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La vague Podemos

Espagne international

Lien publiée le 24 décembre 2014

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

(Le Monde) Surprise des élections européennes, le parti de la gauche radicale issu du mouvement des " indignados " bouscule le paysage politique espagnol. En tête des sondages, Podemos pourrait remporter les législatives de 2015

Dimanche après-midi. La nuit est tombée depuis longtemps mais la réunion continue. Depuis plus de deux heures, une quarantaine de sympathisants du "  cercle  " de Podemos à Lavapies, l'un des quartiers populaires les plus colorés de Madrid, discutent de la nouvelle stratégie électorale en vue des municipales de 2015. La petite salle qui pendant la semaine fait office de siège du parti est bondée. Il ne reste plus une chaise libre. Sur les murs nus, les photos de quelques meetings. Elles ne sont pas nombreuses.

Podemos ("  nous pouvons  "), la formation politique de la gauche radicale qui bouscule la vie politique en Espagne, n'existait pas il y a un an. Sous la lumière blafarde des néons, les questions fusent. Marisa, assistante sociale et membre de la première heure, ne s'y retrouve pas. Elle s'excuse d'insister. "  Si je comprends bien, on ne peut pas se présenter comme parti, il n'y aura que des candidatures individuelles  ?  ", lance-t-elle. "  Oui  ", lui répond-on dans l'assemblée. "  Mais les candidats peuvent dire qu'ils viennent de Podemos  ?  " "  Oui  ", lui répète-t-on, il faudra être soutenu par l'un des "  cercles  ", mais les candidats pourront proposer leur propre programme. "  Mais alors, qui coordonnera les politiques  ?  ", demande Marisa.

Si une certaine confusion règne dans les "  cercles  ", ces assemblées de quartier qui dans un premier temps ont assuré la popularité de Podemos, c'est parce que tout est allé très vite. Issu de la mouvance des "  indignados  " (les "  indignés  "), Podemos fait irruption sur la scène politique espagnole en janvier  2014. Nombreux sont ceux qui considèrent alors les promoteurs de ce groupuscule comme une poignée d'enragés antisystème. Aux élections européennes de mai, ils créent la surprise en remportant cinq sièges et 1,2  million de voix. Depuis, Podemos, qui est crédité d'environ 25  % d'intentions de vote, ne cesse de monter dans les sondages. C'est un tremblement de terre en Espagne car, si ces estimations se confirment, la nouvelle formation pourrait casser l'hégémonie des deux partis qui gouvernent en alternance depuis plus de trente ans  : les conservateurs du Parti populaire (PP), de retour au pouvoir en  2011, et les socialistes du PSŒ.

Dans un pays fortement éprouvé par la récession économique et scandalisé par les interminables affaires de corruption qui entachent la scène politique espagnole depuis des années, Podemos dénonce les "  oligarques  " accusés de "  confisquer la souveraineté  " du peuple et propose de faire table rase. "  Sans la crise, Podemos n'existerait pas  ", reconnaît le professeur de sciences politiques Ariel Jerez, l'un des membres fondateurs du parti. Avec un discoursqui dépasse le clivage droite-gauche pour le remplacer par une opposition entre le peuple et la "  caste  ", Podemos espère récupérer au moins un tiers de l'électorat du PSŒ, mais également des conservateurs du PP. Selon certaines estimations, ceux-ci représenteraient plus de 24  % des électeurs décidés à parier sur la nouvelle formation.

Podemos reflète l'épuisement idéologique des partis traditionnels. "  La réponse ne pouvait venir de l'extrême droite – le souvenir de la dictature a vacciné les Espagnols –, il est donc venu de la gauche  ", explique le professeur de sciences politiques José Ignacio Torreblanca, qui prépare un livre sur la formation politique. Podemos s'inscrit dans une logique à la fois de rupture et de continuité. "  Ils demandent la refonte des institutions créées par la Constitution de 1978 – qu'ils appellent le “cadenas du régime de 78” –, mais en même temps se veulent les véritables héritiers de la transition démocratique espagnole  ", dont ils récupèrent les symboles, notamment L'Estaca, du chanteur catalan Lluis Llach, l'un des hymnes officieux de la résistance au franquisme.

Impossible de comprendre la popularité de Podemos sans celle de son chef de file, Pablo Iglesias. A 36 ans, cet ancien professeur intérimaire de sciences politiques, devenu député européen, doit son succès aux réseaux sociaux et à la télévision. A l'aise devant les caméras, Pablo Iglesias ne perd jamais contenance dans les débats idéologiques. Sa relation avec le petit écran n'est pas le fruit du hasard  : cela fait cinq ans qu'il s'entraîne sur le plateau de "  La Tuerka  ", une émission diffusée sur Internet où il a appris à parler face au public et qu'il continue de présenter tous les lundis.

Pour Iglesias, fini le piercing

Pablo Iglesias est tombé dans la politique lorsqu'il était petit. A entendre sa mère, Maria Luisa, il était déjà de gauche avant sa naissance. "  Mon fils a été élevé de la meilleure façon possible à l'égard de sa classe sociale, de son peuple, de son entourage et de sa patrie  ", assurait-elle le 26 mai, au lendemain des élections européennes, au quotidien El Pais. Ses parents l'ont prénommé Pablo en l'honneur d'un autre Iglesias, Pablo Iglesias Posse, père du socialisme espagnol.

Depuis sa nouvelle popularité, Pablo Iglesias a changé de look  : finis les anneaux aux oreilles et le piercing au sourcil droit, mais il a gardé la queue-de-cheval. "  Dans le pays des toreros, il n'allait pas se couper la coleta  ", ironiseAriel Jerez, qui a rencontré Pablo Iglesias pour la première fois lors d'un sommet contre la mondialisation à Gênes, en  2001. Le leader de Podemos se déplace encore en Harley dans Madrid, incognito sous son casque, mais se rend désormais aux meetings et interviews flanqué de deux gardes du corps de la police. Il semble s'être habitué assez vite à sa nouvelle vie, disent ses collaborateurs. "  Pablo sait ce qu'il doit faire et quand il doit le faire  ", assure M.  Jerez.

Au sein de Podemos, Pablo Iglesias peut s'appuyer sur ses collègues de la faculté de sciences politiques de l'université Complutense  : Ariel Jerez,Juan Carlos Monedero, l'idéologuedu parti, et Iñigo Errejon, le grand stratège de la campagne des européennes. Ironie de l'histoire, le campus de Somosaguas, où certains d'entre eux continuent d'enseigner, est situé dans l'une des zones résidentielles les plus huppées de Madrid. Il a été construit à la fin des années 1960, loin de la capitale pour isoler l'opposition étudiante au régime de Franco. C'est dans cet édifice gris en béton armé, qui ressemble un peu à une prison avec ses interminables couloirs sans lumière, que les membres du noyau dur de Podemos forgent leur programme, d'abord autour de l'association Contrapoder ("  contre-pouvoir  "), qui défend la désobéissance civile, et, surtout, au sein de la Promotrice de la pensée critique, groupe de réflexion créé en  2008.

Le mouvement des "  indignés  " (dénommé 15-M) qui, en  2011, rassemble des milliers de manifestants sur la Puerta del Sol et dans toute l'Espagne, est une "  véritable aubaine  " pour ces jeunes idéologues, raconte Juan Carlos Monedero, "  car il nous ouvre une voie pour construire un récit alternatif  ". Récit qui se nourrit en partie de leurs expériences au sein des divers mouvements bolivariens d'Amérique latine, notamment en Equateur et surtout au Venezuela - M.  Monedero a été pendant cinq ans l'un des collaborateurs du président Hugo Chavez.

L'année 2015 sera une année-clé pour Podemos, et ses leaders l'ont vite compris. Ils sont désormais tournés vers un seul objectif  : gagner les législatives qui devraient avoir lieu en novembre. Une fenêtre d'opportunité "  profonde, mais étroite et en aucun cas éternelle, s'est ouverte  ", énonce un document interne du parti. "  C'est maintenant ou jamais  ", affirme Juan Carlos Monedero. Podemos a donc amorcé une mutation profonde, structurelle, stratégique et idéologique. Ses responsables sont passés à la vitesse supérieure. "  Nous avons parié pour une structure verticale pour profiter de la conjoncture actuelle  ", explique M.  Jerez. Le parti a célébré soncongrès fondateur en octobre. Quelques semaines plus tard, Pablo Iglesias a été officiellement élu secrétaire général ; un "  conseil citoyen  " de 62 membres a également été élu.

" Nous allons gagner "

"  Nous allons gagner  ", ne cesse de répéter le jeune leader à des militants enthousiasmés par l'espoir d'une victoire qu'ils n'auraient jamais imaginée il y a tout juste quelques mois. Faute de candidats et d'implantation territoriale, Podemos ne va pas se présenter en tant que parti aux municipales et régionales de mai  2015, le premier rendez-vous électoral de l'année. Mais les militants qui le souhaitent pourront s'inscrire sur des listes d'"  unité populaire  ", d'où les longues réunions dans les "  cercles  " pour trouver des volontaires. Il s'agit également d'une décision délibérée afin de préserver l'image du parti avant les législatives. "  Il suffit d'un incident dans deux ou trois des 8  177 municipalités  ", souligne le document interne "  pour que les médias en fassent un symbole contre la marque Podemos.  "

La formation commence également à nuancer son discours. Le 27  novembre, dans une salle louée à la dernière minute dans le centre de Madrid, Pablo Iglesias a présenté, devant plus d'une trentaine de caméras, une ébauche de programme économique qui s'éloigne de ses premières revendications – revenu minimum pour tous (renta basica), retraite à 60 ans, refus de payer la dette – et de sa rhétorique antisystème pour s'approcher d'un modèle progressiste. Ses auteurs, les économistes Juan Torres et Vicenç Navarro, proches du mouvement altermondialiste Attac, demandent la semaine de 35  heures, la cogestion des entreprises, le droit au crédit et une réforme fiscale approfondie "  pour éviter le démantèlement matériel des démocraties  ".

La refonte des structures n'est pas sans inquiéter les militants de base. L'élection fin octobre de Pablo Iglesias avec 88,6  % des suffrages sur une liste fermée avait déjà créé un certain malaise. "  Au début, nous discutions des vrais problèmes du quartier, mais depuis quelque temps on ne parle plus que d'organisation  ", raconte Alberto Pajares, du "  cercle  " de Podemos du quartier de Malasaña, dans le centre de Madrid. Pour Miguel Barrionuevo, l'un des militants de Lavapies, il est important de maintenir le processus participatif qui a fait le succès du mouvement, "  même en pleine réorganisation, en pleine effervescence. Il ne faudrait pas que les candidats se décident dans des bureaux  ".

Dans son assaut vers le pouvoir, Podemos ne risque-t-il pas de devenir un parti comme les autres  ? "  Non  ", rétorque Juan Carlos Monedero, qui parle des deux âmes de Podemos, "  l'une stratégique, l'autre idéologique  ", et soutient que le parti est parfaitement capable de gérer son succès inattendu. "  Nous sommes tous profs de sciences politiques, nous avons bien étudié la question, nous connaissons les risques. Nous n'allons pas devenir des zombies politiques.  "

Isabelle Piquer