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JL Nancy, philosopher à Strasbourg

Lien publiée le 15 décembre 2014

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://alainindependant.canalblog.com/archives/2014/12/14/31137690.html

C'est Eric Aeschimann qui nous le confie : « Pour qui est rebuté par le terme de «déconstruction», l’Adoration(de Jean-Luc Nancy) montre qu’il s’agit d’une méthode inventive et étonnamment joyeuse. Appliquée ici au christianisme, elle permet d’aller au fondement de celui-ci et d’y voir moins une religion qu’un mouvement par lequel l’Occident s’est défait, étape par étape, de tout ce qui était censé donner un sens au monde : les idoles, les superstitions, puis la foi, la raison, l’Etat (ces«dieux pour athées») jusqu’au constat de l’inexistence d’une signification ultime. Ainsi Nancy finit-il par nous conduire à ce qui est, de livre en livre, le cœur de sa pensée : «Le monde ne repose sur rien - et c’est là le plus vif de son sens.»

Si vous pouvez supporter le fait d'être bousculé, je vous invite à me suivre.

Michel Peyret


Jean-Luc Nancy, philosopher à Strasbourg

Libération

ERIC AESCHIMANN ENVOYÉ SPÉCIAL À STRASBOURG ,2 JUILLET 2011

Depuis quarante ans, ce disciple de Derrida vit en Alsace. Penseur politique, il nous engage à aller au-delà de la politique : vers le «sensible».

Au début des années 70, un jeune philosophe, Jean-Luc Nancy, s’installe en communauté, avec femme et enfants, au 6, rue Charles-Grad dans le quartier allemand de Strasbourg. L’autre couple est celui de son ami le philosophe Philippe Lacoue-Labarthe. Ensemble, ils vont publier un petit essai salué par Lacan en personne comme la meilleure introduction à son œuvre. Le Titre de la lettre est un best-seller chez les psys. A Strasbourg, leur séminaire du samedi attire des centaines d’étudiants. Pendant quelque temps, on ira jusqu’à parler d’une «école de Strasbourg», comparaison (trop) flatteuse avec une autre école de Strasbourg, celle qui s’était formée après-guerre autour de Lévinas.

Quatre décennies plus tard, Nancy continue d’écrire des livres, grands ou petits. Ni déploration finkielkrautienne ni colère à la Onfray, il ausculte avec douceur les défaites et les dilemmes que l’époque mâchonne depuis trente ans : où nous sommes-nous trompés ? Faut-il renoncer à espérer ? Sommes-nous condamnés à choisir entre le règne de la marchandise ou le retour au religieux ?

Dans Vérité de la démocratie, à l’occasion du 40e anniversaire de Mai 68, il prenait ses distances avec la formule contestataire des années 70 : «Tout est politique.» Si la politique est indispensable, plaidait-il, l’erreur fut d’en faire une fin en soi. Tout passe par la politique, oui, mais pour nous conduire au-delà de la politique - à l’art, l’amour, la pensée, les paysages, tout ce qu’il appelle le «sensible». 

Un autre livre, sorti en 2010, tranchait avec le pessimisme ambiant : l’Adoration. Et le sous-titre laisse planer une ambiguïté théologique : Déconstruction du christianisme. Nancy appartient à la famille des penseurs radicaux, avec Balibar et Rancière (des copains de khâgne), Agamben, Negri ou Badiou, dont la croisade pour le renouveau de «l’idée communiste» a toute sa sympathie.

N’est-ce pas contradictoire avec l’idée d’adoration ? Non, car pour lui, le communisme (dépouillé de son barda révolutionnaire) est précisément l’organisation collective qui permettra à chacun de s’ouvrir au mouvement des sensations, à leur miroitement, à leur circulation, au«sensible» donc. Loin du grand soir ou de la présidentielle, l’enjeu est de sortir la politique de ses impasses, de la désencombrer des fausses attentes. En ces temps de gauche maigre, voilà qui donnait envie d’aller y voir de plus près.

L’EFFERVESCENCE SOIXANTE-HUITARDE

Jean-Luc Nancy habite toujours rue Charles-Grad. Simplement, il a déménagé deux numéros plus loin. Pour le dîner, il reçoit dans la grande cuisine de l’appartement où il vit désormais avec Hélène, sa compagne, professeure de philosophie en lycée. Il porte un épais chandail, ses cheveux sont devenus rares, son visage est creusé, mais il parle sans relâche, d’une voix chaleureuse, chantante, tandis que son regard brille d’une flamme intacte qui, au bout d’un moment, paraît l’épuiser de l’intérieur.«Quand on m’a fait une greffe du cœur, un de mes collègues, pour m’en dissuader, m’a dit : "Tu es trop nerveux. Sois plus calme et il n’y aura plus de problème."»Opéré à cœur ouvert en 1992, il en a gardé une santé fragile et un sens aiguisé de tout ce qui palpite autour de lui.

Dans le microcosme philosophique irrésistiblement attiré par Paris, ses quatre décennies strasbourgeoises sont une exception. Tout a commencé par hasard. En 1967, Paul Ricœur lui propose d’être son assistant à Nanterre. Offre prestigieuse ! Mais Strasbourg veut se développer et lui ouvre grand ses portes. «Venez, venez !» dit-on à une nouvelle génération. «Aujourd’hui, il y a 300 candidats pour un poste à la faculté. Quand je repense aux conditions de mon recrutement, j’éprouve presque une gêne.» L’effervescence soixante-huitarde va bientôt gagner la capitale alsacienne. Pour une poignée d’années, ici comme à Paris, toute une génération va s’offrir le luxe d’une liberté entièrement tournée vers l’avenir.

Nancy et Lacoue-Labarthe sont donc recrutés ensemble. Ils se rencontrent, se plaisent, se présentent leurs femmes. Dans un marivaudage version vestes à franges, chacun séduit la femme de l’autre. «C’était un chiasme sexuel, dit-il. Il y avait l’envie de rompre avec la cellule familiale, le chacun chez soi. La vie en communauté faisait partie de cette expansion. Plus tard, quand j’ai rencontré Hélène, il s’est avéré que la communauté avait été un trompe-l’œil.» Les deux familles emménagent donc dans une maison années 20, cachée au milieu d’immeubles construits au temps de Bismarck. On lit le Quotidien de Pékin, parce que tout se tient : révolution sexuelle, politique, intellectuelle. Assis l’un à côté de l’autre dans le même bureau, les deux complices déchiffrent les Ecrits de Lacan :«On n’y connaissait rien, on lisait phrase par phrase, en se demandant comment ça fonctionne.»

LENT TRAVAIL DE DISSECTION

Philosophique, l’effervescence des années 70 fut aussi une façon de fuir l’esprit des décennies précédentes, ces Trente Glorieuses dont on croit trop souvent qu’elles avaient été Trente Joyeuses : «Il y avait un mélange d’assurance et de grande inquiétude, un immense déficit de pensée. On se disait :"Voilà, on est sorti de l’horreur" sans prendre de front la question : pourquoi y a-t-il eu des fascismes ?»On s’accrochait au libre arbitre à la Descartes, la conscience de soi toute-puissante. Même l’idée marxiste d’aliénation impliquait un état original auquel il suffisait de revenir. L’identité, le retour aux origines, la croyance en un ordre naturel, voilà ce qu’il fallait éradiquer, et les chefs de file de cette bataille étaient Lacan, Foucault, Deleuze et Derrida.

C’est en ce dernier que Nancy a trouvé son maître. Lequel, fait rare, publia dans les années 90 un hommage à son disciple : le Toucher, Jean-Luc Nancy. En plaçant son Adoration sous le signe de la déconstruction, Nancy témoigne de sa dette. Poursuivant la méthode inaugurée par Derrida, il préfère le lent travail de dissection aux vérités métaphysiques hâtivement proclamées. Pour qui est rebuté par le terme de «déconstruction», l’Adoration montre qu’il s’agit d’une méthode inventive et étonnamment joyeuse. Appliquée ici au christianisme, elle permet d’aller au fondement de celui-ci et d’y voir moins une religion qu’un mouvement par lequel l’Occident s’est défait, étape par étape, de tout ce qui était censé donner un sens au monde : les idoles, les superstitions, puis la foi, la raison, l’Etat (ces«dieux pour athées») jusqu’au constat de l’inexistence d’une signification ultime. Ainsi Nancy finit-il par nous conduire à ce qui est, de livre en livre, le cœur de sa pensée : «Le monde ne repose sur rien - et c’est là le plus vif de son sens.» On sent une véritable délectation chez lui à prendre à revers tous ceux qui théorisent la«quête de sens». Le sens du monde, c’est qu’il n’y en a pas, répond Nancy. «Sartre disait que le communisme est l’horizon indépassable de notre temps. Depuis, on a appris qu’il n’y a pas d’horizon indépassable, ni même d’horizon tout court. Il faut se faire à un univers sans horizon, comme dans un vaisseau spatial.»

Reste à comprendre ce que l’on peut faire d’un tel paradoxe. L’affaire va s’éclairer peu à peu, le lendemain matin. Le maître des lieux a eu le temps d’acheter le pain et les journaux, d’allumer l’ordinateur, de consulter ses mails. Dans le salon, à côté d’un tableau abstrait (blanc sur blanc), un écran géant dégueule de câbles. Nancy est un gros consommateur d’innovations techniques. La semaine précédente, il a passé la journée à brancher sa télévision à l’ordinateur. «Je suis capable de retourner trois fois à la Fnac pour avoir le bon raccordement. Je suis addict aux machines.» Dans cet univers d’images, d’écrans, de musique continue, il repère des exemples d’adoration. «Prenez le mail. Au début, mes amis juraient que jamais ils ne s’en serviraient. Aujourd’hui, on y sent l’humeur de l’autre, on y entend plus que le message. Ou encore le concert rock : on s’envoie des signaux, on se salue, ça circule. De même que, dans la grotte Chauvet, les fresques représentant les bisons sont une façon de saluer l’homme, dans le rock, l’homme est salué par la technique.» A l’adoration, qui fait circuler le sens, s’oppose l’idolâtrie, qui prétend fixer la signification de tel objet, de telle façon d’être. Par exemple, comme tout système de croyance, le libéralisme économique voudrait réduire la vie à une seule dimension, celui du chiffrage et du calcul. «Quand vous appelez une hotline, la politesse est réglementée, calibrée : "J’ai répondu à toutes vos questions, monsieur Nancy ? Je vous souhaite une bonne journée, monsieur Nancy !" C’est effrayant. Il faut que nous nous adressions aux autres, et à nous-mêmes, autrement que sur le registre du calcul.»

Ce midi-là, la Belle Strasbourgeoise sert des bouchées à la reine. La jeunesse de la serveuse, la blancheur de la nappe, l’ambiance presque trop tranquille dégagent un entêtant parfum de province. A-t-il rêvé de revenir à Paris ? A la fin des années 80, Lyotard et Deleuze proposèrent à Lacoue-Labarthe et à Nancy de prendre leur succession au département de philo de Paris-Saint-Denis (ex-Vincennes).«Quelques mois plus tard, ils nous ont conseillé de rester à Strasbourg.» La décision de rester en Alsace aura coïncidé avec le début de la grande hibernation intellectuelle et universitaire. «Il y avait moins de monde à notre séminaire, moins de candidats pour les thèses. Pour la première fois, des étudiants m’ont reproché de faire cours sur des sujets trop compliqués.» Aujourd’hui, à rebours de ses amis politiques, Nancy juge sévèrement l’université. La massification est un échec, le statut à vie des chercheurs ne lui paraît pas une bonne chose, et c’est désormais hors la fac que la pensée s’épanouit, «comme au XVIIIe».

«UNE MUE MORALE»

Pour le dire autrement, la radicalité de Nancy est plus métaphysique que politique.«On ne sortira pas du capitalisme en posant une autre économie, en construisant une autre institution politique. Il n’existe pas de poste extérieur pour mener une lutte frontale. La transformation viendra de l’intérieur, par une mue morale et spirituelle. Tous les jours, on dénonce l’appât du gain, on tape sur Goldman Sachs, et tous, pourtant, on vit dans l’appât du gain. Cela finira par produire quelque chose. Après tout, le capitalisme, lui aussi, est né d’une mutation interne des sociétés antiques.» En politique comme dans la vie quotidienne, Nancy est l’homme de l’incertitude, du tremblement, de la pure sensation. Sur le chemin de la gare, raccompagnant son visiteur, il lance une dernière définition de son adoration :«C’est le contraire de l’addiction. L’addiction dépend de l’objet, l’adoration vaut pour elle-même. C’est comme avoir les yeux ouverts dans le noir : on ne distingue rien, mais on sent qu’on voit.»

Eric AESCHIMANN Envoyé spécial à Strasbourg