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Usine occupée : Les ouvriers prennent de la graine

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Lien publiée le 3 janvier 2015

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://cqfd-journal.org/Usine-occupee-Les-ouvriers

Il y a un an, les Grands Moulins Maurel (GMM), à Marseille, cessaient leur activité. Mais la moitié des soixante salariés licenciés refusent d’abandonner l’usine. À la recherche d’un repreneur, ils veulent empêcher le groupe Nutrixo de démanteler le site. CQFD est passé derrière les barricades.

Ils sont retranchés, mais accueillants. La trentaine de salariés des Grands Moulins Maurel, quartier La Valentine, à l’Est de Marseille, s’entêtent et occupent leur usine. Dans la guérite-conciergerie, on boit le café dans des verres en plastique tout en écoutant un reportage de Radio Galère sur la lutte. « Tu parles bien, Gilles, tout est clair  », se félicite Kamel.

Par Rémi. {JPEG}

Coup tordu illustrant la complicité de l’État avec le patron, le 2 octobre, alors que les représentants des salariés étaient reçus en préfecture dans l’espoir de persuader autorités et propriétaire de la viabilité d’une reprise, une équipe de mercenaires, sous forte protection des CRS, a déménagé deux machines Sortex, les plus performantes, les plus chères, « le noyau de l’usine, pour décourager le repreneur », selon Gilles, agréeur amoureux de son métier – il était chargé de l’analyse et de la classification des arrivages de blé. Mais avec le soutien de syndicalistes du port et de l’usine Fralib – sur le point de relancer leur activité sous forme de Scop –, les ouvriers ont réinvesti les lieux dès le 6 octobre et s’y sont barricadés. Le 17 octobre, pour avoir entravé la sortie du camion qui emmenait les deux trieurs optiques Sortex, le TGI de Marseille a condamné Jean-Phi à 10 000 euros d’amende et 600 euros d’astreinte chaque fois qu’un huissier constatera sa présence sur le site occupé.

Le quartier de La Valentine est à l’image du devenir de Marseille. Le noyau villageois, autrefois bercé par le rythme du maraîchage, puis par une activité industrielle qui s’étendait tout le long de la vallée de l’Huveaune, est aujourd’hui cerné par les zones commerciales, les rotondes, les voies rapides et l’autoroute-Est. À quelques encablures des Moulins, la brasserie Phénix a été rachetée il y a quelques années par Heineken, qui y a installé des infrastructures aisément démontables… La brasserie et les GMM puisent l’eau de la même rivière souterraine pour alimenter leur production. Avec l’expansion effrénée des centres commerciaux, la pression immobilière est énorme dans le coin. Un « Village des marques », projet de 125 magasins de « grandes marques » à prix cassés qui se poserait sur les 26 000 m2 de l’ancienne usine chimique Procida, est retardé à cause de la contamination des sols et des protestations du voisinage.

« Le pain, les pâtes, la semoule sont des produits de première nécessité, je pensais que notre usine était là pour toujours », s’étonne encore Kamel. « Ils veulent peut-être qu’on se nourrisse de gélules et de soupes lyophilisées… », ironise Gilles. « Une fois que nous serons tous au chômage, qui ira dépenser son fric dans ces centres commerciaux qui poussent comme des champignons autour de la ville ? », s’interroge Éric, délégué CFTC.

« On écrasait mille tonnes par jour, 500 de farine et 500 de semoule, de quoi fournir toute la région et bien au-delà », s’enthousiasme Roger, ancien chef semoulier qui fait visiter les cinq étages du moulin, où le plancher, les rampes en bois et la plaque de cuivre au-dessus du panneau-organigramme donnent un air vénérable au bâtiment. « Les machines les plus anciennes datent des années 1950, les plus modernes étaient celles que les sbires de Nutrixo ont déménagé le 2 octobre.  » Tout en expliquant le processus de fabrication, l’homme caresse la caisse d’une plansichter, machine oscillatoire qui permet de tamiser et de calibrer le grain. Elle semble miraculeusement suspendue au-dessus du sol, tenue par quatre fois huit tiges de jonc fixées au plafond et aux angles du châssis.

Quand Nutrixo – groupe propriétaire des moulins Storione, concurrent historique des GMM basé à proximité du port – a racheté la boîte en 2008, aucun directeur n’a été nommé. De temps en temps, le boss de Storione venait superviser les opérations, avec à la clé quelque 300 000 euros de frais de déplacement annuels… Si ce laisser-aller était bien la preuve d’une volonté de mener les GMM à la faillite, il a aussi permis de prouver, cinq ans durant, que les travailleurs étaient capables de faire tourner la baraque pratiquement sans l’aide de personne. « Quand j’ai vu la tempête s’approcher, je me suis intéressé à la lutte des Fralib, qui aura duré plus de 1 300 jours. C’est un exemple pour nous, explique Gilles. Une fois sur le carreau, on a pensé les imiter en montant une Scop. Mais ici, c’est plus compliqué. Les investissements sont lourds. Le prix de la matière première est très élevé, à cause des fonds de pension qui spéculent sur le blé. » Autre passionné du métier, Stéphane, chef d’équipe à la réception des blés et au chargement des coproduits (son, gruau…), s’accroche à l’espoir d’un repreneur  : « Nous avons commissionné un cabinet d’experts pour chercher des investisseurs, mais Nutrixo traîne des pieds pour fournir la documentation nécessaire. Un homme d’affaires franco-algérien a fait une offre, mais ils font la sourde oreille. » Selon Édouard, délégué CGT, c’est clair  : Storione a racheté les GMM pour les casser et éliminer un concurrent. Pire  : les moulins Storione étant situés sur le périmètre Euroméditerranée, où la spéculation immobilière condamne l’activité industrielle à disparaître, on soupçonne Nutrixo d’avoir voulu transférer toute la minoterie là-bas pour booster artificiellement la production et empocher un maximum d’indemnités le jour où Euromed voudra exproprier.

À La Valentine aussi, la spéculation est asphyxiante, alors comment être sûr qu’un éventuel repreneur n’ait pas lui aussi dans l’idée de réaliser une belle culbute en revendant ces 16 000 m2 à un promoteur ? Même si le projet de Scop paraît très ambitieux, peut-être vaut-il la peine de continuer à creuser cette alternative, en mettant la pression sur les collectivités locales pour qu’elles se mouillent… Outre la destruction d’emplois et la perte d’un savoir-faire de 150 ans, la disparition des GMM aurait des répercussions négatives jusque sur l’activité portuaire. On peut aussi argumenter sans peine sur la souveraineté alimentaire et l’ancrage local de la production… « En 2011, ils ont fermé la gare de fret de Saint-Marcel, où arrivaient les wagons de blé. On y avait même des instruments de pesage, rappelle Stéphane. Après l’arrêt de la production en novembre 2013, on nous a baladés de reclassement en plan de sauvegarde de l’emploi. Pendant ce temps, la direction préparait le démantèlement. On était soixante salariés avant la fermeture, la moitié a baissé les bras, certains sont entrés en dépression… »

Gilles fait un historique de cette casse programmée  : « En 2002, la famille Skalli a revendu les moulins à Panzani, qui nous a pompé la clientèle avant de revendre à Nutrixo. Panzani ne comprenait rien au blé tendre et à la farine. Nutrixo, c’est le contraire : ils ignorent tout de la semoule – Storione ne fait que la minoterie. Ils se sont amusés à spéculer sur le prix du blé, par l’entremise d’un courtier basé en Loire-Atlantique. C’est comme ça qu’entre 2008 et 2009, on a perdu 3 millions d’euros  ! En plus, Panzani avait fait signer à Nutrixo une clause de non-concurrence sur la semoule… Au fait, note bien que Nutrixo a été condamné en 2012 pour entente illégale avec un “concurrent” allemand… »

Le samedi 25 octobre, c’était journée portes ouvertes chez les Maurel. « Aujourd’hui oui, on peut entrer ici comme dans un moulin  ! » Plusieurs centaines de visiteurs sont venus, beaucoup en famille. Les médias locaux ont défilé. L’avenir est incertain, mais chaque démonstration de solidarité, chaque concert, chaque donation – comme celle de l’arrière-petite-fille de Joseph Maurel, le fondateur des Moulins en 1860 –, renforce la détermination des occupants. « C’est notre usine  ! » À l’heure où industriels, actionnaires et gouvernement ne pensent qu’en termes de profits immédiats, les seuls qui semblent avoir une approche sensée, sensible et sociale du problème sont ces trente ouvriers-là.