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Le Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty: une critique marxiste
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://icl-fi.org/francais/lebol/211/piketty.html
Misère de l’économie bourgeoise
Le Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty
Une critique marxiste, par Gerrit Bogle et Joseph Seymour
Cet article est traduit du journal de nos camarades américains, Workers Vanguard, n° 1053 et 1054 (3 et 17 octobre).
* * *
Les travailleurs américains peinent aujourd’hui à joindre les deux bouts, le nombre d’emplois à plein temps ayant diminué, les salaires ayant été réduits et l’endettement étant devenu permanent. Le revenu moyen par foyer a encore chuté de 5 % entre 2010 et 2013, alors que c’était la « reprise » après ce qu’on a appelé la Grande Récession. La situation économique des travailleurs et des pauvres est si fragile qu’un imprévu, panne de voiture ou problème médical, peut tourner au désastre. Pendant ce temps, les profits vertigineux des grandes entreprises, la progression de la Bourse et la reprise du marché immobilier ont encore accru la concentration de la richesse dans les mains des très riches.
Ces énormes disparités causent un mécontentement qui s’est exprimé il y a quelques années dans le mouvement de protestation Occupy ; parti de New York, celui-ci s’était propagé dans tout le pays. Le gouvernement capitaliste, conscient que ces manifestations pouvaient avoir un effet explosif sur la lutte des classes, a promis du bout des lèvres de réduire les inégalités de revenus. Le président Obama a déclaré en décembre 2013 que ces inégalités représentaient « fondamentalement une menace pour le Rêve américain, pour notre manière de vivre et pour les valeurs que nous défendons dans le monde ». Voilà une déclaration touchante pour un gouvernement qui a mis en place un plan de sauvetage massif pour les patrons des banques et des entreprises automobiles, tout en laissant des millions de personnes sans emploi ni ressources. Quant aux valeurs que Washington défend à l’étranger, on peut en juger par les massacres et les destructions causés par les interventions militaires américaines en Irak, en Afghanistan et ailleurs.
La question des disparités de revenus revient maintenant fréquemment dans les débats sur l’économie américaine ; les gens de gauche tout comme les défenseurs les plus intransigeants de l’establishment y expriment une même inquiétude sur le danger que ce fossé représente pour le système. C’est là qu’entre en scène Thomas Piketty avec son Capital au XXIe siècle, paru en anglais au printemps 2014 [septembre 2013 pour l’édition française]. Piketty est un économiste français qui avait participé à un travail à l’origine du slogan d’Occupy « nous sommes les 99 % ».
Piketty a immédiatement eu droit à des éloges pour avoir chiffré l’évolution des inégalités dans la société capitaliste moderne. Le Guardian de Londres proclamait dans un article du 12 avril 2014 sur Piketty : « Occupy avait raison. » Kathleen Geier a qualifié son livre de « bombe de la vérité » dans le magazine libéral The Baffler. Des socialistes réformistes s’enthousiasment aussi pour certaines parties du livre, même quand ils en font quelques critiques. Socialist Alternative [liée internationalement au groupe français de la Gauche révolutionnaire] reconnaît de « grandes faiblesses » chez Piketty, mais se pâme parce que celui-ci « s’attaque à la question de l’inégalité, il s’en prend à certains aspects du capitalisme et affirme qu’il faut mieux répartir les richesses ». Dans la même veine, l’International Socialist Organization encense l’auteur parce qu’il réfute « l’idée que le capitalisme distribue la richesse tout en protégeant les libertés individuelles ».
Une pluie d’éloges est également venue d’un autre camp. Pour Larry Summers, secrétaire d’Etat au Trésor de Bill Clinton, ex-président de l’université de Harvard et partisan bien connu de la dérégulation des produits financiers dérivés, « la contribution de Piketty est d’une importance fondamentale », car elle « attire l’attention sur ce qui est arrivé à quelques privilégiés parmi nous ». Piketty est même apparu en jeune premier sur la couverture de Bloomberg Businessweek (2 juin 2014). Ce journal faisait de lui un portrait dithyrambique sous la plume d’une certaine Megan McArdle, porte-parole de la droite libertarienne longtemps liée aux frères Koch, des milliardaires violemment hostiles aux syndicats. Bien sûr, certains organes du capital financier comme le Financial Times ou le Wall Street Journal ont essayé de jeter le discrédit sur les calculs de Piketty. Mais cette campagne a fait long feu, vu que Piketty compte parmi ses partisans des gens comme Summers et la rédaction de l’Economist de Londres.
Piketty fait une seule recommandation politique : un impôt mondial sur la richesse – une idée que même ses plus fervents défenseurs ont du mal à prendre au sérieux. C’est à la fois ridiculement modéré et complètement utopique à l’échelle mondiale. Piketty convient en fait qu’il s’agit d’une utopie, mais il affirme quand même qu’il « est parfaitement possible d’aller par étapes vers cette institution idéale ». En France, son pays natal, un impôt sur la fortune existe depuis des dizaines d’années. Un grand nombre de familles parmi les plus nanties du pays (ainsi que des célébrités comme Gérard Depardieu) se sont simplement fait la malle pour aller s’installer dans les pays voisins qui leur déroulent le tapis rouge.
C’est là la principale faille de la proposition de Piketty : un gouvernement capitaliste, chargé de la protection des « intérêts nationaux », est naturellement réticent à adopter une mesure qui risquerait de nuire à la compétitivité de la classe dirigeante qu’il sert. Et les Etats-nations impérialistes sont inévitablement poussés à se faire concurrence, comme en témoigne la barbarie de deux guerres mondiales. Même l’Union européenne, qui se présente comme un consortium démocratique de partenaires égaux, est en fait un instrument aux mains des puissances dominantes (l’Allemagne et la France de Piketty) pour exploiter les pays plus faibles.
En dehors de cette proposition d’impôt sur la richesse, le livre n’offre au lecteur qu’un tas de chiffres – parfois utiles (en particulier les données sur l’augmentation des inégalités), souvent inutiles – et un récit plutôt médiocre de l’histoire du développement économique. Puis il y a la conclusion, que Doris Day avait mieux formulée dans sa chanson de 1953 « Ain’t We Got Fun » : « There’s nothing surer : the rich get rich and the poor get poorer » [rien n’est plus certain, les riches deviennent riches et les pauvres plus pauvres]. En d’autres termes, ceux qui ont beaucoup d’argent peuvent l’investir et en gagner encore plus, alors que ceux qui en ont peu ont fort peu de chances d’accumuler des sommes substantielles grâce au travail salarié.
Cette observation n’a rien d’une découverte pour tous ceux qui survivent au jour le jour ou pire. (Un collaborateur régulier du blog Gawker, « A dog », faisait remarquer ironiquement que le livre « sent le papier ».) Le capitalisme est caractérisé par un besoin inhérent de pressurer toujours plus la classe ouvrière. Bien sûr, les travailleurs peuvent résister à ces attaques, mais seulement dans la mesure où ils recourent à la lutte de classe. De par son rôle dans la production le prolétariat est en position de mettre fin une fois pour toutes à cette misère. Et il a un intérêt à le faire, en brisant l’ordre capitaliste et en reconstruisant la société sur une base socialiste égalitaire. Les communistes cherchent à rendre la classe ouvrière consciente de sa tâche historique.
Piketty, qui s’est déclaré « absolument pour la propriété privée et le capitalisme privé », cherche seulement à atténuer la guerre de classe à sens unique qui rend la vie si précaire pour tant de gens. Mais son livre reflète une conception erronée très répandue du fonctionnement du capitalisme. Il donne en ce sens une bonne occasion d’expliquer quelques principes de base de l’économie marxiste, notamment parce que Piketty, contrairement à beaucoup d’économistes bourgeois d’aujourd’hui, aborde les idées marxistes, quoique de façon superficielle.
Minauderie capitaliste
Bien que des critiques de droite comparent Piketty à Marx (comme ils le font de quiconque ose critiquer les inégalités économiques), le Capital au XXIe siècle est un produit de l’idéologie de la « mort du communisme », une idéologie dominante dans le monde postsoviétique. Dans son introduction, Piketty rassure le lecteur : étant devenu majeur en pleine chute de l’Union soviétique, il a été « vacciné à vie contre les discours anticapitalistes convenus et paresseux[…]. Cela ne [l’]intéresse pas de dénoncer les inégalités ou le capitalisme en tant que tel – d’autant plus que les inégalités sociales ne posent pas de problème en soi, pour peu qu’elles soient justifiées ».
En effet, ce qui inquiète surtout Piketty, c’est que le capitalisme sans frein produise des inégalités « remettant radicalement en cause les valeurs méritocratiques sur lesquelles se fondent nos sociétés démocratiques ». Il préconise donc l’intervention de l’Etat pour contrôler correctement les marchés capitalistes. Quelle façon d’embellir la démocratie bourgeoise ! La « démocratie » américaine, c’est l’oppression (et avant cela l’esclavage) des Noirs, la déportation des immigrés par vagues entières, de violentes batailles contre les ouvriers en grève et d’innombrables guerres sanglantes dans le monde. La « démocratie » française a, elle, été exportée en Indochine, en Algérie et en Afrique de l’Ouest sous forme de travaux forcés et de grands massacres, entre autres crimes.
La différence fondamentale entre la pensée économique bourgeoise et la pensée économique marxiste apparaît de façon évidente dès le début du livre. Piketty part du principe que la société a un ensemble unitaire d’intérêts communs à tous. De son point du vue, on peut décrire l’histoire en termes de régulation des marchés ; et comme les puissances capitalistes avancées sont aujourd’hui des démocraties, elles peuvent légiférer sur des inégalités « justifiées » pour le bien de tous. Notre point de départ – celui de Marx –, c’est que l’histoire de toute société est l’histoire de la lutte des classes.
Dans la terminologie marxiste, une « classe » est un groupe particulier de personnes défini par un rapport commun aux moyens de production. A travers les âges et dans le cadre de systèmes économiques différents, la classe possédante s’approprie l’excédent produit par la classe des travailleurs ; c’est ce qui a créé l’antagonisme irréconciliable entre propriétaires d’esclaves et esclaves, seigneurs féodaux et serfs, capitalistes et ouvriers. Les luttes de ces classes sont parfois à l’origine de transformations sociales révolutionnaires.
Marx reconnaissait aussi que les classes ne luttent pas entre elles librement, mais dans le cadre de contraintes imposées par leur rapport à la production. La tâche de faire appliquer ces contraintes incombe à l’Etat – des détachements d’hommes armés qui semblent parfois au-dessus de la mêlée, mais qui en fait servent les intérêts de la classe dominante. Les démocraties capitalistes modernes ont perfectionné l’illusion que le gouvernement est responsable devant la société entière ; elles sont ainsi particulièrement efficaces pour dissimuler la domination de classe brute sur laquelle repose l’Etat capitaliste, comme tous les Etats.
Piketty fait beaucoup de calculs sur les marchés, et il utilise ces chiffres (rectifiés pour prendre en compte les « chocs subis par le capital » du fait des guerres, des mouvements politiques, etc.) pour tenter d’expliquer la marche générale du développement économique. Mais le système capitaliste n’est pas quelque chose de figé dans le temps, avec des taux de profit ou de croissance « types ». Il est au contraire soumis à la fois aux variations des rapports de forces dans la lutte des classes et aux conséquences de la concurrence entre les capitalistes, qui possèdent en propre les moyens de production. L’anarchie de la production, la course folle aux marchés et la précarité de l’existence pour l’écrasante majorité de la population sont endémiques au système, tout comme les crises périodiques qui déchirent la société, bloquent la production, détruisent les richesses et infligent à la classe ouvrière et aux pauvres d’indicibles souffrances.
Quand Piketty fait disparaître la lutte des classes
Piketty passe rapidement sur les grandes luttes du XXe siècle pour minimiser les atrocités auxquelles les capitalistes ont eu recours afin de préserver leurs profits. S’il aborde les effets de la Première Guerre mondiale sur l’accumulation des richesses (mais pas l’impact démographique de cette guerre), il ne s’étend guère sur l’impact qu’a eu le plus grand acte redistributif de l’histoire de l’humanité : la Révolution russe d’octobre 1917, produit des luttes sociales tumultueuses que la guerre interimpérialiste avait engendrées. Pour la première fois dans l’histoire, la classe ouvrière créa un pouvoir d’Etat qui arracha des mains de la classe capitaliste les moyens de production, pour les mettre au service de l’ensemble de la population.
Piketty se désole que la Révolution russe ait eu lieu – il déclare avec désinvolture que « les pays européens les plus avancés exploraient d’autres voies, sociales-démocrates, fort heureusement pour leurs populations ». En réalité, la Révolution russe fut le coup d’envoi d’une série de crises révolutionnaires qui secouèrent l’Europe – et qui provoquèrent des représailles sanglantes. Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, les dirigeants du Parti communiste allemand qui venait d’être fondé, furent assassinés en janvier 1919 par des forces paramilitaires réactionnaires agissant pour le compte du gouvernement social-démocrate. Les Freikorps tuèrent ensuite des milliers d’ouvriers de gauche allemands et écrasèrent les conseils ouvriers qui s’étaient formés dans tout le pays. A la même époque, une vague d’occupations d’usines menaça l’ordre capitaliste en Italie. La bourgeoisie italienne allait recourir quelques années plus tard au régime fasciste de Mussolini pour protéger sa propriété et son pouvoir. En Allemagne, les défaites répétées du prolétariat ouvrirent la voie à l’arrivée de Hitler au pouvoir dans les années 1930. Telles sont les voies que la social-démocratie de Piketty a « heureusement » choisies !
Piketty ne s’en sort pas mieux quand il parle d’événements plus récents. Il commence son livre par une référence au massacre de Marikana en 2012, où la police sud-africaine a tiré sur des mineurs en grève. Il présente ce meurtre de sang-froid comme un « drame » résultant d’un « conflit distributif ». Ce massacre illustrait en fait de façon saisissante comment l’Etat capitaliste sert les intérêts des patrons. Piketty ajoute : « Après le drame, la compagnie proposera finalement une augmentation de 75 euros par mois. » C’est un mensonge : les ouvriers ont gagné parce qu’ils ont poursuivi la grève, et leur victoire a déclenché une vague de grèves dans tout le pays. Les mineurs de la « ceinture de platine » se sont à nouveau mis en grève début 2014, et ils ont obtenu des augmentations de salaire substantielles après une âpre lutte.
Piketty prétend être un observateur impartial. Mais même s’il nie que la lutte des classes est le moteur de l’histoire (elle n’est selon lui qu’un excès malheureux du « conflit distributif »), il est clairement dans le camp de l’une des classes en lutte : la classe capitaliste. S’il propose des réformes politiques, c’est dans l’objectif de prévenir l’explosion de futurs conflits qui pourraient gêner la bonne marche du système capitaliste.
A sa sortie en 2013, le livre de Piketty n’a pas fait sensation en France, où existe un milieu universitaire social-démocrate bien établi. Une critique parue dans Libération (17 octobre 2013) faisait remarquer qu’il n’était jamais question dans le livre de domination sociale, de violence, d’exploitation ou de luttes ; le livre y est qualifié de « régression conceptuelle qui façonne une vision appauvrie du monde social ». L’auteur de cette critique conclut à juste titre que, quand Piketty veut réduire les inégalités de patrimoine, son objectif est de « redonner du sens » aux inégalités de salaire pour mieux les légitimer.
L’auteur de cette critique est un intellectuel de gauche qui voit dans ce « grand œuvre » non seulement un manifeste procapitaliste mais en plus un manifeste néolibéral de droite. C’est une appréciation qui s’accorde parfaitement avec le profil politique de Piketty. Pendant la campagne présidentielle de 2007, il était conseiller économique de Ségolène Royal, la candidate PS qui se présentait sur une ligne de défense pure et dure de l’ordre public. Il avait dénoncé cette année-là la semaine de 35 heures, la qualifiant d’« erreur majeure ».
Piketty ne peut passer pour radical que dans le contexte politique relativement arriéré des Etats-Unis, où il n’y a même pas de parti ouvrier de masse réformiste comme le PS. Lors d’une tournée aux Etats-Unis début 2014, il a rencontré le secrétaire d’Etat au Trésor, Jacob Lew, prononcé un discours devant le Comité des conseillers économiques d’Obama, et donné une conférence au Fonds monétaire international. Même si Piketty manifeste un peu de compassion pour le sort des pauvres, son message s’adresse à un autre public.
L’économie bourgeoise pour le XXIe siècle
Piketty se situe lui-même, à tort, dans la lignée de l’économie politique classique, et il fait référence à Adam Smith et David Ricardo. La force de ces économistes, qui ont ouvert la voie à Marx, est d’avoir cherché à distinguer le capital et la valeur de la simple accumulation de richesses. A une époque où le capitalisme ascendant était en train de supplanter le vieil ordre féodal, une telle approche était nécessaire pour expliquer la différence entre un propriétaire de fabrique et un aristocrate foncier.
Piketty, qui écrit à l’époque du triomphalisme bourgeois suscité par la chute de l’Union soviétique, ne fait pas cette distinction. Il définit le « capital » comme étant n’importe quelle richesse, et il en fait une catégorie intemporelle présente dans toute l’histoire de l’humanité, ou tout au moins depuis l’an 1 de l’ère chrétienne. Avec cette définition, il fait un amalgame arbitraire entre la propriété de la terre ou de son logement et d’autres formes de richesse, y compris la détention d’actions qui garantit une part des profits d’une entreprise capitaliste. On peut voir l’absurdité de sa méthode quand il calcule la valeur moyenne de marché des esclaves pour les compter dans le capital total des Etats-Unis. En faisant cela, il nie ce que Lincoln et les républicains radicaux savaient intuitivement : que l’esclavage aux Etats-Unis était une forme de production différente du capitalisme, et qu’il fallait mener une guerre pour en finir avec cette institution.
L’économie politique classique étudiait le caractère des marchés. Smith et Ricardo cherchaient à expliquer ce que signifiait le fait qu’une chose est échangée contre des marchandises de même valeur sur le marché, et ils parvinrent à une théorie de la valeur basée sur le travail. Smith écrit dans la Richesse des nations (1776) : « Ainsi, la valeur d’une denrée quelconque pour celui qui la possède et qui n’entend pas en user ou la consommer lui-même, mais qui a intention de l’échanger pour autre chose, est égale à la quantité de travail que cette denrée le met en état d’acheter ou de commander. Le travail est donc la mesure réelle de la valeur échangeable de toute marchandise. »
Marx s’est appuyé sur cette tradition pour la dépasser ; il voyait dans le capitalisme un nouvel arrangement des forces productives. Le marché, qui existait avant l’avènement du capitalisme, s’était généralisé à un tel point que même la force de travail était devenue une marchandise, c’est-à-dire que la capacité de travailler était proposée au plus offrant sur le marché en échange d’un salaire. Dans les systèmes de classes précédents, l’exploitation du travail était explicite. Un paysan travaillait par exemple deux jours par semaine pour lui-même et quatre jours pour son seigneur. Le capitalisme dissimule cette exploitation sous le voile du marché. Supposons qu’un ouvrier produise huit heures de valeur et ne reçoive en échange qu’un salaire équivalent à, disons, trois de ces heures. Les cinq heures restantes constituent la « plus-value », la source du profit pour le capitaliste. Dans ce système d’esclavage salarié, la portion exacte de la valeur ajoutée totale qui revient à l’ouvrier qui l’a créée est déterminée par le rapport des forces dans la lutte des classes.
Le capital : ce que c’est et ce que ce n’est pas
Pour Marx, comme pour Smith et Ricardo avant lui, le capital n’est pas simplement n’importe quelle forme ancienne de richesse ; c’est celle qui participe au processus de production capitaliste. Prenons l’exemple d’une montre de luxe rangée dans une vitrine : c’est de la richesse étalée, pas du capital. Des lingots d’or entreposés ne sont pas non plus du capital, même si l’or peut être utilisé dans la fabrication de composants électroniques ou de produits de luxe. La spéculation peut faire fluctuer la valeur de cet or en lingot, mais il n’est pas employé dans la production et ne peut être considéré comme du capital dans le calcul de la quantité de biens et de services produits et distribués par une société donnée.
Dans un cycle de production, du capital est à la fois créé et consommé. Il ne s’agit donc pas simplement d’un « stock » fixe, mais d’un flux de dépenses divisées en deux composantes. Le capital variable est la portion utilisée pour le paiement des salaires ; Marx l’appelait ainsi parce que la somme investie n’équivaut pas à la somme récupérée, la différence constituant la plus-value. Le capital constant est la portion qui est consommée au cours de la production, en matières premières et en usure des machines ou autre amortissement des équipements. Du point de vue de l’économie dans son ensemble, le capital constant comprend aussi des dépenses non productives, socialement nécessaires à la classe dirigeante : des flics et des agents de sécurité pour tenir en respect les ouvriers, des enseignants pour maintenir un certain niveau d’éducation, des hauts fonctionnaires pour occuper des postes dans l’administration et au gouvernement, une armée, etc.
Le logement représente la partie la plus importante de ce que Piketty considère à tort comme du capital : il constitue selon lui près de la moitié du capital aujourd’hui en Grande-Bretagne. Le logement n’est qu’un bien de consommation. Une famille qui possède sa maison n’en tire aucun revenu. Et même si cette maison est vendue plus cher que son prix d’achat (ce qui n’est pas du tout garanti), le gain est alors utilisé pour acheter ou louer un autre logement, ou pour payer une maison de retraite. En traitant le logement comme du capital, Piketty efface les distinctions de classe, incluant bon nombre de travailleurs parmi les « détenteurs de capital ».
Les biens immobiliers ayant une longue durée de vie, le coût de la construction a le plus souvent été récupéré depuis longtemps, les logements ayant de plus changé de mains plusieurs fois. Les capitalistes qui possèdent des biens immobiliers résidentiels (par exemple les banques et les institutions financières) n’ont pratiquement rien à voir avec ceux qui les ont construits. Une fois qu’un logement est vendu comme bien de consommation, les revenus qu’en tirent les capitalistes (loyers, intérêts, gains spéculatifs) n’ont quasiment rien à voir avec la production ou la reproduction de ce logement. Ces revenus sont ajoutés aux revenus financiers provenant d’autres sources puis affectés ailleurs. Les revenus capitalistes tirés des biens immobiliers résidentiels sont du parasitisme pur et simple.
En ce sens, le logement aujourd’hui est très similaire aux terres agricoles au XIXe siècle. Les économistes politiques classiques ne considéraient pas la terre comme du capital ; Ricardo disait des propriétaires fonciers que « l’intérêt de ces derniers s’oppose toujours à celui des consommateurs et des manufacturiers ». John Stuart Mill, l’un des principaux penseurs libéraux anglais au milieu de la période victorienne, s’appuya sur la théorie de Ricardo pour plaider en faveur de la mise en place d’une taxe confiscatoire sur le revenu des propriétaires fonciers : « Ils s’enrichissent en dormant en quelque sorte, sans travailler, sans courir de risques, sans épargner. […] Quel tort leur aurait-on fait si, depuis l’origine, la société s’était réservée le droit d’imposer l’accroissement spontané de la rente autant que l’auraient exigé les besoins financiers de l’Etat ? » La proposition de Mill de prélever sous forme d’impôt la quasi-totalité des revenus de la classe des propriétaires fonciers était en son temps beaucoup plus radicale que celle de Piketty pour un impôt mondial sur la richesse.
Piketty a déclaré dans une interview à la New Republic (5 mai 2014) qu’il n’avait « jamais vraiment réussi à lire » le Capital de Karl Marx. Cela ne l’a pas empêché de consacrer une bonne partie de son livre le Capital au XXIesiècle à essayer de démontrer que Marx avait tort. Dans un sous-chapitre intitulé « Retour à Marx et à la baisse tendancielle du taux de profit », Piketty prétend faire la critique d’une idée centrale de l’économie marxiste. En fait son argumentation est fallacieuse.
L’un des concepts clés développés par Marx est que le taux de profit (la force motrice du système capitaliste) a une tendance intrinsèque à baisser au fil du temps. Les capitalistes investissent pour augmenter leur capacité de production en partant du principe qu’ils vont pouvoir vendre leurs produits à un taux de profit donné. Mais Marx a démontré qu’après une certaine période de croissance il devient impossible pour les capitalistes d’engranger les profits escomptés, et ils réduisent alors leurs investissements. Il en résulte une récession économique, des fermetures d’usines catastrophiques et des licenciements massifs d’ouvriers.
Cette tendance s’explique par l’analyse de Marx selon laquelle la plus-value – la part non rémunérée du travail de l’ouvrier – est la source du profit. Marx s’intéresse au capital (c’est-à-dire aux moyens de production) investi par ouvrier, ce qu’il appelle la composition organique du capital. En période d’expansion économique notamment, les ouvriers peuvent en général exiger des augmentations de salaire ; Marx fait remarquer que chaque capitaliste augmente alors la quantité de capital par ouvrier, dans le but de réduire les coûts et de gagner en compétitivité. Comme tous les capitalistes font la même chose, la plus-value totale créée par rapport au capital investi – c’est-à-dire le taux de profit moyen – baisse.
Piketty cherche à réfuter cette contradiction fondamentale du mode de production capitaliste que Marx a analysée : « l’hypothèse implicite est que la croissance de la production, notamment manufacturière, s’explique avant tout par l’accumulation de capital industriel. Autrement dit, on produit plus uniquement parce que chaque travailleur dispose de plus de machines et d’équipements, et non parce que la productivité en tant que telle – pour une quantité donnée de travail et de capital – a augmenté. »
Piketty attribue à Marx une absurdité. Comment peut augmenter la productivité si le stock des biens de production est constant (sauf en augmentant les cadences) ? Pour pouvoir augmenter la productivité du travail, il faut pratiquement toujours remplacer les machines existantes ou en ajouter de nouvelles intégrant une technologie plus avancée. Comme ces nouveaux équipements vont permettre aux capitalistes d’extraire davantage de plus-value par ouvrier, leur valeur marchande sera nécessairement supérieure à celle des anciennes machines. Bref, l’augmentation de la productivité du travail s’accompagne nécessairement d’une augmentation du capital par ouvrier.
Marx, qui écrivait pendant la période de la révolution industrielle, savait bien que le capitalisme augmentait non seulement la quantité de capital industriel mais aussi sa productivité. Comme il l’a écrit dans le Manifeste du Parti communiste, « la bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production et donc les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux ».
Piketty reproche à Marx de ne pas avoir soumis au test de l’expérience sa théorie sur la baisse tendancielle du taux de profit. Une telle étude a été réalisée en 1963 par Shane Mage, un membre fondateur de la tendance spartaciste, qui a depuis quitté la politique. Dans le cadre de sa thèse de doctorat, Mage a calculé le taux de profit moyen pour l’économie américaine de 1900 à 1960 (archive.org/details/MagesDissertation). Il a fait le calcul de deux façons : premièrement en utilisant des unités de temps de travail correspondant à la théorie marxiste, deuxièmement en utilisant des valeurs en dollars courants correspondant aux procédures comptables et aux critères de prise de décision des dirigeants capitalistes. Mage conclut de la façon suivante :
« Cette étude montre clairement que le taux de profit tel que défini par Marx, qu’il soit calculé en unités de temps de travail ou en dollars courants, a dramatiquement chuté depuis soixante ans aux Etats-Unis. La composition organique du capital a augmenté simultanément, quoique de façon moins prononcée. La réalité économique américaine tend donc à confirmer, au moins dans ses grandes lignes, la ‘loi’ que Marx considérait comme fondamentale pour sa théorie générale du développement capitaliste. »
Mage a aussi établi que « le progrès technologique a une composante en capital extrêmement élevée », en particulier pendant la période d’accumulation rapide du capital entre 1946 et 1960. Il a calculé que pendant cette période la composition organique du capital avait augmenté de 45 %.
Piketty dénature la théorie marxiste d’autres manières, notamment quand il attribue au concept de la baisse tendancielle du taux de profit la prédiction que l’effondrement du capitalisme est inévitable. Ce déterminisme historique est tout à fait étranger au marxisme. Le dirigeant révolutionnaire Léon Trotsky écrivait dans « Encore une fois, où va la France ? » (mars 1935) :
« Aucune crise ne peut, d’elle-même, être mortelle pour le capitalisme. Les oscillations de la conjoncture ne font que créer une situation dans laquelle il sera pour le prolétariat plus facile ou plus difficile de renverser le capitalisme. Le passage de la société bourgeoise à la société socialiste présuppose l’activité de gens vivants, qui font leur propre histoire. »
Marx et Engels ont expliqué qu’il n’y a qu’une seule manière de mettre un terme aux cycles d’expansion-récession inhérents au capitalisme : il faut que la classe ouvrière prenne le contrôle des moyens de production par la révolution socialiste, et qu’elle mette en place une économie planifiée et collectivisée.
La production pour le profit est hantée par les crises
Selon la conception erronée de Piketty, Marx considérerait le capitalisme comme un frein au profit. En réalité, dans l’analyse de Marx le système du profit capitaliste représente un frein à la production, et donc à la satisfaction des besoins de la grande masse de la population. Les capitalistes disposent de divers moyens pour augmenter les profits, par exemple en réduisant les salaires, en accélérant les cadences, ou en pillant les pays néocoloniaux ; dans la plupart des cas, ces moyens n’ont rien à voir avec l’augmentation de la quantité de biens disponibles pour la grande masse de la population mondiale. De plus, les voies que les capitalistes sont contraints d’emprunter dans leur course au profit mènent bien souvent à une destruction massive de forces productives.
Comme Marx l’a expliqué dans le livre troisième du Capital, « c’est le profit et le rapport entre ce profit et le capital utilisé, donc un certain niveau du taux de profit qui décident de l’extension ou de la limitation de la production, au lieu que ce soit le rapport de la production aux besoins sociaux, aux besoins d’êtres humains socialement évolués. C’est pourquoi des limites surgissent déjà pour la production à un degré de son extension[...]. »
Mais Piketty n’avait pas besoin de lire le Capital pour comprendre cela. Encore une fois, l’idée est développée avec beaucoup d’éloquence dans le premier chapitre du Manifeste du Parti communiste, écrit vingt ans plus tôt :
« Les conditions bourgeoises de production et d’échange, le régime bourgeois de la propriété, la société bourgeoise moderne, qui a fait surgir de si puissants moyens de production et d’échange, ressemblent au magicien qui ne sait plus dominer les puissances infernales qu’il a évoquées. Depuis des dizaines d’années, l’histoire de l’industrie et du commerce n’est autre chose que l’histoire de la révolte des forces productives modernes contre les rapports modernes de production, contre le régime de propriété qui conditionnent l’existence de la bourgeoisie et sa domination. Il suffit de mentionner les crises commerciales qui, par leur retour périodique, menacent de plus en plus l’existence de la société bourgeoise. Chaque crise détruit régulièrement non seulement une masse de produits déjà créés, mais encore une grande partie des forces productives déjà existantes elles-mêmes. Une épidémie qui, à toute autre époque, eût semblé une absurdité, s’abat sur la société – l’épidémie de la surproduction. La société se trouve subitement ramenée à un état de barbarie momentanée ; on dirait qu’une famine, une guerre d’extermination lui ont coupé tous ses moyens de subsistance ; l’industrie et le commerce semblent anéantis. Et pourquoi ? Parce que la société a trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop d’industrie, trop de commerce. Les forces productives dont elle dispose ne favorisent plus le régime de la propriété bourgeoise ; au contraire, elles sont devenues trop puissantes pour ce régime qui alors leur fait obstacle ; et toutes les fois que les forces productives sociales triomphent de cet obstacle, elles précipitent dans le désordre la société bourgeoise tout entière et menacent l’existence de la propriété bourgeoise. Le système bourgeois est devenu trop étroit pour contenir les richesses créées dans son sein. Comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises ? D’un côté, en détruisant par la violence une masse de forces productives ; de l’autre, en conquérant de nouveaux marchés et en exploitant plus à fond les anciens. A quoi cela aboutit-il ? A préparer des crises plus générales et plus formidables et à diminuer les moyens de les prévenir. »
Les crises décrites par Marx en son temps ne sont pas foncièrement différentes de la récente « Grande Récession ». Quand la bulle financière a éclaté en 2007, de grandes quantités de capitaux qui ne pouvaient plus être investis à un taux de profit suffisant ont été retirés de la circulation et affectés à l’épargne ou à la spéculation sur les matières premières (voir la brochure spartaciste Karl Marx avait raison : anarchie capitaliste et paupérisation de la classe ouvrière, 2009 [en anglais]). Lors de telles crises, les entreprises les moins productives mettent la clé sous la porte et jettent les ouvriers sur le pavé. Le capital est mis au rebut ou reconverti, et le stock total de capital constant (usines, machines, matières premières, etc.) diminue temporairement. Les travailleurs sont forcés à se sacrifier pour relancer l’économie. La reprise, cela veut dire attaques contre les syndicats, coupes claires dans les salaires et les avantages sociaux pour les travailleurs, et retour aux profits pour les capitalistes.
Depuis l’avènement de l’impérialisme à la fin du XIXe siècle, on peut ajouter à la description que fait Marx dans le Manifeste un autre moyen utilisé par les capitalistes pour compenser la baisse du taux de profit. Lénine, dirigeant de la Révolution russe d’octobre 1917, a décrit dans son livre l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme comment l’impérialisme, c’est-à-dire le capitalisme moderne décadent, est « un système universel d’oppression coloniale et d’asphyxie financière de l’immense majorité de la population du globe par une poignée de pays “avancés” ». Lénine insiste sur ce point : la monopolisation de la production et le rôle prépondérant du capital financier poussent les puissances impérialistes à aller chercher des marchés, des matières premières, de la main d’œuvre bon marché et des sphères d’exploitation dans des pays plus arriérés.
Le partage du monde ne se fait pas par des moyens purement diplomatiques et économiques. La force militaire est l’arbitre ultime. Parfois on lance des interventions militaires pour renforcer le pillage. Et parfois la concurrence entre rivaux impérialistes provoque une guerre mondiale. Au coût humain effroyable de ces guerres s’ajoute la destruction massive des richesses de l’humanité. Les agressions et les guerres impérialistes puisent leurs racines dans le capitalisme : c’est le système tout entier qu’il faut renverser.
Comptabilité et idéologie
Le mathématicien Richard Hamming aimait à répéter une parabole du physicien Arthur Eddington : « Des hommes vont pêcher en mer avec un filet et, après examen de ce qu’ils ont attrapé, ils en concluent qu’il existe une taille minimum pour les poissons marins. » Le filet de Piketty, c’est la méthode de la comptabilité bourgeoise ; il le jette dans la grande mer des rapports sociaux et il en conclut seulement que les comptes s’équilibrent grâce à certaines équations comptables.
Malgré tous les graphiques qu’il fournit et les injonctions qu’il émet, Piketty décrit un monde étrangement statique. Il calcule son ratio « capital/revenu » à travers les siècles, mais il est incapable d’établir le rapport entre les variations de ce ratio, qu’il décrit à l’occasion, et les événements qui se produisent dans la société. Et pour lui, le comportement passé est condamné à se répéter dans le futur. Par exemple, il soutient qu’aucun grand pays capitaliste n’a connu sur une longue période de temps un taux de croissance supérieur à 1,5 % du produit par habitant. Il considère ensuite ce chiffre, issu simplement de moyennes passées, comme une loi de la nature aussi absolue que la vitesse de la lumière.
Piketty ne parle même pas de taux de profit mais d’un « taux de rendement du capital » mal défini : le revenu net d’une nation par rapport à sa richesse totale. Il présente une courbe qui correspond selon lui au taux de rendement du capital des 2 000 dernières années et qui est censée montrer que celui-ci oscille entre 4 et 5 %. Pourquoi ce taux ? Piketty ne peut pas répondre. Cette courbe est l’illustration graphique des failles de sa méthode. Pour la période qui va de 1700 à 2010, les données proviennent de ses calculs pour la Grande-Bretagne et la France. Pour le reste de l’histoire de l’humanité, il a simplement inventé un retour sur capital de 4,5 %.
Quel sens y a-t-il à parler « au niveau mondial du taux de rendement du capital » à une époque où une grande partie de l’humanité n’était pas consciente de l’existence du reste du monde, et encore moins du fait que l’humanité habite sur un objet en forme de sphère ? Et à une époque d’ailleurs où une grande partie de l’humanité non seulement ne vivait pas dans une économie de marché mais avait, dans le meilleur des cas, une notion très limitée de ce qu’était un marché ? C’est sans importance. Pour Piketty, s’il n’est pas possible de quantifier une chose dans un livre de comptes, c’est que cette chose ne peut pas avoir d’importance. S’il ne racontait pas ce que la bourgeoisie veut entendre, on dirait que ce genre de méthode est débile.
L’économie bourgeoise est à bien des égards moins une science qu’un ensemble de croyances. On invente des modèles, puis on en débat, alors qu’ils ne correspondent pas au monde réel mais représentent des systèmes de marché « idéaux ». Ces modèles ont en général pour but de montrer que le capitalisme peut ou doit créer une croissance stable et durable (« l’équilibre »). On peut reconnaître à Piketty le mérite d’avoir rassemblé un ensemble de données qui représente en ce sens un progrès. Toutes les sources d’informations présentées dans son livre ainsi que ses calculs sont disponibles gratuitement sur Internet. Son travail sur la Base de données mondiale des plus hauts revenusest également disponible en ligne et bien documenté. Mais même si Piketty a amélioré la méthode, cela ne compense pas son attachement aux principes de l’économie bourgeoise. Même s’il affectionne les données extraites du monde réel, il ne voit pas dans ces données le monde réel derrière le bilan comptable.
De multiples crises et récessions ont condamné au siècle dernier des millions d’individus à la faim et elles ont provoqué deux guerres interimpérialistes qui ont causé la mort de cent millions de personnes. D’innombrables conflits moins importants nés de l’avarice coloniale ont aussi détruit des vies humaines et dévasté des sociétés entières. Ces crises et ces conflits n’étaient pas étrangers à l’économie capitaliste : ils faisaient partie intégrante de son fonctionnement et ils étaient le résultat de forces économiques, alors même que ces événements affectaient profondément les rapports de production.
De même, la baisse des inégalités de revenus que Piketty a remarquée pour l’Occident dans les années 1950 avait aussi une origine sociale. Le carnage de la Deuxième Guerre mondiale avait propulsé les Etats-Unis dans une position d’hégémonie économique. De son côté, le monde non capitaliste connaissait une formidable expansion avec la création d’Etats ouvriers déformés en Europe de l’Est, en Corée du Nord et peu après en Chine. Aux Etats-Unis, il y eut après la guerre une vague de grèves au cours de laquelle des millions d’ouvriers quittèrent les usines pour rejoindre les piquets de grève. Face au « péril rouge » du communisme et à un prolétariat indocile, la classe dirigeante américaine lança une campagne de guerre froide antisoviétique et imposa de nouvelles restrictions aux syndicats, tout en faisant aux travailleurs des concessions économiques significatives, bien que temporaires, pour enrayer la lutte. L’augmentation des inégalités de revenus ces dernières années ne peut être dissociée des contre-révolutions dans les pays de l’Est et en URSS, qui ont encouragé les impérialistes à renforcer l’exploitation dans leur propre pays.
Ce n’est pas avec des tendances mondiales sur des décennies ou avec des moyennes ayant l’aspect de formules superficielles que l’on peut comprendre en profondeur le fonctionnement du système capitaliste. La production capitaliste est un processus dynamique qui implique des forces et des gens bien réels en conflit (un petit nombre de privilégiés contre une grande majorité de gens qui travaillent et vivent dans la misère). Elle n’est pas un ensemble stable de relations sociales ; elle est au contraire sujette aux hauts et aux bas de la lutte des classes qui parfois éclate au grand jour, et parfois est moins visible.
Contrairement à ce que pense Piketty, les rapports de production capitalistes n’ont pas traversé les millénaires : le capitalisme est un mode de production délimité dans le temps. Il a émergé dans des circonstances particulières et il est devenu dominant d’une façon particulière, pas parce que c’était inévitable, mais parce que la bourgeoisie naissante a vaincu l’aristocratie foncière. Ce n’est pas le premier mode de production dans l’histoire de l’humanité et, si l’humanité doit survivre, cela ne peut pas être le dernier.
Comme le faisaient remarquer Marx et Engels dans le Manifeste du Parti communiste, le développement de l’industrie capitaliste « sape, sous les pieds de la bourgeoisie, le terrain même sur lequel elle a établi son système de production et d’appropriation. Avant tout, la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs. » La classe ouvrière, à la tête de tous les opprimés, doit prendre les rênes du pouvoir et imposer sa propre domination de classe, la dictature du prolétariat, pour libérer l’humanité de l’oppression du capital. Un gouvernement ouvrier réorganiserait les relations économiques sur la base de la propriété socialisée des moyens de production. C’est seulement à ce moment-là que la production pourra commencer à satisfaire les besoins de la population.
La révolution socialiste n’est pas une tâche immédiate et elle n’est pas facile à réaliser. Cela réclame conscience, organisation et direction. La Ligue communiste internationale (quatrième-internationaliste), dont la Spartacist League est la section américaine, cherche à construire dans le monde entier des partis capables de diriger le prolétariat dans sa lutte pour un avenir où les inégalités et la misère ne seront que de lointains souvenirs.