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Alliance anti-austérité en Irlande
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Il n’y a déjà plus de fauteuils pour les retardataires. Qu’importe, des grappes de jeunes gens se massent au fond de la salle. Mercredi 4 février au soir, dans le centre-ville de Dublin, on est venu écouter Paul Murphy, le jeune chef de file et député de l’Alliance anti-austérité (AAA), un mouvement d’extrême gauche lancé en mai. Celui que certains surnomment déjà le « Tsipras irlandais » revient tout juste d’Athènes. Il a vu. Ce jour où l’Europe a basculé. Ce jour où le parti de la gauche radicale grecque, Syriza, a arraché le pouvoir. Déjà, la salle se tait, haletante. « Irlandais, il ne faut pas laisser passer cette opportunité historique de s’unir contre l’austérité. Syriza a ouvert la voie, à nous de suivre », lance Paul Murphy, 31 ans, des airs d’adolescent mais une verve de tribun. « Comment a-t-on pu accepter d’être asservis à la troïka [Fonds monétaire international, Banque centrale européenne, Commission européenne] quand d’autres ont le courage de dire stop ? », renchérit-il sous les vivats.
L’Irlande s’est officiellement soustraite à la tutelle de la « troïka » fin 2013 et le pays renoue enfin avec la croissance mais chacun, ce soir, porte encore les stigmates de six années d’austérité. Chacun s’accroche à ses espoirs, aussi. « Si ça a marché pour les Grecs, pourquoi pas pour nous ? », veut-on croire. Il n’est pas trop tard pour entrer en résistance. Il n’y a qu’à voir, depuis septembre, l’ampleur nationale qu’ont prise les manifestations contre la facturation de l’eau potable, cet engagement pris par Dublin dans le cadre du plan d’aide financière que les Irlandais voudraient justement oublier. La promesse du gouvernement de coalition d’Enda Kenny d’alléger la taxe n’a pas suffi à calmer l’exaspération.
Une reprise qui semble inaccessible
Alors que les premières factures doivent tomber en avril et coûteront plusieurs centaines d’euros par an aux ménages, les campagnes appelant au non-paiement sous le mot d’ordre « No way, we won’t pay » (« pas question, on ne paiera pas »), essaiment à travers le pays. Du jamais vu depuis l’indépendance en 1922. Pas même au plus fort de la crise financière. Car l’eau cristallise tout le reste. Coupes dans les dépenses publiques, baisse des salaires, augmentation des impôts : la rigueur budgétaire – dont le pays est officiellement sorti en octobre – a demandé trop d’efforts aux Irlandais. Le taux de chômage a certes baissé, mais avoisine toujours les 10,7 %. Et, alors que le gouvernement les serine avec la reprise économique, une grande partie des 4,5 millions d’habitants n’en ressent toujours pas les effets. « Les 99 % de gens ordinaires voient qu’on fabrique une reprise pour les 1 % de riches aux dépends du reste de la population qu’on continue à saigner », tance Paul Murphy. Le député a encore sa carte au Parti socialiste (trotskiste), qu’il a intégré à l’âge de 18 ans.
Une formation « partie de la rue, qui laisse des gens normaux faire de la politique », c’est ce qui a plu à Sean Malone, 24 ans, militant de l’AAA. Lui a compris un peu trop tôt ce que voulait dire « la crise » : en 2009, son lycée perd la moitié de ses enseignants, dont celui qui s’occupe de soigner sa dyslexie. « A 18 ans, j’ai réalisé que le système irlandais n’offrait pas de futur. Ça a signé le début de mon engagement en politique », résume le jeune homme, aujourd’hui serveur. Comme de nombreux jeunes Irlandais, il aurait pu s’exiler en Australie ou aux Etats-Unis. Ses parents l’y encourageaient. Il a préféré rester pour se battre. Et espérer convaincre d’autres jeunes de faire le même choix, à l’heure où l’émigration de masse inquiète. « Dans deux ans, on pourra avoir fait de l’AAA la force de gauche radicale qui changera le pays, à l’image de Syriza et Podemos [le parti anti-austérité espagnol], veut croire l’activiste. Mais pour y parvenir, il faut que les jeunes restent. »
La soixantaine, Christine Sherry et Philomena Foster, elles, ne sont plus « toutes jeunes », conviennent-elles en riant, attablées autour de leur thé brûlant. Leurs enfants partis s’installer sur d’autres continents, elles ont décidé de consacrer leur temps libre à militer pour l’AAA. Inépuisables, les deux copines sillonnent les quartiers pour organiser débats et meetings, toujours armées de flyers, prêtes à tracter. Elles s’essaient « même » à Twitter et Facebook.
Mais sous ses airs bon enfant, la jeune formation pourrait aussi pâtir de son activisme. Le 9 février, Paul Murphy et plusieurs opposants à la taxe sur l’eau ont ainsi été placés en garde à vue plusieurs heures – avant d’être finalement relâchés –, pour être questionnés sur leur possible lien avec un incident impliquant une ministre, lors d’une manifestation en novembre. « Une tentative de plus de dénigrer le mouvement contre la taxe sur l’eau », a immédiatement réagit l’AAA, certains militants dénonçant un « coup politique et médiatique ».
Désobéissance civile
Sept mois que Derek Mac An Ucaire, Brendon Condron et Gerard Kelly, ont réglé leur réveil à 5h du matin pour mener bataille contre les ouvriers de la compagnie Irish Water chargés d’installer les compteurs d’eau à chaque habitation. Camille Bordenet - LeMonde.fr
Dans le quartier ouvrier de Crumlin, dans le sud de la capitale, la résistance fait moins de bruit, tapie dans la nuit glaciale. Elle n’en est pas moins efficace. Voilà sept mois que Derek Mac An Ucaire, Brendon Condron et Gerard Kelly ont réglé leur réveil à 5 heures du matin pour mener bataille contre les ouvriers de la compagnie Irish Water chargés d’installer les compteurs d’eau à chaque habitation. « Quand ils arrivent, on se positionne derrière les barrières de sécurité pour les empêcher d’accéder aux canalisations. C’est de la désobéissance civile », explique Derek, gaillard d’une quarantaine d’années, qui surveille les rues alentour en tentant de se réchauffer les mains. Une désobéissance d’autant plus légitime, considère-t-il, que les Irlandais « paient déjà l’eau dans leurs impôts ».
Les trois hommes aussi ont déjà été arrêtés. « C’est le prix à payer, lâche Brendon en haussant les épaules, tant qu’on est relâchés ». Et cette guerre de tranchée semble payante. « Dans cette rue, ils n’ont pu installer que deux compteurs en une semaine », se félicite Derek, qui a sacrifié plusieurs journées de travail dans ce combat. Gerard et Brendon, eux, sont au chômage. Gerard poste une photo de la rue où ils se trouvent sur le groupe Facebook du quartier. Un moyen efficace de tenir les habitants au courant de leurs actions. Chaque groupe d’opposants, réparti par quartier, procède ainsi. Ils font aussi du porte-à-porte pour convaincre les riverains de ne pas payer les factures à venir. Les maisonnées de briques rouges sommeillent encore et le siège sera long, jusqu’à 16 heures et la relève du prochain groupe. Mais, déjà, un homme qui réside à quelques pâtés de maison leur donne l’alerte : les travaux commencent dans sa rue. Les trois activistes décampent.
Porter politiquement la mobilisation citoyenne
Paul Murphy n’en revient toujours pas. « Pour la première fois, le peuple irlandais a pris conscience de sa force. Pour résister, les gens se sont organisés d’eux-mêmes dans leur quartiers, sans être instrumentalisés », s’exclame-t-il, fébrile. De la même façon que Podemos, en Espagne, a voulu « convertir l'indignation en changement politique » – le titre de son manifeste –, en transformant la mobilisation sociale du mouvement des Indignés en processus électoral participatif, l’Alliance anti-austérité est née de la volonté de porter politiquement les revendications des militants mobilisés contre la taxe sur l’eau. « L’énergie populaire était si grande, il ne fallait pas la laisser retomber », renchérit, intarissable, le chef de file. Sans pratiquement de structure ni de logistique, la petite formation issue de la société civile a déjà remporté quatorze sièges de conseillers lors d’élections locales en mai dernier, et un fauteuil de député.
Le défi consiste désormais à trouver son propre modèle de gauche radicale, « pas une copie de Podemos ou Syriza », et à se muer en « véritable force politique », résume Murphy. Et, d’ici aux élections générales de 2016, premier test d’envergure, le calendrier est serré pour espérer s’imposer dans le paysage politique, dominé depuis l’indépendance par les partis traditionnels : Fine Gael, Fianna Fail (centre-droit) et, dans une moindre mesure, les travaillistes du Labour. D’autant que la place de l’opposition est déjà occupée par les nationalistes de gauche du Sinn Fein (l’ancienne aile politique de l’Armée républicaine irlandaise, IRA), dont le discours anti-austérité attire jusqu’à 23 % des électeurs, selon les derniers sondages. Une tendance que la victoire de Syriza devrait accentuer.
Concurrence à gauche
Dans son bureau du Parlement, adossé à un mur décoré de tee-shirts de football gaélique, Gerry Adams, chef de file du Sinn Fein, a beau jeu de rappeler la « relation fraternelle » qu’il entretient avec Alexis Tsipras, qu’il a appelé avant et après l’élection. « Les programmes de Sinn Fein et de Syriza sont proches », affirme le leader républicain, qui se plaît à employer l’expression de « partis frères ». Comme le nouveau gouvernement grec, M. Adams réclame une conférence européenne sur la dette.
Selon l’analyste politique Johnny Fallon, « qu’il s’agisse de Sinn Fein ou de l’AAA, la percée de la gauche radicale en Irlande dépendra très fortement de l’évolution de la situation en Grèce : si les Grecs obtiennent des concessions de l’UE ou de meilleures conditions de vie grâce au gouvernement de gauche qu’ils ont élu, alors les Irlandais seront tentés de suivre en se disant que c’est la solution à leurs problèmes ».
A quelques couloirs de là, dans le bureau de Paul Murphy, pas question de se laisser impressionner. « Après tout, qui pariait sur Syriza il y a cinq ou six ans ? », font valoir les militants. Un premier objectif approche, déjà : faire en sorte qu’au moins la moitié des foyers irlandais censés payer une facture en avril s’y refusent. « Si on y parvient, ce sera une démonstration de force », estime Paul Murphy. Il lève soudain les yeux vers l’écran de télévision qui retransmet en direct les questions au gouvernement. Son tour approche. Il s’excuse, ramasse prestement ses notes et troque son pull-over élimé pour le blazer pendu derrière lui. Se glissera-t-il, dans quelques années, dans le costume d’un Alexis Tsipras irlandais ? « Trop tôt pour y penser. Il faut d’abord travailler dur pour construire cette nouvelle gauche radicale irlandaise », élude-t-il tandis qu’il s’éclipse pour aller rejoindre l’hémicycle.