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    Le grand détournement – La "doctrine Miran" et le choc Trump

    économie Trump USA

    Lien publiée le 10 mai 2025

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    Le grand détournement – La « doctrine Miran » et le choc Trump - Réalité

    Plus de quatre mois après la prise de fonction de Donald Trump, journalistes et commentateurs en sont encore à se demander s'il y a une logique derrière les initiatives de la nouvelle administration américaine. Si certains d'entre eux ont souligné à juste titre l'importance de la « doctrine Miran » sous l'angle de la politique économique et commerciale, rares sont ceux qui ont essayé d'en saisir les implications à l'égard du circuit international du capital. Celles-ci sont vastes et méritent d’être examinées.

    Le présent article s’inscrit dans un travail collectif consacré à l’élucidation des dynamiques actuelles qui annoncent un changement d’époque. Réunis chaque semaine au sein d’un groupe de travail, nous examinons un texte en prise directe avec l’actualité et en débattons collectivement afin d’en éprouver les thèses. Le texte qui suit propose, sous une forme remaniée, le compte rendu d’une de ces séances, consacrée à la « doctrine Miran » et à ses implications pour le circuit international du capital. 

    La Terre entière a dénoncé les droits de douane de Trump comme une politique erratique et injustifiée. Ce qu’il est désormais convenu d’appeler la « doctrine Miran » – du nom du principal conseiller économique de l’administration actuelle – suggère que les choses ne sont pas si simples. Ce document d’une quarantaine de pages montre essentiellement deux choses : 1) il y a bien une feuille de route derrière les annonces de Trump du 2 avril 2025 ; 2) les droits de douane annoncés ont une fonction qui dépasse les limites de la politique commerciale au sens traditionnel du terme[1].

    Nous ne reviendrons pas ici en détail sur ces annonces qui ont plombé Wall Street, sur le rétropédalage qui a suivi et sur ses causes réelles ou supposées. Contentons-nous de rappeler que ce rétropédalage n’a été que partiel et que l’échéance concernant l’entrée en vigueur des tarifs « réciproques », à l’heure où nous écrivons, n’est que partie remise.

    La lecture de la « doctrine Miran » nous a paru indispensable pour comprendre l’approche de l’administration Trump. Les quelques interprétations qui circulent à son sujet prennent cette « doctrine » pour argent comptant : elles pensent y trouver le « grand plan » du Malin (ou du Sauveur). Nous essayerons ici d’aller au-delà de cette vision superficielle. En présentant un résumé succinct du document, nous nous efforcerons d’en saisir les implications et les enjeux dans toute leur ampleur. 

    La « doctrine Miran » pour les nuls

    Stephen Miran, actuellement président du Council of Economic Advisor de la Maison-Blanche, avait déjà travaillé au département du Trésor pendant la première administration Trump. Le document qu’on va examiner s’intitule A User’s Guide to Restructuring the Global Trading System. Il a été publié en novembre 2024 pour la division recherche du fonds d’investissement Hudson Bay Capital, au sein duquel Miran a travaillé pendant le mandat de Biden. Toutefois, depuis que la nouvelle administration s’est installée à la Maison-Blanche, d’autres documents et interventions officielles de Miran reprennent largement le cadre et les thèmes de A User’s Guide. En ce sens, il n’est pas arbitraire de considérer ce dernier comme la feuille de route de l’administration actuelle dans toute une partie de sa politique économique.

    Comme nous l’avons avancé plus haut, les analyses et préconisations que ce document comporte vont bien au-delà de la politique commerciale. En réalité, elles portent sur les grands (dés)équilibres commerciaux, financiers et monétaires caractéristiques de la mondialisation, que les États-Unis ont grandement contribué à mettre en forme. De plus, elles le font à partir d’un point de vue qui va à l’encontre du credo libéral sur de nombreux points. Dès lors, il ne faut pas être surpris d’y trouver une vision redistributive, une critique de la finance (Wall Street vs. Main Street) et de la désindustrialisation qui a frappé les États-Unis au cours des dernières décennies. On peut également y voir l’ébauche d’un compromis social nationaliste entre des fractions du capital industriel et de la classe ouvrière américaine. Notons que dans tout cela il y a une focalisation très forte sur le contexte domestique et sur ses indicateurs économiques (la balance commerciale p. ex.). Cette focalisation peut paraître paradoxale quand on connaît l’extension tentaculaire du capital américain de par le monde. Nous y reviendrons.

    Le cœur de la « doctrine Miran » réside dans le fait de voir le dollar moins comme un « privilège exorbitant » que comme un fardeau exorbitant. Selon l’opinion courante, la demande internationale dont le dollar fait l’objet, notamment sous la forme de bons du Trésor américains, est une conséquence des global trade imbalances, c’est-à-dire des déséquilibres commerciaux qui placent un certain nombre de pays en position de créditeur vis-à-vis des États-Unis. Ce serait la faiblesse de l’économie américaine à l’exportation, ainsi que la taille du marché américain et son ouverture du point de vue des autres grandes économies exportatrices, qui seraient à l’origine des excédents commerciaux recyclés en bons du Trésor américains et dans d’autres actifs patrimoniaux.

    Miran prend les choses à l’inverse : il considère ces déséquilibres commerciaux comme un effet du rôle international du dollar. En mettant à disposition des étrangers leur devise et leurs bons du Trésor, les États-Unis rendraient un service au reste du monde. Or ce service comporte des conséquences négatives pour l’économie américaine – une en particulier : un dollar fort. Ainsi, selon Miran

    « le profond mécontentement à l’égard de l’ordre économique actuel trouve ses racines dans la surévaluation persistante du dollar et les conditions commerciales asymétriques qu’elle engendre: la surévaluation du dollar rendant les exportations industrielles moins compétitives et l’emploi industriel déclinant par conséquent, de nombreuses familles de travailleurs ne sont plus en mesure de subvenir à leurs besoins et deviennent dépendantes des aides gouvernementales ou des opioïdes »[2].

    Pour justifier son point de vue, Miran fait intervenir une variante de ce que les spécialistes de questions monétaires appellent le « dilemme de Triffin », du nom de l’économiste Robert Triffin (1911-1993). Dans l’ouvrage Gold and the Dollar Crisis (1960), Triffin avait développé sa théorie selon laquelle une monnaie ne peut jouer longtemps un rôle à la fois national et international, car les deux dimensions sont vouées à entrer en conflit l’une avec l’autre. En règle générale, les entrées et les sorties monétaires entre pays (exportations/importations, investissements directs étrangers, tourisme à l’étranger, etc.) influencent à la baisse ou à la hausse le taux de change de leurs devises respectives. Cependant, une monnaie internationale échappe dans une certaine mesure à ces mécanismes car, pour remplir sa fonction de moyen de paiement et d’actif de réserve international, elle doit toujours être disponible sur le marché des devises pour que d’autres pays puissent y avoir accès. Cette demande de la part d’autres pays maintient son cours à un niveau élevé, alors que normalement une sortie de monnaie devrait plutôt affaiblir la devise du pays concerné. Dans les conditions d’alors, la convertibilité directe or-dollar (à 35 dollars l’once) était la contrepartie que les pays signataires des accords de Bretton Woods avaient obtenue en échange de leur inclusion dans un système monétaire centré sur la devise des États-Unis. Ce que Triffin avait anticipé dans son ouvrage, c’est que la demande internationale de dollars aurait entraîné un excès d’émission monétaire par rapport aux réserves d’or américaines, et que cela aurait miné la convertibilité or-dollar: les autres pays signataires de Bretton Woods, flairant le roussi, auraient essayé de convertir leurs réserves de dollars en or, découvrant ainsi qu’il n’y en avait pas assez pour tout le monde – d’où la fin inévitable du dollar comme monnaie internationale selon Triffin.

    À peu de choses près, la ruée vers les réserves d’or étasuniennes qu’on vient de décrire a effectivement eu lieu entre 1965 et 1971, mais ce que Triffin n’avait pas vu venir, c’est la capacité des États-Unis à renouveler leur propre suprématie économique et monétaire à partir d’une position de débiteur mondial, et non pas de créditeur mondial comme à l’époque de la signature des accords de Bretton Woods. Cela nous renvoie à la situation des déficits jumeaux quasi-permanents depuis Reagan. Selon Miran, le dilemme de Triffin n’a pas disparu pour autant, mais se présente sous une forme différente : « L’Amérique enregistre d’importants déficits courants non pas parce qu’elle importe trop, mais parce qu’elle doit exporter des bons du Trésor américains pour fournir des actifs de réserve et faciliter la croissance mondiale »[3]. Autrement dit, l’accroissement du rôle international du dollar qui a eu lieu avec la mondialisation, l’ouverture de la Chine, la fin du Bloc de l’Est, etc. s’est fait au détriment de l’industrie domestique et de sa compétitivité prix à l’exportation.

    Miran n’est pas insensible aux avantages du rôle international du dollar, loin s’en faut. Il sait que le statut de monnaie de réserve du dollar a permis à l’État américain de s’endetter beaucoup et de continuer à emprunter à des taux bas. Il sait aussi que son statut de monnaie de transaction internationale permet aux États-Unis de faire passer une partie de leur politique étrangère par leur monnaie (c’est la weaponization du dollar qu’on a vu se déployer notamment contre la Russie). Contrairement à ce qu’on pourrait penser en lui attribuant une lecture trop stricte du dilemme de Triffin, Miran ne veut pas sacrifier le rôle international du dollar au profit de son rôle national ou, de façon plus générale, au profit des intérêts supposés de l’économie nationale des États-Unis. Au contraire, c’est précisément sur ce rôle international qu’il veut s’appuyer pour « atteindre des objectifs de politique étrangère visant à affaiblir les ennemis sans avoir à mobiliser un seul soldat[4] ». Tout le but de la « doctrine » est ainsi d’affaiblir la valeur du dollar sans entamer ses privilèges. Mais comment obtenir les deux choses à la fois ?

    Selon Miran, il faut procéder en deux temps. Il faut d’abord lier le parapluie militaire américain et les tarifs douaniers, afin que toute résistance puisse être sujette au chantage sécuritaire, ensuite enclencher une grande concertation menant à un accord international de dévaluation du dollar.

    La première phase est donc celle de l’imposition des droits de douane. Peu importe ici le niveau des tarifs annoncés, car comme cela apparaît à plusieurs reprises dans le texte de Miran, ceux-ci ne sont pas une fin en soi : ils servent de base de négociation pour un deal futur, ou à défaut pour des accords bilatéraux. Du reste, les tarifs douaniers sont vus comme un levier de négociation applicable à presque tous les aspects de la politique commerciale ou de la politique étrangère. Miran en donne plusieurs exemples : « La nation en question applique-t-elle des tarifs douaniers similaires à ceux appliqués par les États-Unis à ses exportations ? », « Cette nation s’acquitte-t-elle intégralement de ses obligations envers l’OTAN ? Cette nation se range-t-elle du côté de la Chine, de la Russie et de l’Iran dans les principaux conflits internationaux, par exemple aux Nations Unies ? » ou encore « Les dirigeants de cette nation dénoncent-ils les États-Unis sur la scène internationale ? »[5]. D’après lui, la menace incarnée par les tarifs restera toujours à l’avantage des États-Unis, car même en cas de rétorsion ou d’échec des négociations, des retombées positives peuvent en découler :

    « Supposons que les États-Unis imposent des tarifs douaniers à leurs partenaires de l’OTAN et menacent d’affaiblir leurs obligations de défense conjointe dans le cadre de l’OTAN s’ils sont frappés de tarifs de rétorsion. Si l’Europe riposte mais augmente considérablement ses propres dépenses et capacités de défense, soulageant ainsi le fardeau des États-Unis pour la sécurité mondiale et le risque de sur-extension qui pèse sur nos capacités, nous aurons atteint plusieurs objectifs. Une Europe qui joue un rôle plus important dans sa propre défense permet aux États-Unis de se concentrer davantage sur la Chine, qui représente une menace économique et de sécurité nationale bien plus grande pour l’Amérique que la Russie, tout en libérant des recettes »[6].

    Comme on peut le voir, il s’agit d’un plan ambitieux qui ne peut pas être mis à exécution sans à-coups, y compris du point de vue des équilibres socio-économiques internes. Dans les commentaires mainstream, on entend souvent parler de l’effet inflationniste que les droits de douane auraient pour les consommateurs américains. Comme d’autres l’ont observé avant nous[7], la notion d’inflation est impropre à ce sujet, car l’inflation – qu’elle soit faible ou forte – désigne une augmentation relativement durable des prix à la production et à la consommation, tandis que l’introduction d’un tarif ne modifie qu’une seule fois les prix des biens auquel il s’applique. L’effet est le même que pour tout autre impôt indirect, comme la TVA ou les taxes sur les carburants. On pourrait nous rétorquer que les conséquences pour le consommateur sont les mêmes, ce qui n’est pas tout à fait vrai, puisque dans un cas nous sommes face à un transfert constant de revenu de l’acheteur à l’État, tandis que dans l’autre nous avons affaire à une érosion croissante du dénominateur par laquelle ce revenu s’exprime. Par ailleurs, du point de vue de l’État, il est beaucoup plus simple de revenir sur un impôt impopulaire (p. ex. l’écotaxe qui a déclenché les Gilets Jaunes en 2018) que de faire baisser l’inflation.

    Quoi qu’il en soit, Miran envisage un ensemble de mesures pour contrer cet effet prétendument « inflationniste » des droits de douane. Outre les baisses d’impôts, en particulier pour les ménages en difficulté, il y a par exemple la dérégulation de la production énergétique américaine, pour augmenter l’offre de pétrole et de gaz et en faire baisser les prix. Mais Miran envisage également une appréciation du dollar qui pourrait de premier abord sembler contredire son propos. En 2018-2019, à l’époque de la première administration Trump et de ses droits de douane à l’égard de la Chine, l’effet des tarifs sur les prix des produits chinois a été en grande partie compensé par la dépréciation du renminbi par rapport au dollar. L’appréciation du dollar envisagée ici sur l’exemple de 2018-2019 ne serait que temporaire. Elle ne servirait qu’à absorber le choc una tantum de l’introduction des nouveaux droits de douane. En tout cas, ce n’est pas ce qui s’est produit ces dernières semaines, car le dollar s’est déprécié.

    Accords de Mar-a-Lago : nouveaux accords du Plaza ou Bretton Woods III ?

    Passons maintenant à la seconde phase du plan, consistant en des accords internationaux pour un système monétaire international réformé, où le dollar garderait un rôle central, tout en obligeant les pays étrangers à jouer le jeu de sa dévaluation.

    Ces accords, envisagés explicitement par Miran comme les « futurs “accords de Mar-a-Lago” »[8], seraient l’aboutissement des négociations ouvertes grâce aux droits de douane. Il devrait s’agir d’une grande concertation à l’échelle internationale pour dévaluer le dollar et ainsi faire apprécier les autres monnaies afin de rendre les exportations manufacturières américaines plus attractives, le tout en maintenant le rôle du dollar comme devise-clé.

    Cette hypothèse fait d’abord penser aux accords du Plaza (1985), qui portaient précisément sur une dévaluation relative du dollar par l’appréciation d’autres devises, principalement le yen et le mark allemand. Il y a deux différences majeures à relever dans la comparaison. La première est que les accords du Plaza avaient été conclus entre les États-Unis et ses vassaux, tandis que les éventuels accords de Mar-a-Lago devraient être souscrits, entre autres, par la Chine, que les États-Unis désignent désormais comme leur peer competitor. La seconde est que la dette fédérale, entre 1985 et aujourd’hui, est passée d’environ 40% à 126% du PIB. Une dévaluation du dollar pousserait un grand nombre de détenteurs de bons du Trésor américains à liquider leurs positions. Miran propose d’y répondre en introduisant « une modification de l’échéance des réserves restantes »[9]. Face à une liquidation massive de bons du Trésor américains, l’État pourrait donc en racheter une partie (via la Réserve Fédérale) et les échanger ou en émettre des nouveaux d’une maturité bien plus longue, allant jusqu’à cent ans, voire sans maturité (des titres de dette perpétuelle).

    Comment les pays étrangers pourraient-ils accepter une telle proposition ? Miran donne deux raisons : le chantage aux droits de douane, et celui au parapluie sécuritaire américain. Les grandes lignes de l’accord sont ainsi tracées :

    « Un tel accord de Mar-a-Lago trace les contours d’une version du XXIe siècle d’un accord monétaire multilatéral. Le président Trump voudrait que les étrangers contribuent au financement de la zone de sécurité fournie par les États-Unis. Une baisse de la valeur du dollar contribue à créer des emplois dans le secteur manufacturier américain et à réaffecter la demande agrégée du reste du monde vers les États-Unis. Le changement de l’échéance de nos titres de dette en tant qu’actifs de réserve permet d’éviter la volatilité des marchés financiers et les dommages économiques qui en résulteraient. Plusieurs objectifs sont atteints grâce à un seul accord »[10].

    Les menaces sur le parapluie sécuritaire américain encouragent déjà le réarmement des pays européens. Il n’est bien sûr pas exclu que ce réarmement se fasse, pour certains pays du moins (l’Allemagne notamment), dans une perspective de long terme visant à s’émanciper de ce parapluie. Toutefois, dans l’immédiat, et contrairement au discours ambiant qui voudrait faire passer ce réarmement pour une étape vers l’autonomie stratégique européenne, celui-ci correspond totalement aux desiderata de Washington, et montre que la diplomatie musclée de l’administration est loin de correspondre à l’image d’inefficacité véhiculée dans les médias. Par ailleurs, dans la foulée des annonces du 2 avril, plus de 75 pays ont approché la Maison-Blanche pour amorcer des négociations dans les meilleurs délais.

    Reste à voir comment les pays qui ne sont pas des alliés des États-Unis réagiront à la pression exercée à leur égard. La question sous-jacente est de savoir si les éventuels accords de Mar-a-Lago seront un simple aménagement du système monétaire international actuel, à la façon des accords du Plaza de 1985, ou s’ils marqueront l’apparition d’un système monétaire international nouveau. Il n’est pas sûr qu’un tel système puisse être refondé sans passer par une phase d’affrontements militaires directs. Rappelons que la conférence de Bretton Woods (1944) ne fut possible que vers la fin de la Deuxième Guerre mondiale, alors que l’issue du conflit s’approchait et que les principaux pays participants, hormis les États-Unis, avaient été saignés à blanc. 

    Dans tous les cas, les États-Unis seront obligés de trancher sur un point fondamental que la « doctrine Miran » n’évoque qu’en passant[11], à savoir dans quelle mesure l’État américain garantit les émissions monétaires en dollars qui s’effectuent en dehors du territoire des États-Unis. Ces émissions de dollars offshore, quantitativement supérieures à celles qui se font à l’intérieur du pays, ont entraîné, lors des dernières crises mondiales (2008 et 2020), l’intervention de la Réserve Fédérale pour approvisionner en dollars les banques centrales des pays alliés et éviter que leurs systèmes bancaires et financiers ne s’effondrent. Cela veut dire que la Réserve Fédérale a été amenée à agir en qualité de prêteur en dernière instance (et de garant de la paix sociale) non seulement pour l’économie américaine, mais pour un grand nombre de pays inclus dans le vaste système d’alliances américain. Cependant, aucun accord contraignant ne l’oblige à faire de même à l’avenir, et un désengagement militaire de la part des États-Unis vis-à-vis de tel ou tel périmètre pourrait être pris comme un désengagement de son système bancaire et financier. Dans une certaine mesure, l’avenir de la dédollarisation en dépend. Jusqu’à présent, celle-ci ne s’est faite que comme diversification monétaire, avec la montée des « petites » monnaies contre les « grandes » (dont le dollar). Mais, si le tournant trumpien revenait finalement à ne garder l’emprise du billet vert que sur une partie plus limitée de la planète, le reste du monde aurait à s’ajuster en conséquence, et d’autres pays – la Chine en premier lieu – se verraient obligés d’intervenir pour assurer la stabilité financière sur d’autres parties de la planète.

    Vers un compromis social nationaliste ?

    On sait que la nébuleuse trumpiste comporte des tendances multiples et contradictoires entre elles, qui vont de l’anarcho-capitalisme technophile au nationalisme chrétien, jusqu’à des courants plébéiens et quasi-völkisch. Cependant, le trumpisme au pouvoir est forcément amené à se séparer du bouillon de culture qui l’a revitalisé, et à se stabiliser autour d’une ligne de gouvernement réaliste. Cette stabilisation est encore en cours, d’où le halo de confusion entourant le comportement de l’administration actuelle, et qui fait la joie de ses détracteurs. Pourtant, les préconisations de la « doctrine Miran » semblent bien se concrétiser à l’heure actuelle (du moins en partie), tandis que l’importance d’une figure comme Elon Musk, représentative de la tendance libertarienne, s’est vue rapidement redimensionnée.

    Nous avons vu que Miran se concentre davantage sur le fardeau que sur les privilèges liés au dollar. De façon plus générale, il tend à accorder une priorité très nette au contexte domestique américain par rapport à la projection économique et militaire des États-Unis, notamment à l’extérieur de l’hémisphère occidental. Dès lors, on peut se demander si le volontarisme de Trump et cie ne correspond pas à une tentative de susciter un rééquilibrage entre les deux, à un moment où l’atrophie du premier devient un problème pour la poursuite de la seconde. Un certain nombre d’éléments permettent de faire cette hypothèse.

    La première chose à remarquer est que selon toute vraisemblance, l’administration Trump avait mis en ligne de compte que les annonces du 2 avril auraient provoqué un choc sur les marchés financiers. Sans aller jusqu’à dire que toutes les conséquences aient été pleinement maitrisées, notamment en ce qui concerne le marché obligataire américain, il convient de remarquer que dès le mois de mars 2025, l’administration américaine a assumé les potentielles secousses que ses initiatives provoqueraient, et que depuis elle n’a que faiblement cherché à rassurer les marchés: Trump, Lutnick, Bessent, Miran lui-même, etc. reconnaissent que la situation économique va connaître une certaine détérioration à court terme, mais affirment que c’est le prix à payer pour la prospérité à venir. L’instauration d’un bras de fer avec Wall Street apparaît évidente. De plus, ce choc ne pourrait en être qu’à ses débuts, d’autant que l’entrée en vigueur des tarifs douaniers est encore en cours, et que les évolutions prochaines seront sans doute d’une grande importance.

    Rappelons en outre que ce n’est pas la première fois que les États-Unis assument de créer un choc économique majeur. Que ce soit le choc Nixon de 1971, ou le choc Volcker de 1979, ces pratiques ne sont pas étrangères à la politique américaine, et les analogies avec ce qu’on appelle d’ores et déjà le « choc Trump » nous semblent absolument légitimes. En particulier, c’est le parallèle avec le choc Volcker, du nom du président de la Réserve Fédérale de l’époque, qui nous semble le plus pertinent. Voyons cela de plus près.

    Par une augmentation très forte du taux d’intérêt de la Banque centrale, le choc Volcker a provoqué une récession (1980-1982) et déclenché une transformation profonde du capitalisme américain et mondial qui s’est achevée une quinzaine d’années plus tard. D’un côté, via l’appréciation du dollar, il a encouragé les grands capitaux américains à poursuivre sur la voie de leur internationalisation en investissant encore davantage à l’étranger, quitte à négliger le contexte domestique étasunien ; d’autre part, via l’appréciation des taux intérêts, il a attiré l’épargne mondiale vers les marchés financiers américains. Au fil des décennies, cela a fait des États-Unis l’éponge des excédents commerciaux des autres grands pays exportateurs (Allemagne, Japon, Chine et quelques autres), à la fois comme marché de débouché et comme marché de produits financiers dans lesquels ces excédents se recyclent. Il faut cependant souligner que ces excédents commerciaux ne sont pas simplement le fait d’entreprises allemandes, japonaises, chinoises, sud-coréennes etc., mais sont aussi et surtout le fait des firmes américaines eux-mêmes, qui ont été les plus actives dans la mondialisation et dans la mise en place des fameuses « chaînes de valeurs globales ».

    Un abandon de la voie empruntée avec le choc Volcker impliquerait certes le retour au bercail d’une partie des capitaux américains investis à l’étranger – mais pas seulement. À ce propos, notons que dans bien des cas les multinationales américaines les plus internationalisées se verront appliquer des tarifs au même titre que les entreprises étrangères, mais aussi que ces dernières seront obligées de placer une partie de leurs activités aux États-Unis pour contourner les tarifs et continuer à avoir accès au marché américain. Cela signifie que la politique industrielle de l’administration Trump ne se réduit pas à ce qu’on appelle le reshoring, car les tarifs auront également un effet de stimulation sur les investissements directs étrangers aux États Unis.

    Cette perspective semble donc esquisser un compromis social analogue à celui que Volcker s’était attaché à détruire. À deux différences près. La première réside dans le caractère très nationaliste de celui qui se profile actuellement. La seconde réside dans ses mesures de politique économique, manifestement très différentes de celles du New Deal de Franklin D. Roosevelt ou de la Great Society de Lyndon Johnson. L’insistance de l’administration Trump sur la relance industrielle fait écho à la notion de « productivisme » proposée par Dani Rodrik[12], au sens d’un régime post-mondialisation et beaucoup plus centré sur l’industrie que ne l’a été le « néolibéralisme », mais qui, contrairement au keynésianisme d’antan, serait caractérisé par une politique de l’offre et non pas par une politique de la demande. Le quiproquo qui consiste à voir dans le trumpisme une simple variante autoritaire du néolibéralisme découle de cela.

    Le soutien des centrales syndicales au déclenchement de cette guerre économique va également dans le sens des considérations qui précèdent. Quelques jours avant la proclamation du Liberation Day, devant un parterre de cols bleus suivi d’interventions de syndicalistes, l’UAW communiquait déjà sur ces tarifs douaniers, estimant qu’elles représentent un développement très positif pour les travailleurs américains de l’automobile, et qu’elles marquent la fin prochaine de l’ALENA et de la peste libre-échangiste. Il sera également intéressant de suivre l’évolution des conservateurs pro-labour comme la ministre du Travail Lori Chavez-DeRemer pour voir si elle prend un vrai rôle dans cette administration.

    En lien avec la relance industrielle envisagée, la classe ouvrière américaine semble donc appelée à retrouver un poids numérique et une place centrale dans la société américaine. Certaines des mesures prises sous Biden (CHIPS and Science Act, Inflation Reduction Act, etc.) annonçaient déjà un tel développement. Ce qui fait la spécificité du deuxième mandat de Trump, c’est l’admission explicite que ce développement ne peut se faire qu’aux dépens du reste du monde, et des vassaux des États-Unis en particulier.

    Conclusion

    Les initiatives prises par la seconde administration Trump suggèrent que l’État américain est en train de revenir sur les orientations générales qui ont été les siennes au cours des quarante dernières années. La prise de poste de la nouvelle administration semble marquer soudainement ce tournant, mais celui-ci se préparait de façon graduelle depuis de nombreuses années (au moins depuis Obama).

    Désormais, la nouvelle administration a fait savoir officiellement, urbi et orbi, que les anciennes orientations mondialistes ne sont plus d’actualités, et qu’il faut que tout change pour que l’Amérique reste l’Amérique. Cela vaut aussi bien en matière de politique étrangère au sens strict que de politique économique à l’égard des autres pays – les deux choses n’étant pas déliées.

    En ce qui concerne la seconde, l’ampleur des tarifs annoncés et le déclenchement conscient d’un choc économique et financier signalent la volonté claire de l’administration américaine, ou de ses secteurs décisifs, de ne plus temporiser dans l’impossible conservation du statu quo, et de mettre en route une transformation en profondeur du capitalisme mondial. Si celle-ci doit avoir lieu, et doit par ailleurs impliquer un repli tactique de l’État américain, celui-ci essaie à l’évidence de garder l’initiative et la maîtrise du processus, mettant en balance l’ensemble de ses atouts impériaux (monétaires, militaires, etc.), de manière plus ou moins conforme aux préconisations de la « doctrine Miran ».

    Toutefois, contrairement aux apparences, dans ce bras de fer soi-disant « tarifaire » l’État américain se rapporte à l’ensemble des acteurs de l’accumulation capitaliste à l’échelle mondiale : aux autres États et aux capitaux étrangers, bien sûr, mais aussi aux capitaux américains, et notamment à ceux qui sont investis à l’étranger. Et par ce biais, il se rapporte également à l’ensemble des classes subordonnées de la planète dans leurs différentes couches et fractions (prolétariat, classes moyennes anciennes et modernes, paysannerie, etc.).

    En définitive, ce « choc » volontaire sur l’économie mondiale, que seuls les États-Unis sont en capacité d’assumer, doit donc être considéré comme une première tentative d’envergure d’imposer une reconfiguration du rapport capital-travail au niveau mondial. Les dés sont jetés.

    Notes :


    [1] Pour une version de travail, plus étendue et plus brouillonne de ce texte, n’engageant qu’un seul de ses deux auteurs, voir https://editionsasymetrie.org/delestage/2025/05/08/la-doctrine-miran-et-le-choc-trump/

    [2] Stephen Miran, « A User’s Guide to Restructuring the Global Trading System », Hudson Bay Capital, novembre 2024, p. 7. Nous avons tenu compte de la traduction partielle en français, parue sur le site du Grand Continent, en traduisant nous-mêmes les passages qui n’y sont pas inclus, et en modifiant la traduction de ceux qui le sont à chaque fois que cela nous a semblé nécessaire.

    [3] Op. cit., p. 7.

    [4] Op. cit., p. 10.

    [5] Op. cit., p. 23.

    [6] Op. cit., p. 26.

    [7] Alerta Comunista, Tariffonomicon, 18 avril 2025. Disponible ici:

    [8] Op. cit., p. 28.

    [9] Op. cit., p. 36.

    [10] Op.cit., p. 29. 

    [11] Op. cit., p. 29.

    [12] Cf. Dani Rodrik, « On productivism », HKS Working Paper n° RWP23-012, mars 2023.