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Mort d’Ulrich Beck

Lien publiée le 6 janvier 2015

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

(Le Monde) Avec la disparition à 70 ans, jeudi 1er  janvier, du sociologue et philosophe allemand Ulrich Beck, mort d'un infarctus, le monde intellectuel perd un spécialiste des sciences sociales qui fut aussi un précurseur. Tout comme le Vieux Continent perd cette denrée de plus en plus rare  : un européiste de gauche passionné, typique de la génération d'après-guerre.

Né le 15  mai 1944 à Stolp, aujourd'hui Slupsk en Pologne, Ulrich Beck a grandi à Hanovre mais a fait ses études supérieures à Munich, où il a étudié la sociologie, la psychologie et les sciences politiques. Il en était professeur émérite mais, voix de la scène internationale, il avait aussi enseigné à la London School of Economics ainsi qu'à l'Ecole des hautes études en sciences sociales de Paris.

Un "  Moyen Age  " moderne

Son œuvre et sa vie se confondent avec le double idéal du cosmopolitisme et du "  post-national  ". Même si en France son travail n'a été connu et discuté qu'au début des années 2000, son nom avait fini par devenir un véritable repoussoir auprès des esprits nostalgiques de l'Etat-nation ("  catégorie zombie  ", selon Beck).

On lui reprochait d'avoir érigé en idéal positif le "  hall d'aéroport  " comme métaphore d'une société mondialisée et interculturelle. Il ne faisait pourtant là que relayer une tradition des sociologues de Weimar (la bouillonnante République d'avant 1933), ou de Siegfried Kracauer (1889-1966), pour qui la salle d'attente des gares symbolisait une modernité et une histoire largement dirigées par le hasard.

Proche du philosophe Jürgen Habermas, Ulrich Beck a tenté de penser la société contemporaine et ses bouleversements. Si la sociologie de l'école de Francfort, largement inspirée par le marxisme, correspondait à l'économie d'une société industrielle et monopolistique où l'économie repose sur la planification et la prévisibilité, M.  Beck estimait qu'un tournant décisif était survenu au cours des années 1970-1980, obligeant les spécialistes des sciences sociales à repenser leur boîte à outils conceptuels.

Tel est l'objet principal de son maître ouvrage, Risikogesellschaft, paru en  1986, l'année même de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl. L'ouvrage, traduit en trente-cinq langues, ne verra le jour en français que seize années plus tard sous le titre de La Société du risque. Sur la voie d'une autre modernité (Aubier, 2002).

A lire ce texte volumineux, on est frappé par la clairvoyance de son auteur, auquel se réfèrent encore de nombreux penseurs, notamment Bruno Latour, professeur à Sciences Po. Sous l'inspiration de la meurtrière explosion de gaz de Bhopal, en  1984, Ulrich Beck y développait l'idée que notre société était devenue une société du risque dans laquelle la logique des dangers encourus se substituait à la question de la répartition des richesses. Intégrer la réflexion sur l'imprévu dans les sciences sociales impliquait donc de renoncer au progressisme, ou du moins, à sa forme naïve.

Pour Ulrich Beck, la "  nouvelle modernité  " avait si peu en mains les rênes de son destin qu'il parlait de notre temps comme d'un "  Moyen Age  " moderne, au sens où l'individu s'y retrouvait exposé à un destin impondérable. La contingence, l'accident qu'une société du choix et de la maîtrise semblait avoir aboli, se révélait comme la conséquence perverse de l'évolution scientifique.

Les suites de cette transformation, il les a étudiées dans les comportements individuels  : dans la précarisation du travail – la "  flexibilité  " – ou au sein du couple. "  Soudainement,constatait-il par exemple à propos de la famille, il devient difficile de savoir qui a la primauté de la transformation des modes de vie humains (…) : est-ce encore la politique familiale ou déjà la génétique humaine  ?  "

L'influence politique de sa pensée s'est exercée dans plusieurs directions, notamment auprès des Verts allemands. Loin d'être séduit par l'apocalyptique, ou résigné face aux désillusions du progrès, Ulrich Beck prônait une "  modernité réflexive  " capable de prendre en charge une nature de plus en plus fusionnée avec la société humaine (dont le nuage radioactif constituait pour lui une image).

"  Troisième voie  "

A ce titre, voix écoutée du SPD allemand, il fut, avec le sociologue britannique Anthony Giddens, une des références intellectuelles de la "  troisième voie  " qui, à la fin de la décennie 1990, chercha à refonder théoriquement la social-démocratie après la chute des paradigmes marxistes, et qu'on a un peu vite confondue avec un pur et simple alignement de la gauche démocratique sur les dures réalités du marché et du néolibéralisme.

Sa philosophie politique, développée dans Pouvoir et contre-pouvoir à l'ère de la mondialisation (Aubier, 2003), Qu'est-ce que le cosmopolitisme ? (Aubier, 2006) puis dansPour un empire européen (Flammarion, 2007), remit à l'honneur la notion héritée de Kant de "  cosmopolitisme  ", seule capable à ses yeux de relever le défi de la mondialisation.

"  Les Etats cosmopolites sont fondés sur le principe de l'indifférence nationale de l'Etat,écrivait-il ainsi dans l'une de ses nombreuses tribunes au journal allemand DerSpiegel. De même qu'il a été mis fin aux guerres de religion par le traité de Westphalie au XVIIe  siècle grâce à la séparation de l'Etat et de la religion, on pourrait répondre aux défis des guerres civiles mondialisées du XXe  siècle en découplant l'Etat et la nation.  " Tel était notamment, pensait-il, la leçon à tirer des attentats terroristes du 11-Septembre.

La perspective d'une Europe dirigée par l'Allemagne n'était nullement du goût de cet europhile partisan du fédéralisme. Il s'était élevé sans ambiguïté contre la politique d'Angela Merkel, à laquelle il reprochait d'imposer à l'UE une politique d'austérité généralisée ne profitant qu'à Berlin.

Fustigeant le pragmatisme intéressé et l'attentisme de la chancelière allemande, il avait qualifié sa politique de machiavélique, en forgeant pour la qualifier le néologisme de "  Merkiavel  " (Le Monde du 12  novembre 2012).

Ce sociologue qui aura marqué l'histoire des idées nous laisse le modèle d'une figure moderne d'érudition impliquée dans les mutations de son temps. Bien loin de la mythique "  tour d'ivoire  ".

Nicolas weill