’une stratégie qui vise au développement de l’usage de l’IA au sein des services publics (la production non marchande). Le phénomène d’industrialisation du traitement de l’information et du travail d’interprétation se propage donc aux autres facteurs de l’accumulation politique.
Le machinisme d’État pourrait néanmoins représenter une brèche sur laquelle le mouvement social pourrait s’appuyer pour rendre techniquement possible la bifurcation écologique par le biais de la planification. Dans leur dernier ouvrage, Durand et Keucheyan (2024) interrogent les conditions à la socialisation de l’investissement sur la base de décisions politiques dans le cadre de la bifurcation écologique. Un élément intéressant de leur ouvrage est d’accorder un rôle important à l’administration étatique comme partie exécutive des décisions politiques prises en amont ; exécution qui se réaliserait par l’exploitation de données permettant une coordination de l’économie qui ne passerait plus essentiellement par le marché.
Si leur ouvrage peut être qualifié d’utopie concrète, la dynamique propre aux États par le biais de l’accumulation politique qui semble déboucher sur un machinisme d’État pourrait rendre cette utopie encore plus concrète. La généralisation à venir de l’IA au sein des services publics pourrait être en effet utilisée par l’administration pour organiser la bifurcation écologique, mais cette fois-ci en démantelant les entreprises fossiles. Le mode d’extermination serait dès lors orienté vers la destruction de la base énergétique des rapports de production capitalistes destructeurs du métabolisme vivant. Ce qui aurait inévitablement pour effet de fragiliser le rapport État-capital et d’ouvrir ainsi un champ des possibles plus larges dans lequel le monde en guerres ne porterait plus sur l’environnement.
Seulement, le machinisme d’État produit aussi une imprévisibilité intrinsèque qui pourrait aiguiser les rivalités impérialistes, et il est donc nécessaire de répondre à cette question pour rendre politiquement possible la bifurcation écologique.
Conclusion
L’ouvrage de Serfati est important à double titre : il entre en résonance avec l’actualité et offre une grille de lecture stimulante et heuristique des relations entre État, relations internationales et dynamique du capital, à partir de la notion de système militaro-industriel (SMI) ; et, car, il dénote dans la littérature en économie politique en se concentrant sur un thème délaissé : le secteur militaire, et sur les rapports de pouvoir qui lui sont associés.
Si l’ouvrage fournit des éléments empiriques et des concepts clés, tels que le mode d’extermination ou le SMI, il ne propose pas une théorisation systématique qui aurait montré la dynamique prise par les États et ses conséquences éventuelles sur le capital. Ce texte est une modeste contribution en ce sens qui a cherché, à partir des éléments de l’ouvrage, de percevoir les transformations à l’œuvre au sein de l’État et de ses rapports avec la technique, le SMI et le capital. L’hypothèse du machinisme d’État a ainsi été proposée.
Au cours de ce texte, il a été souligné qu’en raison de la concurrence que s’exercent les États sous la forme du militarisme, le machinisme d’État est conduit à intégrer l’IA à des fins militaires, mais aussi dans la production non marchande. Sur le plan technique, il semblerait que cette dynamique entre en phase avec une planification écologique reposant sur l’utilisation massive de données.
En revanche, rien n’a été dit sur le processus rendant politiquement possible cette bifurcation qui irait à l’encontre a minima de l’économie fossile, voire des rapports de production capitalistes – ce qui est pourtant vital pour assurer la reproduction de l’espèce humaine et du métabolisme vivant qui entre en contradiction avec la reproduction du mode de production capitaliste. Comment s’emparer du mode d’extermination de l’État, soit de ses moyens de destruction destinés cette fois au démantèlement des entreprises polluantes ? Engels avançait que
« Le militarisme domine et dévore l’Europe. Mais ce militarisme porte aussi en lui le germe de sa propre ruine. La concurrence des divers États entre eux les oblige d’une part à dépenser chaque année plus d’argent pour l’armée, la flotte, les canons, etc., donc à accélérer de plus en plus l’effondrement financier, d’autre part, à prendre de plus en plus au sérieux le service militaire obligatoire et, en fin de compte, à familiariser le peuple tout entier avec le maniement des armes, donc à le rendre capable de faire à un moment donné triompher sa volonté en face de la majesté du commandement militaire. Et ce moment vient dès que la masse du peuple — ouvriers de la ville et des champs et paysans — a une volonté. A ce point, l’armée dynastique se convertit en armée populaire ; la machine refuse le service, le militarisme périt de la dialectique de son propre développement. (…) Et cela signifie l’éclatement par l’intérieur du militarisme et avec lui, de toutes les armées permanentes » (Engels in Achcar, 2020).
L’hypothèse du machinisme d’État postule en effet une aggravation des conflictualités impérialistes en raison de l’imprévisibilité dans la poursuite de l’accumulation politique générée par l’IA. Il serait cependant largement préférable de trouver avec urgence une autre stratégie que celle prononcée par nos grands-parents : « il vous faudrait une bonne guerre ».
*
Nicolas Pinsard est maître de conférences à l’université de Lille, membre du CLERSE (UMR CNRS 8019).
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Annexes
Figure 1 – Part des 15 pays ayant les dépenses militaires nationales les plus élevées dans les dépenses militaires totales en 2022. Source : (Tian et al., 2023).
Figure 2 – Dépenses militaires en millions USD courant, 1949-2023. Dépenses des USA (axe droit), le reste des pays (axe gauche). Source : SIPRI.
Notes
[1] Pour Baidu, Alibaba, Tencent et Huawei.
[2] La version originale : “Autonomous trucks and shovels working at nearly 4,000 meters above sea level put the metal into a semiautomated train, which then takes it to a smelting and electrorefining facility, where computerized ovens transform it into copper cathodes. The cathodes are put into containers and sent to one of the megaports of the mining industry in the Atacama Desert, where gantry cranes load the cargo into a container ship. After crossing the Pacific, our container is unloaded by the swiftness of the vast mechanical systems of the capital-intensive Chinese ports. Finally, the copper cathodes end up in one of the infamous “dark factories” of the Pearl River Delta. Here, robots and computer numerical control (CNC) machine tools operate in the dark, turning copper into the wires that hundreds of thousands of human laborers in electronics assembling facilities will later etch into the electronic gadgets we carry in our pockets”.
[3] La Quadrature du Net révèle que «Les premiers arrêtés préfectoraux autorisant la vidéosurveillance algorithmique (VSA) dans le cadre de la loi JO viennent d’être publiés » (https://www.laquadrature.net/2024/04/17/experimentation-de-la-vsa-les-premieres-autorisations-sont-tombees/)
[4] Il ne s’agit pas ici d’avoir une lecture techniciste du régime de domination sociale dans lequel l’État joue un rôle central. La technique et en l’occurrence l’IA sont portées par des rapports sociaux, dont capitalistes puisque cette technologie provient des grands groupes numériques. En outre, c’est davantage la mise en rapport de l’État et de la technique que la technique prise isolément qui conduit à la formation d’un nouveau régime de domination sociale.
[5] Streeck (2020) nomme alternativement ce concept soit mode d’extermination soit mode de destruction.
[6] En s’appuyant sur la théorie du développement inégal et combiné, CS argumente en faveur de l’idée selon laquelle l’État est une pièce maîtresse dans le développement des économies, outre le mode d’extermination où évidemment cette institution est prépondérante (pp. 207-216).
[7] On pourrait aussi réaliser l’exercice inverse : voir les implications sur le mode de production à partir de l’articulation du SMI et des autres secteurs du capital. L’ouvrage de Mazzucato (2014) qui porte sur la politique industrielle des Etats-Unis au prisme notamment de la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency) et du SMI étatsunien ainsi que sur les conséquences sur la dynamique du capital est une contribution en ce sens.
[8] Mais une reproduction jamais à l’identique. En somme, une régulation de l’État (Pinsard, 2020).
[9] Régime de domination sociale = mode de production + SMI + mode d’extermination = capital-SMI-Etat