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    Economistes: la guerre entre orthodoxes et hétérodoxes est déclarée

    Lien publiée le 5 février 2015

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    (Arrêt sur images)

    Rien ne va plus dans le petit monde des économistes divisés entre orthodoxes – les tenants d’une vision néolibérale de l’économie – et les hétérodoxes – les autres. Objet de cette guerre ouverte à coup de courriers au ministère ou de tribunes publiées dans les médias ? La création d’une nouvelle section d’économie au sein du Conseil national des universités (CNU) qui délivre, entre autres, les sésames pour enseigner. Cette nouvelle section souhaitée par l’Association française d’économie politique (AFEP) – qui regroupe les hétérodoxes – a tout d’abord été soutenue par la ministre de l’éducation Najat Vallaud-Belkacem avant qu'elle fasse volte-face sous pression des orthodoxes. Lesquels sont vent debout contre une nouvelle section "fourre-tout" qui va servir à caser les "ratés" ou "frustrés" du système universitaire. Ambiance.

    Les économistes hétérodoxes sont-ils en voie de disparition ? On posait la question ici-même l’an dernier suite au cri poussé par les représentants de l’AFEP – l’Association française d’économie politique – qui venait de publier des chiffres édifiants : en sept ans, sur 120 recrutements de professeurs d’économie à l’université – c’est-à-dire le grade le plus élevé – six étaient hétérodoxes. Soit un misérable 5%. Conclusion à l’époque de l’économiste et membre de l’AFEP Bruno Amable : "la mort annoncée du pluralisme en économie n’est donc pas une simple vue de l’esprit". Ce manque de pluralisme est visible à tous les étages, et pas seulement à l’université. Ainsi les plateaux de télé regorgent d’économistes orthodoxes. Non seulement on sollicite toujours les mêmes mais en plus ils ont la même vision. Des imposteurs, selon la formule consacrée par Laurent Mauduit de Mediapart.

    Orthodoxe ? Hétérodoxe ? Amable tentait d’en donner une définition. Pour lui, les économistes orthodoxes regroupent "les diverses tendances de la pensée néolibérale - la régulation de marché est efficace mais pas tout le temps, auquel cas, il faut des interventions correctrices et de la réglementation mais pas trop, parce que le collectivisme, c’est mal" et les hétérodoxes vont des "ultralibertariens aux marxistes en passant par les postkeynésiens, les évolutionnistes et les divers courants institutionnalistes ouverts aux autres sciences sociales." Pour être sûre que vous ayez bien compris, on va faire un petit jeu. Frédéric Lordon, par exemple, il est orthodoxe ou hétérodoxe ? Hétérodoxe. Les économistes atterrés ? Hétérodoxes. Elie Cohen – multirécidiviste médiatique – ou Jacques Attali ? Orthodoxes. Et moi je suis quoi ? Ah ah ! C’était un piège. Ben oui, je ne suis pas économiste.

    lordon

    Frédéric Lordon sur notre plateau

    LE DRÔLE DE CNU

    Et c’est peu dire que ces deux familles se regardent en chiens de faïence. Enfin, pas tellement de faïence car depuis décembre les toutous commencent à japper. Voire à mordre. Comme je le disais, les hétérodoxes s’estiment mal représentés. La faute au mode de recrutement des enseignants-chercheurs, qui passe forcément par le Conseil national des universités (CNU). Cette instance nationale en lien direct avec le ministère de l’éducation nationale est chargée de gérer la carrière des profs : c’est elle qui délivre le sésame pour enseigner à la fac, et qui gère les primes, l’avancement, les congés sabbatiques. Un sésame ? Mettons que vous venez de passer une thèse. Vous êtes docteur – félicitations – et vous souhaitez enseigner à l’université. Avant de candidater à un poste ouvert par n’importe quelle fac, vous devez au préalable obtenir l’agrément du CNU et ce dans au moins une section – autrement dit une discipline. Le CNU en compte 77.

    Prenons l’exemple de François Garçon, maître de conférences en Histoire à la Sorbonne. Autant vous le dire tout de suite : l’homme rêve de dézinguer le CNU qu’il considère comme une anomalie décrite dans un ouvrage disponible ici. Il y a plus de vingt ans, sa thèse d’Histoire dirigée par Marc Ferro terminée, il se pointe au CNU et demande son visa à la section 22 (Histoire et civilisations) mais aussi 18 (Arts) et 71 (Sciences de l'information et de la communication). S’il obtient le sésame dans la première section, les deux autres lui sont refusées. "Ce sont deux bonhommes médiocres qui se sont prononcés sur mon travail, sans même argumenter leur refus, ils ont rédigé leur sentence en une ligne" dit-il encore amer. Le prof d’histoire juge ce système propre à la France à la fois archaïque et ubuesque, puisqu’il favorise les tendances mandarinales. Et il ne comprend pas que les économistes hétérodoxes – qu'il estime au passage hégémoniques dans l’édition, avec des murs entiers dans les librairies – se battent pour ouvrir une nouvelle section et non pour dissoudre le CNU.

    CNU

    "C’est en effet très étrange de voir que le ministère n’a pas confiance dans le titre de docteur et qu’il existe ce filtre du CNU" reconnaît Olivier Favereau, économiste membre de l’AFEP qui n’appelle pas pour autant à brûler le Conseil en question. Et de m’en expliquer toutes les subtilités. Pour l’économie donc, il existe une seule section – la 5 – baptisée sobrement "Sciences économiques". Cette dernière est tenue par des économistes orthodoxes. D’où la volonté de créer une deuxième section nommée "Institutions, économie, territoire et société" ou encore "Économie et société" dans laquelle, selon Favereau, "le raisonnement économique ne s’identifierait pas uniquement à des raisonnements mathématiques". L’idée est donc d'enseigner l’économie en lien avec la sociologie, la politique, l’histoire mais aussi aux mathématiques, outil indispensable. Cette volonté est portée par l’AFEP depuis sa création en 2009 et défendue par Bernard Maris, l’Oncle Bernard de Charlie Hebdo, mort dans la tuerie du 7 janvier, comme le rappelle Marianne.

    LES ORTHODOXES CONTRE-ATTAQUENT

    "La création de cette nouvelle section a été publiquement soutenue par Benoît Hamon lorsque qu’il était ministre de l’économie sociale et solidaire"se souvient Favereau. Une fois passé à l’éducation nationale, il a continué à nous soutenir et, suite à son départ du gouvernement, il a laissé le message en héritage à la ministre Najat Vallaud-Belkacem. Le 11 ou le 12 décembre nous avons eu une réunion de travail au ministère. On nous a assuré que la ministre était décidée à créer cette nouvelle section et que le décret serait prêt fin janvier. On nous a demandé de ne rien dévoiler jusqu’au 13 janvier, jour de notre Assemblée générale, où la ministre ou son directeur de cabinet viendrait nous en faire l’annonce officielle". Mais – vous vous en doutez – l’information n’est pas restée secrète. Et les orthodoxes n'ont pas tardé à contre-attaquer.

    Orthodoxes vs hétérodoxes Marianne

    Parmi les pourfendeurs de cette deuxième section se trouve Jean Tirole. Dans un courrier non daté adressé à la secrétaire d’Etat à l’Enseignement supérieur et à la Recherche Geneviève Fioraso et publié sur le site de Marianne, le tout récent nobélisé par la Banque de Suède – et dont le profil n’a pas manqué de faire jaser comme on le racontait ici – fait part de son "inquiétude à propos d’une rumeur insistante relative à la création d’une nouvelle section du CNU [...] Si cette rumeur devait être confirmée, ce serait une catastrophe pour la visibilité et l’avenir de la recherche en sciences économiques dans notre pays". Rien que ça. Tirole considère en effet que "les économistes auto-proclamés «hétérodoxes» se doivent de respecter le principe fondamental de la science", c’est-à-dire le jugement par les pairs et la publication dans des revues scientifiques reconnues. Pour lui, "la création d’une nouvelle section du CNU vise à les soustraire à cette discipline. Chercher à se soustraire à ce jugement promeut le relativisme des connaissances, antichambre de l’obscurantisme". Et voilà les hétérodoxes traités de quasi-obscurantistes habillés pour l'hiver.

    Mais la charge de Tirole n’est rien comparée à celle des doyens de facultés d’économie pour qui, selon Le Figaro"cette nouvelle section «fourre-tout» va essentiellement servir à caser les «ratés» ou «frustrés» du système universitaire". Les "ratés" apprécieront. Dans un communiqué, la Conférence des Doyens des Facultés de Sciences Économique et de Gestion "demande au ministre de revenir sur cette décision hâtive, prise sans concertation avec les instances représentatives". Même son de cloche pour Alain Ayong Le Kama, le président de la 5e section du CNU, qui a appelé à une démission collective le 5 janvier. Laquelle n’a pas fait l’unanimité selon Le Monde qui précise que "la démission n’a pas formellement été mise aux voix". Qu’importe : Fioraso a entendu cinq sur cinq le message. La secrétaire d’Etat s’est désolidarisée de son ministère de tutelle en adressant son soutien au président de la Conférence des présidents d’université dans un courrier tombé là encore dans les mains de Marianne. En clair : Fioraso est contre cette nouvelle section.

    UNE COMMISSION POUR RIEN ?

    Résultat : lors de l’Assemblée générale de l’AFEP du 13 janvier, Jean-Michel Jolion, conseiller en charge des formations du supérieur et de l’orientation au cabinet de Vallaud-Belkacem, et présent pour l'occasion, n’a pu annoncer la création de la nouvelle section qui n’est, selon ses termes, pas assez consensuelle, même s’il reconnait qu’il y a un réel déficit de pluralisme dans l’enseignement de l’économie. "Une vraie retraite" juge Favereau. Mais alors, que propose le ministère ? De s’appuyer sur les conclusions de la Commission pilotée par le président de l’EHESS Pierre-Cyrille Hautcœur et mise en place justement par la secrétaire d’Etat en 2013. Une initiative d’abord saluée par l’AFEP avant de découvrir que les membres de cette Commission étaient en grande partie des orthodoxes. Leurs conclusions ont été rendues en juin dernier et se découpent en vingt propositions détaillées lors d’un colloque à Lyon auquel Favereau a participé.

    "Ces vingt mesures sont excellentes, juge-t-il, mais ce sont les mêmes que celles de Jean-Paul Fitoussi formulées dans son rapport rendu en 2001. Et depuis, rien n'a changé." Parmi les "excellentes" mesures de la Commission Hautcoeur, on en trouve une défendue de longue date par l’AFEP et qui concerne le recrutement des professeurs à l'université. Selon une spécificité propre à la section 5 du CNU - ainsi qu'aux sections droit et médecine, les professeurs sont désignés par un jury composé de sept personnalités qui affectent la vingtaine de postes ouverts chaque année non pas par les universités mais par le ministère lui-même. Mais ce dernier n'a pas attendu les conclusions de la Commission pour mettre fin à cette pratique que Favereau qualifie de médiévale : un décret paru en septembre dernier a suspendu ce mode de recrutement, et ce pour quatre ans. Dorénavant, les professeurs - après avoir obtenu leur visa du CNU - sont recrutés directement auprès des universités sans passer par ce jury largement composé d'orthodoxes.

    Cette pratique aurait fait du tort au pluralisme selon Philippe Askenazy qui, dans une tribune du Monde, dénonce "les recrutements [...] monolithiques, rarement hétérodoxes, et bien masculins : les femmes représentent 40 % des maîtres de conférences, mais à peine 17 % des professeurs !" Selon l’économiste, en "souhaitant recruter des chercheurs à visibilité internationale, les jurys sont tombés dans la facilité de retenir ceux qui avaient publié dans les revues anglo-saxonnes les plus citées, donc souvent «mainstream»". Avec la fin d'un tel système, le ministère aujourd'hui tente de rassurer les hétérodoxes. "C’est évidemment une victoire, estime Favereau, mais rien ne garantit que cette suspension permette aux hétérodoxes d’accéder aux postes de professeurs".

    Orthodoxes vs hétérodoxes

    IL Y A URGENCE

    Autre argument avancé par le ministère : cet été, le tiers des membres de la section 5 sera renouvelé. Une ouverture aux hétérodoxes est donc possible, ce qui permettrait de réformer la section 5 de l'intérieur. Une option défendue par Thomas Piketty l’an dernier, qui considérait que "le périmètre de l’économie est trop petit, on ne va pas en plus le découper en morceaux". Même les membres de l’AFEP reconnaissent que cette nouvelle section n’aurait pas que des avantages. Amable, qui essaie dans Libération de peser le pour et le contre – tout en penchant pour le pour – imagine "la situation où de jeunes docteurs ne soient qualifiés ni dans l’une ni dans l’autre des sections d’économie bien que pouvant l’être a priori dans les deux, étant par exemple considérés trop formalisateurs par les uns et pas assez standard par les autres. C’est le risque qui découlerait d’une séparation entre une économie «dure» (conforme au courant dominant) et une économie «molle» (refusant toute formalisation), qui ne laisserait aucune place pour une économie aspirant à n’être ni l’une ni l’autre".

    Réponse de Faverau : "on ne demande pas cette nouvelle section de gaité de cœur. On dit seulement qu’il y a urgence. Si on continue comme ça, dans deux ans, 100% des profs de fac seront orthodoxes. On est en train de sacrifier toute une génération. Dans mon université, je dirigeais jusqu’à septembre un master "Economie des institutions" très pluraliste. Je suis en fin de carrière et il n'y a personne pour me remplacer". Une urgence et un climat qui devient délétère. Suite à ce recul, les hétérodoxes ont vivement réagi à coup de tribunes dans la presse. Ainsi Lordon et Jean-Pierre Dupuy ont signé dans L’Obs un portrait au vitriol de Jean Tirole mais aussi de Philippe Aghion, autre pourfendeur de la nouvelle section. Quant à l’AFEP, elle signe une tribune dans Le Monde pour rappeler que "les économistes ont besoin eux aussi de concurrence"... Une concurrence dont les orthodoxes sont "habituellement prompts à en prêcher les vertus" comme le souligne Amable dans Libé.

    Orthodoxes vs hétérodoxes L'Obs

    La tribune de l’AFEP– qui a par aileurs lancé une pétition– est signée par de nombreux économistes étrangers comme James K. Galbraith, Steve Keen ou encore Nancy Fraser qui apportent leur soutien à la création d'une nouvelle section. Un recours aux collègues étrangers souhaité également par Tirole dans son courrier à Fioraso : ce dernier sollicite en effet "un échantillon représentatif des chercheurs primés internationalement (prix Nobel, et pour avoir des plus jeunes, Clark medals et Yjro Jahnnson awards - meilleurs économistes de moins de 40 et 45 ans respectivement, prix décernés par les associations d’économie Americaine et Européenne) de statuer sur les mérites relatifs de deux textes argumentés et signés : l’un pro, l’autre contre la création d’une telle section". Chic : la querelle entre les "nous sommes orthodoxes" et les "nous sommes hétérodoxes" va devenir internationale.