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Je ne suis pas Charlie, je suis Claude
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://lecourrierdumaghrebetdelorient.info/editorial/editorial-version-francaise-9/
J’aurais bien voulu être Charlie, mais je dois être Claude.
Claude, c’est un jeune professeur de philosophie politique, qui enseigne dans une école supérieure de la région parisienne.
C’est un fidèle lecteur du Courrier du Maghreb et de l’Orient ; et il suit régulièrement mes coups de gueule sur Facebook…
Claude, il y a quelques jours, a découvert, dans son fil d’actualité, le petit placard que j’avais posté sur ma page, la veille, très tard ; je l’avais moi-même emprunté à un ami algérien, qui vit à Toulouse.
Ce qui m’avait décidé ?
En visant les dernières infos du jour, tandis que je zappais, j’étais tombé sur cette scène : une meute de bienpensants, à New York, qui ânonnaient benoîtement « Je suis Charlie », avec un accent américain abominable…
Probablement ces Charlies états-uniens n’avaient-ils jamais ouvert une seule fois dans leur vie un exemplaire de l’hebdomadaire français, ni jamais vu aucune des caricatures de Cabu, Charb ou Wolinski ; s’il faut en croire l’éditorialiste James Brooks, en tout cas, qui affirmait, dans un article paru dans The New York Times (« I’m NOT Charlie Hebdo »): « S’ils avaient essayé de publier leur journal satirique sur n’importe quel campus universitaire aux États-Unis, durant ces deux dernières décennies, ils n’auraient pas tenu 30 secondes. Les étudiants et les cercles facultaires les auraient accusés d’attiser la haine. L’administration leur aurait coupé toute subvention et leur aurait fait fermer boutique. »
C’en était pathétique ; de ce pathos écœurant que peut exhaler un mouvement de foule idiot, imbécile, une réaction épidermique, où tout le monde fait tout comme tout le monde, sans rien vraiment comprendre aux enjeux, mais pour ne pas être en reste, pour ne pas prendre le risque de se tromper tout seul… Par peur, de se tromper tout seul…
Mais aussi parce que c’est tellement agréable de se sentir solidaire…
Surtout quand ça n’engage à rien !
« Je ne suis pas Charlie
Je suis la Palestine qui se fait voler…
Je suis la Syrie qui se fait bombarder…
Je suis l’Afrique qui meurt de faim et de massacre… »
Claude a imprimé le placard et l’a affiché au tableau noir de sa salle de cours.
Au soir de cette journée-là, Claude m’écrit…
Dans l’après-midi, une petite troupe aux babines haineuses s’est présentée à sa porte. Des étudiants, plusieurs de ses collègues, quelques parents d’élèves…
Ils voulaient le lui faire enlever, son placard.
Claude s’y est opposé.
Devant son refus, la troupe a assailli le rectorat de coups de téléphone et la porte de son directeur de coups de poings.
« Indigné », son directeur s’est joint à la petite foule hystérique. Il a ordonné à Claude d’enlever le placard de dessus son tableau.
Une nouvelle fois, Claude s’y est opposé.
« Déchirez ce torchon ! », s’est alors exclamé un des quidams. « Il faut défendre Charlie ! », a-t-il vociféré de plus belle. « Il faut défendre ‘la liberté d’expression’ ! » (sic)
La troupe, alors, a envahi la salle ; Claude, qui a tenté de résister, a été violemment bousculé, poussé à terre.
Et les fiers et courageux défenseurs de la liberté d’expression ont arraché le placard qu’il avait affiché dessus son tableau noir.
Tous ont applaudi.
Eux tous, qui, très certainement, jamais, dans l’entièreté de leur existence, d’aucune façon, ne se sont mis à un seul moment en danger pour défendre quelque forme de liberté.
Claude voulait poser une question, à propos d’un phénomène.
Peut-être voulait-il aussi remémorer à ses étudiants les vastes tragédies de l’Orient, plus ou moins oubliées dans les méandres d’un inconscient collectif.
Il n’en a pas eu le droit.
Depuis cet événement, Claude est sous le coup d’une procédure disciplinaire.
Peut-être devra-t-il définitivement quitter sa salle de cours et son tableau noir.
Alors, non ! Décidément, non ! Et, après ça, moins que jamais ! Je ne suis pas Charlie !
Parce que je ne saurais m’associer à ces gens-là !
Parce que, si Claude a pleuré le jour où il a appris l’assassinat des journalistes de la rédaction deCharlie Hebdo, ces « Charlies » qui l’ont frappé, « bunkérisés » dans leurs certitudes, dans leurs convictions bornées, eux, ils n’ont jamais levé le petit doigt pour la Syrie, la Palestine et l’Afrique.
Parce que tous les Charlies du Monde qui se sont subitement sentis investis de la mission de défendre « la liberté d’expression » en frappant Claude pour lui clouer le bec, je ne les ai pas vus… Je ne les vois jamais, eux… Lorsque je manifeste pour que l’on apporte de l’aide aux centaines de milliers de réfugiés Syriens… Lorsque je manifeste pour que cesse les carnages à répétitions qu’Israël perpètre à Gaza… Lorsque je manifeste pour que les multinationales arrêtent d’affamer l’Afrique… Les Charlies subitement apparus un peu partout n’ont jamais été ni la Syrie, ni Gaza, ni la Côte d’Ivoire.
Parce que, comme les milliers de familles arabo-musulmanes qui vivent dans les villes d’Occident, je pense à mes proches, à chaque heure, à ceux-là, qui meurent quotidiennement plus nombreux dans les guerres du Moyen-Orient ; parce que je comprends mal pourquoi les Charlies ne se mobilisent pas pour eux.
Parce que je refuse de participer à cette névrose collective, ce qui ne m’empêche pas d’exprimer ma tristesse devant la souffrance et l’horreur des attentats de Paris, même si Charlie Hebdo n’était plus, depuis longtemps, le champion de l’esprit critique et de la vérité à tout prix qu’il a été jadis et si cette rédaction avait passé pas mal de petits compromis avec le politiquement très correct, depuis que Philippe Val y a remis de l’ordre, un ordre très favorable à Israël dont Charlie Hebdo avait pris le parti en 2006, et depuis que le comité s’était élargi à des personnalités de l’acabit de Caroline Fourest, pseudo-intellectuelle chantre de l’islamophobie…
Parce que je refuse de m’associer à ce qui s’est rapidement mué en une scandaleuse pleurnicherie réservée aux membres du grand club occidentalo-occidental, alors que, depuis des années, tous ces gens se fichent éperdument de tragédies autrement plus effroyables qui, de l’autre côté du grand lac Méditerranée, plongent dans l’horreur des centaines de milliers de familles.
Parce que je ne peux pas être Charlie avec tous ces inconscients qui ne savent pas la réelle valeur de « la liberté d’expression », quatre mots dont ils ignorent tout des réalités intrinsèques.
Parce que je suis effrayé par leur sectarisme hypocrite, par ce communautarisme de proximité qui frise le racisme le plus débridé, jamais avoué, ni assumé dès lors.
Parce que je ne peux pas être à la fois la Palestine, la Syrie et l’Afrique… et Charlie. Pas ce Charlie-là, en tout cas ; pas cette indécence qui, je crois, n’aurait peut-être pas vraiment plu à l’un ou l’autre des douze défunts… Qui les aurait embarrassés, gênés.
Parce qu’on n’est pas obligé d’avoir les mêmes sentiments que tout le monde. Parce qu’on ne devrait pas avoir à s’inquiéter si, avec la raison et l’esprit, on n’exprime pas les mêmes émotions viscérales que tous ceux-là qui s’empressent d’hurler le même slogan.
Parce que je n’ai jamais eu la mémoire courte et parce que je me souviens que ceux-là mêmes qui braillent à présent sur toutes les chaînes de télévisions et de radios contre une atteinte à « la liberté d’expression », politiciens, journalistes et simples quidams, il y a quelques mois, en meutes, l’écume aux lèvres, muselaient sans vergogne et avec une arrogance féroce la voix dissidente d’un autre humoriste par trop dérangeant… La liberté d’expression à géométrie variable…
Parce que je m’opposerai toujours à ces policiers de la pensée.
Parce que je n’ai pas besoin de me donner l’impression d’exister, à travers un quelconque « Je suis Charlie ». Même s’il est éminemment politiquement incorrect de l’écrire, c’est effectivement bien de cela qu’il s’est agit, dans le cas de beaucoup des badauds qui se sont rassemblés sous cette épithète, de ces derniers jours…
Mais ce phénomène de masse a surtout eu l’effet pervers d’étourdir les analystes et de les détourner des réels enjeux des trois attaques qui ont frappé la capitale de la France.
Dès les premières heures (et trop souvent à ce stade encore), en effet, toute la communication autour des ces attaques a été axée sur l’idée d’une cible unique et d’une atteinte à la liberté d’expression. Aucun des médias mainstream occidentaux n’a même évoqué la revendication de l’attentat, que l’État islamique, le jour même, se glorifiait d’avoir commandité, information pourtant publiée par plusieurs quotidiens algériens et reprise ensuite dans la presse arabophone.
Ainsi, c’est seulement après la troisième attaque que certains des commentateurs de presse ont commencé à reprendre leurs esprits et, en un habile glissement, à peine perceptible par le grand public, à recentrer leur propos sur l’implication de l’État islamique. Très peu, encore, ont fait le rapprochement avec l’attaque djihadiste qui avait eu lieu quelques mois plus tôt, au Musée juif de Bruxelles, une attaque elle aussi liée à la dimension tentaculaire de l’État islamique.
Les deux attaques, qui, à Paris, ont suivi celle du siège de Charlie Hebdo, confirment la thèse selon laquelle les caricatures de Mahomet n’étaient pas la motivation unique des djihadistes. Charlie Hebdoétait une cible parmi d’autres, dans un contexte de guerre, celui du conflit désormais internationalisé qui oppose l’Occident et ses alliés arabes à l’État islamique qui a fait tache d’huile en Syrie et en Irak, un conflit dont la France est partie prenante.
Dès les premiers instants, il était assez évident que ces attaques frontales, comme à Bruxelles, relevaient d’une forme d’action et d’un modus operandi signés de l’État islamique.
Or, c’est précisément dans le cadre de ce conflit qu’il fallait d’emblée inscrire ces événements et à la lumière de ces circonstances qu’il fallait les interpréter : ce n’est pas une question de liberté de presse (ou d’expression; ce qui n’est pas la même chose…) ; c’est une guerre sainte. Ce sont les guerres que l’Occident mène en Orient, qui débordent et inondent aujourd’hui les rues des métropoles européennes. C’est une croisade inversée… mais pas une guerre de civilisation…
Mon éditorial, en ce mois de janvier, devait porter sur la nouvelle politique sociétale et médiatique qui se redessine tout en subtilité dans le Golfe persique, dont les vieilles monarchies, vacillantes, tentent de faire peau neuve et de trouver un second souffle. Il aura été quelque peu bousculé par l’actualité, tout comme Claude.
Notre rédaction a en effet reçu beaucoup de réactions. Des réactions de nos lecteurs en Europe, mais aussi en Afrique et au Moyen-Orient. Et nous ne pouvions faire l’impasse sur cet événement ou, plus exactement, sur les conséquences qui s’en sont déjà faites sentir.
Mais notre revue n’y a en rien perdu. Au contraire, elle a pleinement joué son rôle, celui auquel doit s’astreindre tout organe de presse honnête et sincère ; elle a accompli sa mission, de se battre pour la vérité, pour la justice et, à l’encontre de ceux-là mêmes qui censurent au nom de principes qu’ils foulent au pied, pour la liberté d’expression. Pas seulement celle de quelques-uns. Pas seulement celle d’une majorité. Mais celle de tous. De l’Occident à l’Orient.