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Prostitution: ni compassion, ni répression mais respect des droits fondamentaux
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Un récent micro-débat (dont on trouvera quelque trace ici et de plus anciens décombres là, puis là et enfin là) a permis au mouvement français pour l’abolition de la prostitution de se livrer à son exercice d’auto-défense habituel : éviter de répondre à mon argumentation critique en m’imputant de coupables projets, de noirs desseins et de maléfiques intentions (« légaliser » une prostitution qui n’est de toute façon pas illégale en France, légitimer cette catégorie que je n’emploie jamais de « travail du sexe », répondre docilement aux injonctions de l’industrie du sexe, consolider le patriarcat, que sais-je encore).
C’est pourquoi il m’a semblé utile de publiciser ce texte, écrit au printemps dernier dans le cadre d’une polémique interne à la Fondation Copernic. Il s’agit d’une première version, rédigée par moi seul et n’engageant donc que moi, qui a ensuite été complétée, réduite, amendée par d’autres membres de Copernic et présentée comme contribution à un débat qui a, par ailleurs, rapidement tourné court.
Je n’ai guère d’espoir, compte tenu de la malhonnêteté intellectuelle endémique de mes contradictrices et contradicteurs, doublée de leur méconnaissance quasi-complète des enjeux et méthodes des sciences sociales, que cela préviendra tout nouveau procès en sorcellerie. Mais au moins cette position sera-t-elle désormais publique.
Prostitution : ni compassion, ni répression mais respect des droits fondamentaux
Avant d’être objet de polémique où chacun-e peut, au choix, faire assaut de vertu humanitariste ou d’avant-gardisme sexuel, la prostitution est d’abord une condition dégradée que vivent en France quelques milliers de personnes, principalement des femmes, parmi lesquelles une importante proportion de migrant-e-s. Cette condition est faite d’une multiplicité de violences et de dominations qui s’exercent au quotidien et s’entrelacent en engendrant des formes extrêmes d’insécurité et de précarité : exploitation par des tiers, exclusion de la protection sociale (si ce n’est sous les formes dérogatoires et minimales de la CMU, de l’Aide médicale d’État ou des consultations associatives), absence de logement stable obligeant à vivre à l’hôtel ou dans des squats, exposition permanente à la répression policière (comme coupables de racolage et/ou de séjour irrégulier) interdisant de fait tout accès à la justice et condamnant à la clandestinité, stigmatisation produisant perte d’estime de soi dont on sait qu’elle favorise les conduites à risque et encourage les violences, etc. La situation sanitaire et sociale des prostitué-e-s est aujourd’hui une des plus dégradées que connaisse notre société pourtant immensément riche, et il est hautement significatif que ces précarité et insécurité touchent le plus gravement des femmes et des migrant-e-s.
C’est à ces précarités et insécurités que devrait s’attaquer en priorité une politique de la prostitution pour rétablir les prostitué-e-s dans leurs droits fondamentaux. Cela non pas comme une politique spécifiquement et exclusivement destinée aux prostitué-e-s, qui ne peut que produire un effet d’étiquetage renforçant leur marginalisation, mais dans un programme d’ensemble de lutte contre toutes les formes d’exclusion, dont bien d’autres que les prostitué-e-s ont aujourd’hui eux et elles aussi urgemment besoin. Plutôt que d’être définies et traitées comme des « cas à part », les personnes qui n’ont d’autre alternative pour vivre que la prostitution font avant tout partie de ces millions de pauvres de notre pays. Lutter contre la pauvreté et ce qui l’entretient — par une revalorisation significative des minima sociaux, par un plan de lutte contre le chômage spécialement attentif à la situation des femmes peu qualifiées, par une réforme du système de santé le rendant véritablement universel, par un programme ambitieux de logement social, par l’arrêt de la chasse aux sans-papiers et l’instauration de la libre circulation, par une lutte résolue contre toutes les formes de discrimination (racistes, sexistes, homophobes ou autres), par une légalisation contrôlée de l’usage des drogues… — est aussiune manière d’œuvrer à la disparition de la prostitution en s’attaquant aux facteurs qui contraignent à s’y livrer pour pourvoir à ses besoins élémentaires.
Une politique de la prostitution ne peut qu’être fermement féministe. Mais un féminisme conséquent ne saurait ignorer que la domination masculine s’entrecroise avec d’autres oppressions pour engendrer violence et exploitation. Pour marginale qu’elle soit, la prostitution exercée (dans les Caraïbes, notamment) par des hommes noirs pauvres pour des femmes blanches riches indique qu’accédant à des positions favorisées, les femmes ne sont pas, et comme « par nature », immunisées contre l’exercice d’une domination qui se nourrit aussi des inégalités de race et de classe. Un féminisme conséquent ne saurait non plus ignorer que la compassion est aussi l’expression d’un rapport inégal et que rétablir une victime dans ses droits ne saurait s’excuser du dommage subi pour l’infantiliser et disqualifier sa volonté. Aucune situation de domination ou de violence ne peut légitimer le paternalisme et l’infantilisation.
Une politique de la prostitution ne peut qu’être résolument féministe, également, de par son action sur le terrain de la sexualité. La prostitution est l’un des domaines — pas le seul, cependant — où s’exprime le plus explicitement l’asservissement de la sexualité des femmes, un domaine où la sexualité n’est pas échange de plaisir entre partenaires égaux mais un « service » fourni en contrepartie d’une rétribution matérielle. De fait, si sexualité il y a dans la prostitution, c’est bien celle du client mais guère celle de la personne prostituée. Ancrés dans des stéréotypes sexistes (ainsi que de classe, racistes et homophobes), le mépris et les agressions commises (entre autres) par les clients à l’encontre des prostitué-e-s découlent du mépris et de la répression de leur activité. Tout ce qui accompagne et légitime la stigmatisation des prostitué-e-s ne peut que nuire à leurs conditions d’existence, à leur santé, à leur sécurité, à leur reconnaissance comme sujets de droit.
La prostitution ne saurait non plus être assimilée aux autres usages mercantiles du corps (dans le travail salarié, au premier chef) du fait qu’elle relève de l’usage des parties sexualisées de ce corps, socialement définies comme siège de l’identité profonde et de l’honneur des individus. Fréquemment mobilisé pour dénoncer la prostitution, l’argument n’en est pas moins ambigu. Pierre Bourdieu soulignait lui aussi que « l’amour vénal est le sacrilège par excellence, en tant que vente du corps et commerce de ce qu’il recèle de plus sacré : le sexe de la femme », et on sait combien cette sacralisation a pu légitimer, du contrôle de la virginité des filles à la sanction des pratiques sexuelles non reproductives, des siècles d’oppression meurtrière. Si une politique de la prostitution doit d’évidence promouvoir une conception renouvelée et égalitaire de la sexualité, cela ne saurait se faire via la restauration d’un puritanisme conservateur dont on sait — la mobilisation contre le mariage des couples de même sexe l’a montré — la capacité à retourner les arguments émancipateurs en leur contraire. Sur ce plan, l’argument de la non patrimonialité du corps voisine encore trop souvent avec le sinistre « le corps des femmes ne leur appartient pas » du maréchal Pétain. La sexualité humaine offre un immense espace d’invention érotique, bien plus large que la monogamie durable et sentimentale qui s’est (en réalité depuis peu) imposée chez nous comme la norme, et l’opposition entre la putain et l’épouse ne saurait constituer le seul horizon sexuel de notre société. Du fait même de cette pluralité érotique, nul — et certainement pas la loi — ne saurait s’arroger le pouvoir de définir de l’extérieur et de surplomb le sens ultime des conduites sexuelles de personnes majeures.
Une politique de la prostitution conséquente et responsable est ainsi soumise à plusieurs impératifs : agir sur les conditions socio-économiques qui contraignent à entrer dans la prostitution et à s’y maintenir ; proposer des alternatives crédibles, et non d’indécents minima sociaux, à celles et ceux qui souhaitent quitter le monde du trottoir ; restaurer le droit à la justice en mettant un terme à la répression des prostitué-e-s (que ce soit en tant que tel-le-s ou en tant que migrant-e-s ou toxicomanes) ; lutter avec détermination contre tous leurs exploiteurs et agresseurs ; reconnaître les prostitué-e-s comme des sujets de droit à même de maîtriser leur existence et de faire des choix.
Une telle politique doit spécialement refuser toute mesure qui tendrait à rendre plus difficiles les conditions d’exercice de la prostitution. Ce type de démarche ne « dissuade » en rien de se prostituer les personnes dépourvues d’alternative mais les rend davantage clandestines et précaires, et accroit leur exclusion sociale (l’exemple des politiques de lutte contre la toxicomanie menées depuis 1970 le démontre de manière dramatique). À l’inverse, seule une amélioration des conditions d’existence immédiate des prostitué-e-s peut leur permettre de ne plus subir leur situation. Parce que libérées de l’urgence et de la contrainte, elles seront à même de faire de véritables choix conscients et informés — et spécialement le choix de refuser, ou d’accepter, des prestations sexuelles contre rémunération. La maîtrise de son existence et la capacité à choisir son destin — revendications féministes fondamentales s’il en est — supposent que soient efficaces les protections de l’État social. Ce sont elles, mais certainement pas la répression et/ou la compassion condescendante, qui sont à même de favoriser une émancipation des prostitué-e-s. Aucune émancipation ne saurait être imposée de l’extérieur et d’« en haut ». Comme celle des autres dominé-e-s et exploité-e-s, l’émancipation des prostitué-e-s sera l’œuvre des prostitué-e-s elles et eux-mêmes — pour peu que l’on cesse de les considérer comme des incapables.