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Haute-Marne, les ressorts du vote FN

Lien publiée le 3 avril 2015

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.lesechos.fr/politique-societe/politique/0204275157934-haute-marne-les-ressorts-du-vote-fn-1108213.php

REPORTAGE - Quatre conseillers départementaux du FN viennent d’être élus en Haute-Marne, une première. Le ressort de ce vote tient d’abord, au-delà d’une multitude de griefs, à un sentiment d’éloignement et de manque de respect.

C’est une interrogation en forme de regret qui hante, aujourd’hui encore, la conversation des habitants du nord de la Haute-Marne. Comme souvent dans ces cas-là, elle suscite des réponses contradictoires, partiellement vraies ou totalement loufoques. Pourquoi l’autoroute A4, qui relie Paris à Strasbourg, contourne-t-elle le département ? Il est pourtant situé sur l’exacte ligne droite entre les deux métropoles ! Dans les récits se mêlent l’influent et emblématique maire de Reims, Jean Taittinger, qui aurait fait dévier le tracé de 100 kilomètres au nord, l’ancien édile communiste de Saint-Dizier, Marius Cartier, en butte au pouvoir gaulliste de l’époque, et même le général de Gaulle, illustre Haut-Marnais qui, en offrant la dissuasion nucléaire à la base aérienne locale – la BA 113 –, aurait empêché toute construction d’un grand axe routier à proximité. En fait, il n’y a pas eu vraiment de match entre Reims et Saint-Dizier, le débat de l’époque s’étant concentré sur la rivalité entre Metz et Nancy pour la fin du tracé. Il semble que la Haute-Marne ait tout simplement été ignorée.

Quatre conseillers départementaux FN

Cette décision date du début des années 1970. Mais, pour les habitants du nord du département, ce n’est certainement pas une vieille histoire, encore moins une anecdote. L’absence d’autoroute et de ligne TGV les a isolés des grands flux. Seuls les camions qui préfèrent emprunter la nationale 4 – bien présente, elle – passent ici. Et aucune métropole ne s’est développée. La Haute-Marne est une terre du milieu qui se vit périphérique. Une terre mi-rurale mi-industrielle, où les gens vivent chichement, et parfois pauvrement, mais pas une terre de misère.

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Ici, le conseil général présidé par la droite n’a jamais été menacé. Ici, il n’y a pas de forte communauté acquise historiquement à l’extrême droite, comme dans le Sud-Est. Et pourtant, quatre conseillers départementaux du Front national viennent d’y être élus : au premier tour dans le canton d’Eurville-Bienville et au second dans celui de Saint-Dizier 1, qui regroupe une partie de la commune avec des villages avoisinants. C’est une première pour une élection de proximité (jusqu’à présent, le FN réalisait des scores élevés aux scrutins nationaux). Le FN a mordu dans tous les milieux : des agriculteurs de droite aux fils d’ouvriers communistes, des petits employés à la grande bourgeoisie administrative, militaire ou héritière des maîtres de forges. Ici, la colère gronde et cela va bien au-delà de la déprime.

« On n’a pas de reconnaissance »

La colère, elle peut vous sauter à la figure lorsque vous engagez la conversation. Comme celle de cet ancien militaire à l’air bonhomme, jusqu’à ce qu’on lui parle de politique : « Tous des clowns ! Il faut taper un gros coup de poing sur la table. » Ou celle de Christian, en train de couper son bois dans la cour de sa maison par un dimanche de pluie : « Que des buveurs de sang ! »

Elle peut aussi bouillonner à l’intérieur comme celle de Sullivan, 22 ans, croisé à la sortie du bureau de vote de Perthes, 578 habitants et 58 % pour le FN. Lorsqu’il a voté pour la première fois en 2012, il a choisi Marine Le Pen : « On sortait de dix ans d’UMP et c’était la crise. » Les épaules rentrées et les lèvres pincées, il expose, à mots comptés, son chômage malgré un BTS de maintenance et un apprentissage chez le glacier Miko, véritable institution à Saint-Dizier avec sa tour qui surplombe la ville. A Perthes, l’école a fermé. Un vrai coup dur pour sa mère, Marie-Hélène, assistante maternelle, « à 2,50 euros de l’heure », précise-t-elle. Elle est la plus volubile de la famille et c’est elle qui s’indigne à l’évocation du sort de son mari Sylvain : employé au lycée agricole qui va fermer en juin par manque d’élèves, il sera bientôt au chômage lui aussi. Il aura 49 ans et demi, six mois trop jeune pour bénéficier d’une allocation chômage longue durée. « C’est pas de chance », lui a-t-on dit à Pôle emploi. « Il y a vraiment un malaise, il faut que ça s’arrête ! », s’insurge Marie-Hélène avant de lâcher : « On n’a pas de reconnaissance. »

L’éloignement, voire l’isolement

« On en a ras le bol, on devient raciste », souffle Cyril qui nous accueille dans sa maison. Son problème à lui, ce n’est pas le manque de travail mais la directive européenne sur les travailleurs détachés. Chef d’entreprise dans le secteur du bois – la forêt couvre 40 % du territoire départemental –, il voit ses concurrents employer des bûcherons de l’est de l’Europe à la protection sociale moins onéreuse que celle des Français. « Nous coûtons trop cher », dit-il en regardant ses mains. Il vient de licencier 5 personnes ; il n’en emploie plus que 3, dont son fils. Quand on le quitte, il nous remercie. De l’avoir écouté.

« Il y a des gens à qui on ne demande pas de parler et à qui on ne permet pas de parler. Il y a là une vraie faillite du politique, qui ne nourrit plus le débat », analyse le curé de Saint-Dizier, Benoît Sepulchre. Dans ce département longtemps scindé entre agriculteurs catholiques et ouvriers cégétistes, la pratique religieuse s’est raréfiée et le syndicalisme a été anémié par la désindustrialisation. L’éloignement, voire l’isolement, et la certitude de subir des décisions prises par d’autres, c’est ici le vrai ressort du vote FN.

Manque de « respect »

Dans la bouche de ces électeurs, le manque de « respect » est une antienne. Que les politiques soient réellement responsables ou pas. Ainsi Roselyne, une quadragénaire militante au FN depuis ses 18 ans et employée à temps partiel dans la grande distribution. Elle reproche à ses collègues de faire des heures non payées – « elles font leur propre malheur ! » – et en veut aux politiques d’avoir « ouvert les frontières ». Mais pas à son employeur qui lui refuse un temps plein pour « pouvoir la remplacer plus facilement » si besoin.

On se sent vite trahi quand on a constaté n’avoir jamais droit au chapitre. En ce samedi, à la sandwicherie La Pause Gauloise, la déception s’exprime avec véhémence. Chauffeur routier, artisan, employé ou agriculteur, ils se sont identifiés à « la France qui se lève tôt » vantée par Nicolas Sarkozy en 2007. Ils ont déchanté. Les griefs sont jetés pêle-mêle et parfois contradictoires : des salaires trop faibles mais trop de charges pour les entreprises ; trop d’aides pour les chômeurs et les immigrés, trop d’impôts, trop de fonctionnaires mais un manque de services publics de proximité…

« Tout a été essayé sauf le FN »

Le propriétaire du lieu est Luc Hispart, maire de Braucourt depuis 2001, élu conseiller départemental FN dans le canton de Saint-Dizier 1. En composant un binôme entre cet édile madré et Laurence Leverrier, fille de maître de forges et sœur du patron d’une aciérie renommée, Hachette et Driout, le FN a voulu allier ruralité et grande bourgeoisie. Attablé à deux mètres d’eux dans la sandwicherie, Jacques, un haut fonctionnaire de 62 ans, a d’ailleurs des choses à dire : « On nous bassine avec des plans de restructuration à dormir debout dont on sait parfaitement qu’on ne pourra pas les mettre en place, on est dans l’injonction paradoxale permanente. » Ce qui le ronge, c’est la perte de sens et « une société parisienne qui a confisqué le pouvoir ». Lui-même a passé « plus de trente ans à Paris » et a voté socialiste jusqu’à l’orée des années 2000. « Et puis, je n’ai plus supporté la gauche caviar, ce décalage délirant avec le peuple. Ils méprisent le peuple… »

Les uns ont voté FN pour la première fois « par amitié pour Luc » ou pour « protester », d’autres, au contraire, sont déterminés à porter Marine Le Pen jusqu’à la présidence de la République car « tout a été essayé sauf le FN » – « Il faudra qu’elle tienne ses promesses ». Maurice, un artisan de 38 ans, explique qu’il ne croit pas à cette victoire : trop d’obstacles. Un ton plus haut, il ajoute : « Le jour où il y aura vraiment le chaos, oui, ça changera, le jour où… » Le souhaite-t-il ? « Presque, oui », répond-il, soudain grave. Ses voisins de table font silence.

« Elle est mieux que son père (...) il me faisait peur »

Chez ses nouveaux électeurs, l’entreprise de dédiabolisation du FN lancée par sa présidente a fonctionné. Tous la jugent différente de son père. « Elle est mieux que son père, qui était un peu comme Hitler, il me faisait peur », assure Christian. « Il était trop contre les gens de couleur », explique Sylvain, persuadé d’être tout à fait raisonnable en ajoutant : « Ceux qui sont là, on va pas les mettre dehors, c’est trop tard, mais il ne faut plus en accepter ». Le rejet des immigrés – et de l’islam – est prégnant, mais pas structurant.

En ligne de mire : le Vert-Bois, un quartier de barres HLM de Saint-Dizier. Dans les années 1950, il était destiné à dynamiser la ville en doublant sa population avec ses 12.000 logements. Il a attiré les ruraux puis les travailleurs immigrés des fonderies. Avec la crise des années 1980, il s’est dégradé, devenant le théâtre de tensions et de criminalité. Malgré la rénovation urbaine en cours et la décrue à 8.000 du nombre d’habitants, ces derniers restent pointés du doigt. Même par ceux qui ne les côtoient pas.

« Ici, cela a longtemps été communiste, maintenant, c’est plutôt frontiste alors qu’on n’est pas envahis », lâche une habitante de Chamouilley (850 habitants, 65 % pour le FN). Le propos de Marguerite est violent. Mais, sur le seuil de sa maison aux volets bleu océan, c’est surtout une nostalgie du passé et une crainte de l’avenir qu’elle exprime. D’abord défiante, cette retraitée s’anime en dressant la liste des entreprises qui entouraient le village dans sa jeunesse. Les ouvriers se comptaient en milliers, si bien que les patrons étalaient les heures de sortie d’une usine à l’autre pour éviter la paralysie des routes. D’autres entreprises leur ont succédé mais leurs ouvriers se comptent en dizaines, maximum en centaines. Elle enrage aussi d’avoir vu ses trois enfants quitter le département. « Ils sont tous barrés », dit-elle. Pour étudier – il n’y a pas d’université en Haute-Marne – et travailler : le département a perdu 28.000 habitants en trente ans. Elle aussi vote Front national, après avoir élu François Mitterrand en 1981 puis s’être rabattue sur la droite.

« Maintenant, c’est Brachay-Le Pen et c’est dommage »

Marine Le Pen a visé juste en faisant sa rentrée politique, à quelques kilomètres de là. Le 1er septembre 2014, elle a fait de Brachay (63 habitants, 80 % de vote FN), « le symbole de cette belle France oubliée par nos dirigeants ». C’est facile mais elle vient chaque année depuis 2012 et c’est cela qui compte. Martial Bitsch le reconnaît en maugréant : « Ça a motivé ses électeurs. » Ce policier en retraite s’est passionné d’histoire locale : « Quand j’étais Gamin, Brachay, c’était le village de Philippe Lebon, l’inventeur du gaz d’éclairage. Maintenant, c’est Brachay-Le Pen et c’est dommage », soupire-t-il. Comme on constate un transfert d’identité. Ou une absence.

Dans son bureau de maire d’Eurville-Bienville situé à 65 kilomètres de Colombey-les-Deux-Eglises, Jean Bozek est assis sous une aquarelle représentant Charles et Yvonne de Gaulle en train de marcher sur la lande irlandaise : « La seule identité que nous puissions avoir, c’est de Gaulle. » Sa fille et première adjointe, Virginie Gerevic poursuit sa phrase : « Mais c’est loin. » Elle vient d’être battue sur le canton par un binôme FN parachuté. Le pôle identitaire du département est devenu la BA 113. Une fois n’est pas coutume, elle va bientôt gagner des effectifs militaires et des travaux sur les pistes vont donner du travail aux entreprises locales. Une bonne nouvelle rarement mentionnée dans les conversations.

« Un piège diabolique »

Pour les politiques, le défi est immense. Le député-maire UMP de Saint-Dizier, François Cornut-Gentille, le résume ainsi : « C’est un piège diabolique : si vous dites aux gens qu’ils ont tort, ils se ferment, et si vous leur dites que vous les comprenez, ils se sentent confortés dans leur vote FN. » Et puis surtout, quoi que l’UMP et le PS disent, ils ne sont plus écoutés. Militant FN à Eurville, Arnaud, un conducteur d’engins de 40 ans, a planté un drapeau français sur le perron de sa maison – « Pour affirmer mon point de vue politique. » De la politique pourtant, il « évite d’en causer dans le village ». L’élection d’un binôme de son parti ici, ce fut la première fois qu’il gagnait quelque chose dans la vie publique.