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Non, Valls, face au FN, les intellectuels ne s’endorment pas

Charlie

Lien publiée le 13 mars 2015

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

TRIBUNE PARUE DANS LIBERATION DU 12 MARS 2015

C’est l’éternelle histoire de la paille et de la poutre, de l’hôpital qui se moque de la charité. Le 5 mars, incriminant «une forme d’endormissement généralisé», Manuel Valls a interpellé «les intellectuels», «les grandes consciences de ce pays, les hommes, les femmes de culture», supposément absents du combat contre le Front national.

Au moins le Premier ministre a-t-il raison, ou presque, sur un point : «Le danger est là devant nous, il est immense.» En fait, le danger n’est pas«devant nous» : il est présent au quotidien, dans toutes les formes d’exclusion et de relégation, dans le racisme ordinaire que Manuel Valls lui-même contribue à alimenter. Il le fait, évidemment, quand il souffle qu’on manque de «Blancos» à Evry, quand il tient des propos xénophobes sur les Roms, quand il applique une politique d’expulsions pire que celle de Nicolas Sarkozy, mais plus généralement lorsque son gouvernement cherche à détourner l’attention de sa politique économique au profit de références identitaires. Il est si facile d’attribuer à des personnes déjà stigmatisées la source de tous les maux, d’en appeler à l’union sacrée pour défendre une République que l’on imagine menacée, quand ses principes sont piétinés au jour le jour dans les faits. Qu’un François Hollande emploie l’expression d’extrême droite «Français de souche», même pour officiellement s’en distancier, relève d’une entreprise insidieuse de division entre plusieurs catégories de «Français», à l’heure où se déchaîne le racisme antimusulmans. Là est, aussi, le danger : banaliser les réflexes ethnicistes en les faisant passer pour des évidences, sans autre forme de procès.

Cette importation retorse des thématiques réactionnaires ne manque pas d’experts pour s’en faire les missionnaires. Elle part d’un constat habile car vrai : la «gauche» gouvernementale a oublié les classes populaires. Encore faudrait-il être bien plus précis : ce n’est pas un «oubli», mais une politique délibérée menée au service du marché. Or, ces conseillers, loin de vouloir rompre avec de telles politiques, suggèrent d’alimenter les sujets qui font le succès du Front national. Le problème majeur de nos sociétés serait désormais l’immigration, le multiculturalisme et le manque d’intégration.

C’est ce que le philosophe Jacques Rancière a dénoncé avec subtilité à travers «sept règles pour aider à la diffusion des idées racistes» et, parmi elles, celle-ci, essentielle : «Répétez en toutes circonstances : il y a un problème des immigrés qu’il faut régler si on veut enrayer le racisme. Les racistes ne vous demandent pas plus : reconnaître que leur problème est bien un problème et "le" problème.»

Non, le problème majeur de nos sociétés ne réside pas dans sa diversité ; il ne tient en rien à la présence d’immigrés. Il siège tout entier dans une politique menée au profit du capital, politique qui n’est pas même «sociale libérale» tant le «social» en est absent. Si l’on s’en tient à ce gouvernement, l’austérité s’érige en règle : baisse des dépenses publiques et sociales à hauteur de 50 milliards d’euros, obsession du «coût du travail», stagnation voire diminution des salaires et des pensions, attaques au code du travail, aux droits des chômeurs et au régime des intermittents, tandis que les employeurs sont érigés en héros de notre temps pour qui se multiplient les cadeaux : pacte de responsabilité et crédit d’impôt (40 milliards d’euros). Le tout passe pour «nécessité» et «courage», selon les éléments de langage employés d’abondance désormais : façon de distordre les mots au point de les dépraver.

Quant au Front national, qui se prétend «antisystème», il ne veut, en réalité, surtout pas y toucher. On ne trouvera rien dans son programme sur les licenciements, qui vont de soi puisque telle est la loi du marché. Rien non plus, dans son projet de réforme fiscale, sur une baisse de la TVA, l’impôt le plus injuste, qui pèse surtout sur les couches populaires. Rien encore sur les contrats précaires, qui s’imposent selon la sacro-sainte flexibilité chère au Front national, comme aux partis qui gouvernent. On y apprendra, en revanche, qu’il faut abaisser à 14 ans l’âge de l’apprentissage, pour livrer aux entreprises des jeunes toujours plus jeunes, corvéables à merci ; ou bien encore qu’il faut traquer les chômeurs refusant certains petits boulots proposés par Pôle Emploi. «Antisystème», un Le Pen père, avec ses déboires fiscaux et autre «oubli de plus-value boursière» ? «Antisystème», ces élus FN qui, dans le Var, augmentent leurs revenus de 15% à peine arrivés au pouvoir ?

Le Premier ministre Valls ne le sait peut-être pas : nombre d’intellectuels travaillent, souvent loin des feux de la rampe et de l’éclat des médias, à lutter contre les idées délétères, mariant enquêtes de terrain, élaborations théoriques, formes de diffusions pratiques. Ce sont des intellectuels collectifs, venus d’horizons divers, chercheurs, universitaires, travailleurs sociaux, syndicalistes, militants associatifs, enseignants, soucieux de mettre en commun leurs expériences comme leurs espérances. Ils et elles déploient un savoir critique et n’acceptent pas le monde tel qu’il va. N’en déplaise à Manuel Valls, cette critique commence par sa politique. Aujourd’hui, la priorité est de dessiner le champ d’autres possibles, à contre-courant de ce qui est supposé évident et qui, pourtant, ne va pas de soi : le caractère prétendument indépassable du capitalisme, l’implacable logique d’un marché fétichisé, le système écrasant de l’exploitation et de la domination. Le chantier est vaste, qui convie à imaginer une autre société, où le commun remplacerait le profit, où le rapport au temps ne serait plus rivé à la concurrence et à la rentabilité. Il est urgent de l’explorer.

Ludivine BANTIGNY Historienne, maître de conférences à l’université de Rouen