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Le nouveau Monopoly criminel

Lien publiée le 3 mai 2015

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Depuis une trentaine d'années, les réseaux du crime organisé orchestrent les crises financières. Leurs profits représentent une part non négligeable du PIB des pays.
De la « yakusa » des années 80 à celle des savings and loan (caisses d'épargne) américaines de la même période, en passant par celles du Mexique, de la Russie et de la Thaïlande, enfin celle des subprimes de 2009, une série de crises financières à dimension criminelle a déferlé sur le monde depuis trente ans, et ce, sans aucune attention des régulateurs centraux ou de la presse économique et financière. Alors même que le Fonds monétaire international (FMI) estime la masse d'argent sale entre 1 et 5 % du produit intérieur brut (PIB) mondial et que Forbes inclut parmi son classement des principaux milliardaires un baron du trafic de stupéfiants.

« Saving and loan » : la répétition générale

La crise des savings and loan a ravagé les caisses d'épargne américaines au cours des années 80. Près des deux tiers d'entre elles disparaissent alors dans des faillites clairement frauduleuses. Le coût de ce krach est estimé à environ 160 milliards de dollars, soit un coût équivalent à celui de la Seconde Guerre mondiale. L'essentiel des gains illicites engrangés par ces fraudeurs a ensuite disparu dans des paradis fiscaux.

La « Récession Yakusa » 

Les yakusas japonais sont plus de 90 000, regroupés dans trois principales fédérations criminelles (Inagawa-kai, Yamaguchi-gumi, Sumiyoshi-rengo). Dans les années 80, les jusen (coopératives de prêts immobiliers) ont été largement victimes d'emprunts falsifiés. Selon le gouvernement, pour la seule année 1999, plus de 40 % de leurs prêts se retrouvaient entre les mains du crime organisé. En 2002, on estimait que les « mauvaises créances » se situaient entre 800 milliards et 1 600 milliards de dollars. La durée exceptionnelle de la crise japonaise, malgré de multiples et larges plans de relance, ne peut se comprendre qu'en intégrant la dimension criminelle, les yakusas socialisant les pertes de leurs emprunts non remboursés et privatisant les bénéfices mafieux. Le pays ne s'en est toujours pas remis.

La crise russe des années 90

La transition vers l'économie de marché commence pour la Fédération russe fin 1991. A partir de 1992, la Russie privatise massivement, et une « thérapie de choc » est lancée en 1994 : 50 % du secteur public (plus de 100 000 entreprises d'Etat) est alors privatisé. Cette déréglementation à marche forcée de l'économie se fait dans des conditions très douteuses. On assiste alors à un accaparement des biens publics par une coterie. Ces nouveaux « barons voleurs » deviennent connus sous le vocable d'« oligarques ». L'évasion criminelle des capitaux durant cette période est estimée à 100 milliards de dollars.

L' « effet tequila » de 1994-1995

La crise mexicaine de 1994-1995, appelée l' « effet tequila », est d'abord, en grande partie, un « effet cocaïne ». En captant, dès le début des années 90, une part très importante du chiffre d'affaires de la drogue colombienne exportée vers les Etats-Unis, les trafiquants mexicains récupèrent plus de 10 milliards de dollars par an. Les privatisations d'entreprises sous la présidence Salinas (1988-1994) sont aussi l'occasion de recycler les narcoprofits, notamment dans le secteur bancaire lui-même privatisé. Après la crise de 1994-1995, ces banques devront plus de 120 milliards de dollars, pris en charge par le Trésor public...

La crise thaïlandaise de 1997

La Thaïlande, d'où partit la crise asiatique de 1997, a connu un scénario du même type. L'équivalent d'environ 10 % du PIB thaïlandais était contrôlé par les réseaux du crime organisé. Ceux-là tiraient essentiellement profit des jeux illicites, de la prostitution et du trafic de stupéfiants exportés à partir de la Birmanie. Comme au Mexique, l'afflux de capitaux étrangers à court terme accéléra la dynamique spéculative. La détérioration des comptes extérieurs, aggravée par la hausse du dollar et le rétrécissement des débouchés à l'exportation, précipita la dévaluation du baht.

La crise des « subprimes » de 2009

Comme le souligne Noël Pons, cette crise est, dans sa mécanique, quasi identique à celle des années 80, sauf pour les acteurs. Les banques sont désormais alimentées en demandes de prêts par des courtiers spécialisés (mortgage brokers), qui promettent tout. Nombre de dossiers à la base sont pudiquement qualifiés de « non documentés » ; ils sont en fait truqués et relèvent à la fois de l'escroquerie, de l'abus de confiance et du faux en écritures. Ces courtiers adossés aux prêteurs hypothécaires (mort-gage lenders) distribuent des prêts douteux, dits « prédateurs », consistant en fait à prêter beaucoup à des populations vulnérables (pauvres, minorités, etc.). Le montant des prêts dépasse fréquemment les 125 % de la valeur du bien objet de l'emprunt, dont la valeur est elle-même fortement surévaluée et l'emprunteur souvent incapable de rembourser le capital selon le principe d'interest only qui ne peut prospérer que sur la spéculation. Tant que le marché monte, l'illusion fonctionne. Toute l'économie, gavée de dettes, est devenue une « économie pyramidale », un gigantesque système de Ponzi. Qui s'écroulera, dévoilant que les banques sont souvent passées, par appât du gain, du statut de victimes à celui de complices.

Désormais, le contrôle des espaces off-shore, dont la seule activité est la fraude, permet au crime organisé non seulement de gérer ses propres liquidités, mais aussi en grande partie celui de la fraude fiscale et de disposer, avec le shadow banking, le shadow trading et le trading haute fréquence, d'outils de déstabilisation permanente de l'économie mondiale. Les autorités chinoises elles-mêmes ont dû reconnaître que la moitié des dépôts bancaires s'effectuait dans le secteur « informel », c'est-à-dire contrôlé par les triades.

L'idée d'un criminel isolé, violent, qu'on pourrait traiter à part, a donc été peu à peu submergée par une criminalité financière organisée et structurée, aux marges de profit immenses et qu'on continue à feindre de ne pas voir.

Alain Bauer, Professeur de criminologie au Conservatoire national des arts et métiers, à New York et à Pékin. Dernier ouvrage paru : Dernières nouvelles du crime (CNRS Editions, 2013).