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Renseignement: «Difficile de se révolter contre ce que l’on ne perçoit pas»
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
INTERVIEW
Alors que le projet de loi sur le renseignement, examiné ces jours-ci à l'Assemblée, fait l'objet de vives critiques des acteurs du secteur, plusieurs sondages pointent le désintérêt du grand public pour ces questions.
Le projet de loi relatif au renseignement est soumis à l’examen accéléré de l’Assemblée nationale depuis ce lundi. De nombreuses voix pointent le risque de surveillance généralisée qu’induit ce texte, notamment par la captation et l’analyse de données à grande échelle (big data). Le grand public, pourtant, semble s’en désintéresser. D’après un sondage CSA publié lundi, six Français sur dix se disent favorables à une limitation des libertés individuelles sur Internet.
«Prospectiviste», Valérie Peugeot est chercheuse à Orange Labs et vice-présidente du Conseil national du numérique depuis 2013. A la tête de l’association Vecam (Réflexion et action pour l’Internet citoyen), elle analyse les raisons qui expliquent l’apathie des Français face aux enjeux de la surveillance généralisée sur le Web.
Alors que l’ensemble des spécialistes tirent la sonnette d’alarme, comment expliquer l’indifférence du grand public face aux critiques que suscite le projet de loi renseignement ?
On subit toujours l’héritage d’une pensée positiviste, même à gauche. Historiquement, ces thématiques ne sont pas considérées comme des sujets sociaux en France, on ne voit dans la technologie qu’une source de progrès, et non pas un pharmacon, c’est-à-dire autant un poison qu’un contre-poison. A part quelques associations isolées et très mobilisées, l’ensemble des corps intermédiaires – les politiques, les ONG, les syndicats – est aux abonnés absents dès qu’il s’agit de technologie.
Par exemple, les syndicats étaient dans la rue la semaine dernière contre l’austérité et toute une série d’autres sujets, mais il ne leur vient à pas à l’idée d’inclure ces problématiques à leurs luttes. Il faut que ces questions sortent du cercle des habitués et s’adossent aux mouvements sociaux dans un sens plus large. L’engagement minimal des partis de gauche sur ces thématiques est d’ailleurs lamentable.
L’autre raison de ce désintérêt, c’est qu’il s’agit des renseignements généraux, qui n’ont jamais vraiment fait l’objet d’un débat de politique générale et dont les activités sont très peu connues du grand public. Entre la problématique du big data et l’aspect purement juridique de ces questions, on fait face à une double technicité, un «double nœud», auquel le grand public n’est pas du tout sensibilisé.
Un sondage récent montrait que 90% des Français ignorent la différence entre un juge et une autorité administrative, ce qui est pourtant capital quand on parle d’antiterrorisme. Mais tout n’est pas qu’une question de technicité. Les politiques et les médias sont capables de débattre d’enjeux aussi complexes que la fin de vie. Il n’y a donc pas qu’une question de compétence mais aussi l’absence d’une volonté d’apprivoiser ces questions et d’y intéresser les citoyens.
Le contexte actuel, trois mois quasiment jour pour jour après les attentats de Paris, joue aussi…
Il y a indiscutablement un «effet Charlie». Dans un contexte international où l’on assiste à une multiplication des attentats, la plupart des gens voient toute loi sécuritaire comme du simple «bon sens», justifié par l’idée qu’il faut «se donner les moyens» de combattre le terrorisme dans une période difficile.
Du coup, c’est très facile pour les politiques de surfer sur cette vague en donnant aux citoyens l’impression qu’on les protège plutôt que de se soucier de faire une loi équilibrée entre besoin d’outils adaptés et respect des libertés individuelles. Et quand on voit ce projet de loi, on constate qu’on est clairement plus dans l’électoralisme que dans la recherche d’équilibre.
On a l’impression qu’aucune leçon n’a été tirée du scandale de la NSA…
Il y a eu à un moment un petit effet Snowden, mais il est déjà passé. La réalité est que la question du traitement des données privées et de la surveillance n’a jamais vraiment été un objet de débat public. Le problème c’est que tout le développement du numérique s’est fait autour des services, des Gafa [le quatuor des géants du Web Google, Amazon, Facebook et Apple, ndlr]. Pour pouvoir développer leurs modèles économiques basés sur la pseudo-gratuité et la revente des données collectées, ces derniers ont mis en place des infrastructures qui rendent possible la logique de surveillance. Et de fait, ils ont insensibilisé les internautes à ces questions. Ils ont été comme le serpent Kaa dans le Livre de la jungle qui dit «ait confiance».
On est entrés dans l’ère de l’invisible. On capte les données de l’individu et on en fait toutes sortes d’usages sans qu’il n’en ait conscience. C’est très dur de se révolter contre ce que l’on ne perçoit pas. Ce n’est pas comme se retrouver au chômage, être expulsé de son appartement ou mis en prison : de fait, il n’y a rien de plus difficile que de se rebeller contre l’invisible. En l’absence de drame «visible» (même si aux Etats-Unis, il y a eu bon nombre d’arrestations arbitraires après le Patriot Act), il est très compliqué de construire une résistance individuelle et collective. A toutes les époques, on a vu des populations accepter petit à petit des choses injustes mais marginales, jusqu’à ce que l’on vienne les arrêter…
Une des réponses type des internautes est «je n’ai rien à cacher». Que leur répondre ?
Il faut absolument que les médias démantèlent ce discours, en racontant des cas concrets, comme, par exemple, comment la NSA a arrêté à tour de bras pour des motifs stupides. Il faut aussi souligner la non-efficacité de cette surveillance généralisée. On voit bien que cela ne marche pas, mais l’on est prêt à tuer nos libertés pour cela.