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Tunisie: Latécoère verse des indemnités records à des syndicalistes licenciées
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
(Mediapart) Deux déléguées syndicales tunisiennes d'une filiale du groupe aéronautique ont obtenu mardi près de 30 000 euros d’indemnités. Fondatrices en 2011 d’une section syndicale, elles avaient été licenciées en avril 2013, après deux ans de conflit portant sur l'amélioration des conditions de travail.
Le bras de fer aura duré plus de trois ans. Il s’est achevé mardi 15 juillet par le paiement de lourdes indemnités de licenciements à des déléguées syndicales de l’usine LATelec à Fouchana, dans la banlieue de Tunis.
En mars 2011 des ouvrières de LATelec, filiale de la multinationale toulousaine Latécoère, se regroupent en syndicat pour faire améliorer leurs conditions de travail. Le régime autoritaire de Ben Ali est tombé deux mois plus tôt, et la parole est désormais libre dans la société tunisienne, y compris dans les entreprises pilotées par des actionnaires étrangers. Le groupe aéronautique français Latécoère est installé dans la capitale tunisienne depuis 2005. Il y fabrique des câblages électriques pour les avions qu’il fournit principalement à Airbus et Dassault. Jusqu’à l’apparition du syndicat en mars 2011, 430 salariés, dont 200 intérimaires, sont payés au salaire minimum en vigueur, soit autour de 120 euros par mois.
Dès le lendemain de la révolution, les salariés, constitués à 80 % de femmes, adhèrent en masse à ce nouveau syndicat directement affilié à l’UGTT, la principale centrale syndicale tunisienne. Menées par les déléguées Monia Dridi et Sonia Jbali, les ouvrières dénoncent des pratiques de « harcèlement sexuel », des heures supplémentaires non payées, et réclament des augmentations salariales conformes à leur niveau de qualification exigé – baccalauréat, bilinguisme français et arabe – ainsi qu’une extension de leurs congés payés, alors en dessous de la norme légale.
Après huit mois de bras de fer, ces revendications sont finalement acceptées par les dirigeants de LATelec qui, tout en démentant les pratiques de harcèlement sexuel après avoir diligenté une « enquête interne », ratifient le projet de classification proposé par le nouveau syndicat en mai 2012.
Mais durant l’été 2012, Latécoère opère un changement à la tête de l’usine de Fouchana. La nouvelle direction revient pas à pas sur les accords passés. « Il y a eu une volonté de nettoyer l’usine de ses syndicats », analyse-t-on du côté du comité de soutien français des ouvrières. À l’automne, 200 contractuelles sont licenciées et une centaine de titulaires sont mutées vers un autre site de production. Le groupe Latécoère rapatrie ses activités dans ses usines à Toulouse et au Mexique. La direction évoque avant tout un impératif économique : « Nous avions les carnets de commande pleins et avec les arrêts à répétition, le site de Fouchana était dans l’incapacité de produire dans nos besoins. »
Les ouvrières de LATelec durant un débrayage dans les murs de l'usine. © DR
Un nouveau syndicat, minoritaire, voit le jour au sein de l’entreprise et devient le principal interlocuteur de la direction. Le dialogue est alors rompu avec les déléguées affiliées à l’UGTT qui revendiquait, à sa création en 2011, près de 400 adhérents. Réduites au chômage technique durant des mois, les ouvrières tentent de médiatiser leur cause par des manifestations à Tunis et devant l’ambassade de France, le 30 mars 2013.
Un mois plus tard, dix d’entre elles, dont deux déléguées syndicales UGTT, sont licenciées. Latécoère, par l’intermédiaire de l’ancien journaliste Jean-Christophe Giesbert, consultant en communication pour le groupe, avance aujourd’hui « des violences et une atteinte à l’outil de production » pour justifier les licenciements. Des licenciements nécessaires « au vu de la gravité des faits », affirme le groupe.
Au bout d’un an de conflit, plusieurs des ouvrières mises à la porte sont réintégrées mais les évictions de quatre d’entre elles, dont les deux responsables syndicales, sont maintenues. Réclamant sans succès leur réintégration au sein de l’entreprise depuis, l’ex-salariée Houda Talgi, 29 ans, et la déléguée syndicale Sonia Jbali, 36 ans, entrent le 16 juin en grève de la faim. La méthode radicale suscite l’émoi des médias, et la demande de réintégration est largement diffusée en France par la CGT Latécoère et par deux comités de soutien très présents sur les réseaux sociaux. Le dialogue reprend fin juin 2014 entre les ouvrières et la direction de LATelec, et nécessite la médiation des secrétaires généraux nationaux de l'UGTT.
Les négociations se déroulent dans « une grande tension », selon une proche du dossier, et finissent par aboutir à un accord historique, alors que l’état de santé des grévistes se détériorait de manière inquiétante. Deux des ouvrières sont réincorporées au sein de l’usine, et les deux déléguées syndicales, Monia Dridi et Sonia Jbali, perçoivent des indemnités équivalentes à 7 années de salaire.
Une demi-victoire pour les ouvrières. Comme l’a toujours souhaité LATelec, les deux militantes Monia Dridi et Sonia Jbali ne réintégreront pas l’entreprise. Ni aucune autre d’ailleurs, selon l’aveu de Monia Dridi, 32 ans. « Jamais je ne retrouverai un emploi. Lorsqu'on dit qu'on a travaillé à LATelec, on est sûr d’être refusée », expliquait-elle par téléphone avant la signature de l’accord.
59 mouvements sociaux en l’espace d’un mois
Pourtant, le montant des indemnités, soit une somme située aux alentours de 60 000 dinars (environ 30 000 euros) pour chacune des deux ex-déléguées, montre que le conflit n’a pas été vain et que les syndicats constitués après la révolution sont désormais capables d’instaurer un rapport de force avec des managers étrangers.
« C’est la première fois que l’on voit des indemnités de licenciement aussi importantes. C’est six fois le montant de ce que peut proposer un tribunal des prud’hommes dans un cas similaire », détaille Charfedine El Kellil, avocat pénaliste et collaborateur del’Observatoire social tunisien.
Le conflit social de Fouchana est que le fruit d’un contexte d’explosion sociale dans le pays, où le taux de chômage reste supérieur à 15% depuis la révolution. Si les statistiques détaillées manquent dans le domaine, le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux a recensé à titre d’exemple plus de 59 mouvements sociaux en l’espace d’un mois en novembre 2013.
Les déléguées syndicales Monia Diri (à droite) et Sonia Jbali © DR
Avec l’accord obtenu par les ouvrières de Fouchana, la tendance n’est pas près de s’inverser. D’une part, la libéralisation de la parole et l’instabilité politique observée depuis janvier 2011 confèrent une position de force jamais vue à l’UGTT, qui tenait déjà un rôle de contre-pouvoir important depuis sa création en 1946. D’autre part, la législation tunisienne n’offre que peu de garanties aux travailleurs et reste très complaisante avec les investisseurs étrangers.
« Dans chaque secteur, les syndicats procèdent à la comparaison avec un travailleur marocain et un travailleur européen, et c’est à chaque fois pour le travailleur tunisien que les conditions de travail sont le plus dégradées », explique Me El Kellil. « On a quasiment abandonné l’embauche en CDI, les entreprises enchaînent les CDD de 6 mois avec des délais de carence, et tout cela dans un cadre très légal. Le code d’incitation aux investissements promulgué sous Ben Ali avait fait de la Tunisie un paradis aux yeux des multinationales étrangères en proposant jusqu’à 80 % d’exonération fiscale. Le nouveau code adopté en 2013 promet encore plus d’avantages fiscaux ! » poursuit-il.
Pourtant, d’après l’Observatoire social de Tunisie, près de 200 entreprises étrangères ont quitté le pays depuis la révolution, sur fond d’insécurité et surtout de l’émergence des syndicats dans le secteur privé. Des départs entrepris parfois dans la brutalité. En 2013, le groupe textile belge Jacques Bruynooghe Global fermait cinq de ses usines sans le moindre préavis, laissant 311 employés sans travail. Le groupe belge a été condamné depuis.
Avec l’émergence des syndicats du secteur privé et la multiplication des mouvements sociaux, la Tunisie gomme peu à peu son image de « paradis » des investisseurs. Mais la culture du dialogue social, « encore embryonnaire » en Tunisie, et les pratiques de management en vigueur issues des années Ben Ali promettent d’autres bras de fer aussi radicaux que médiatiques. En avril 2013, cinq syndicalistes de Teleperformance, le leader mondial des centres d’appels téléphoniques, qui emploie 6 000 personnes en Tunisie, avaient entamé une grève de la faim pour protester contre des licenciements jugés abusifs. Aujourd’hui encore, un autre salarié tunisois refuse de s’alimenter après son licenciement par une filiale de l’entreprise française Leman Industrie.