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Emmanuel Todd, homme de tumulte

Charlie Todd

Lien publiée le 7 mai 2015

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

(Le Monde) L'essayiste n'est pas mécontent de l'émoi que suscite son dernier ouvrage sur " l'esprit du 11  janvier "

Emmanuel Todd est un enfant de l'intelligentsia française. Le fils d'une famille à la fois bourgeoise et bohème, dont les figures totémiques comptent un grand-père écrivain, Paul Nizan, un père journaliste, Olivier Todd, un anthropologue mondialement reconnu, Claude Lévi-Strauss, dont il est le petit-cousin, et toute une kyrielle de parents cultivés, athées le plus souvent – même si un aïeul fut rabbin –, éclectiques presque toujours. Ses amis sont journalistes, professeurs ou chercheurs, venus pour beaucoup de la deuxième gauche.

" Autant dire que les manifestants du 11  janvier me sont familiers ", lâche-t-il comme pour justifier le portrait brutal– " délirant ", disent ses premiers détracteurs – qu'il brosse, dans son dernier essai, Qui est Charlie ? (Seuil, 252  pages, 18  euros), des quelque quatre millions de personnes qui, ce jour-là, défilèrent en France derrière des pancartes affirmant " Je suis Charlie ".

Le démographe n'est pas mécontent de l'émoi qu'il suscite déjà. " Mon livre est un missile Exocet magnifiquement construit, sourit-il, un chef-d'œuvre de maîtrise intellectuelle avec quelques bonnes blagues dedans. " C'est en tout cas un ouvrage qui lui ressemble. On y trouve une excellente idée de départ : construire une géographie des exceptionnelles manifestations nées en réaction aux attentats terroristes contre la rédaction de Charlie Hebdo et les clients juifs d'un hypermarché cacher. On y trouve aussi une interprétation à coup de corrélations discutables. Et des formules à l'emporte-pièce destinées à heurter les esprits. " Il y a toujours, chez lui, un mélange de fulgurance et de maladresse ", remarque son ami, l'essayiste Jean-Claude Guillebaud.

" Une touche de folie "

Son éditeur au Seuil, Olivier Bétourné, qui faisait partie des manifestants du 11  janvier, a relu soigneusement l'ouvrage, écrit fiévreusement en trente jours, biffant parfois les phrases les plus choquantes comme pour protéger l'auteur contre lui-même. " J'ai tout de suite vu que le début du livre, notamment, était excessif et qu'il serait un pavé dans la mare,reconnaît-il. Mais j'espère que ces provocations stimulantes ouvriront un débat critique. "

A 64  ans – il en fait dix de moins –, Todd n'en est pas à sa première polémique. Depuis ses débuts, ce chercheur traduit au Japon, en Angleterre ou en Allemagne chevauche tous les grands débats politiques de l'époque en portant haut ses travaux éclairants et ses contradictions personnelles. De La Chute finale, son premier livre prédisant la décomposition de l'empire soviétique, publié en  1976 par Robert Laffont, à Après l'empire (Gallimard), son best-seller international analysant, en  2002, le déclin économique et stratégique des Etats-unis, en passant par L'Invention de la France, coécrit avec le démographe Hervé Le Bras (1981, rééd. Gallimard 2012), ses ouvrages mêlant recherche scientifique et sens certain du public sont des succès, et ses réflexions font débat.

" Dans n'importe quel pays, il aurait eu une place dans l'université, assure Hervé Le Bras.Mais les commissions universitaires françaises, dominées par les syndicats, lui ont chaque fois refusé un poste. " Malgré de multiples tentatives, Emmanuel Todd n'est jamais parvenu à obtenir plus que la direction de la bibliothèque de l'Institut national des études démographiques (INED), puis ce poste d'ingénieur de recherche qui lui a valu, encore cette semaine, le mépris du normalien et philosophe Alain Finkielkraut, outré par la prétention scientifique de son dernier essai : " Ingénieur de recherche ? Mais qu'est-ce que c'est ? "

Est-ce cette marginalisation universitaire qui l'a peu à peu affranchi de toutes les prudences vis-à-vis de ses pairs ? Ou un caractère à la fois solitaire, émotif et provocateur ? " Il ressent toujours le besoin de sortir l'épée du fourreau ", souligne son ami d'enfance, le journaliste Bernard Guetta, qui reconnaît, en souriant : " Il n'y a pas eu un seul moment de nos existences où nous n'avons pas été en désaccord complet. C'est bien simple, nous nous effarons mutuellement… " L'écrivain Pascal Bruckner affirme plus nettement qu'il y a chez Todd " une touche de folie ", citant à propos des corrélations statistiques brandies abondamment par le démographe ce mot du grand écrivain anglais Chesterton : " Le fou est celui qui a tout perdu sauf la raison. "

Il y a en tout cas un goût pour le tumulte et les soubresauts. Cet homme, qui n'oublie jamais de convoquer sa famille et cette culture de gauche européenne et sociale-démocrate dans laquelle il a grandi, a multiplié les emballements politiques. En  1992, il s'est affiché en fervent militant contre le traité de Maastricht ; en  2005, il clamait son " oui " à la Constitution européenne, avant de redevenir le plus dur contempteur de l'euro. En  2007, il expliquait que Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy étaient " deux candidats du vide " ; en  2012, il a appelé à voter François Hollande, voyant dans le candidat socialiste un nouveau Roosevelt capable de mettre en œuvre un " hollandisme révolutionnaire "" Une blague ", balaye-t-il aujourd'hui qu'il est redevenu le critique le plus acerbe du PS.

On l'a vu flirter dans les années 1990 avec les souverainistes et le journaliste Philippe Cohen, avant de s'éloigner de ce dernier – " Je trouvais son intérêt pour le Front national très exagéré et son indulgence pour Eric Zemmour beaucoup trop grande ", dit-il –, puis de se réconcilier avec le rédacteur en chef de Marianne, juste avant qu'un cancer ne l'emporte.

" Analyse très personnelle "

Ces dernières années, bon nombre d'intellectuels ont pris leurs distances, mais ses interventions à la télévision contre l'euro ou le libre-échangisme ont presque toujours battu des records d'audience. S'attaquer aux manifestations du 11  janvier, c'est autre chose. Même ses plus proches soutiens ont frémi en lisant, dans L'Obs, l'entretien où il affirme que " La France aux commandes (celle de “Je suis Charlie”), est celle qui a été antidreyfusarde, catholique, vichyste. "

Hervé Le Bras, qui juge " très fructueux de travailler avec un homme aussi imaginatif ", reconnaît s'être éloigné lui aussi, " sur des désaccords méthodologiques et son analyse très personnelle des données statistiques "." Après ce livre, tu n'auras plus aucun ami ", lui a soufflé l'un de ses proches. Dans son petit appartement, dans le XIVe  arrondissement de Paris, entouré de livres et de cartes, Emmanuel Todd a juste fait mine de s'en moquer.

Raphaëlle Bacqué

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Pour Emmanuel Todd, les valeurs affichées par les manifestants " Je suis Charlie " masquent des pratiques foncièrement inégalitaires

Un spectre hante la France. Celui du " catholicisme zombie ". Une survivance de l'empreinte catholique dans les mentalités qui, selon l'historien et anthropologue Emmanuel Todd, explique en grande partie " l'accès d'hystérie " de la mobilisation historique du 11  janvier. Une détermination puissante et inconsciente qui permet, pêle-mêle, de comprendre " l'islamophobie " des classes moyennes, la dévotion européiste des élites, le mépris des ilotes taxés de " populistes " et même pourquoi le Parti socialiste de François Hollande est désormais " ancré à droite ".

Dans Qui est Charlie ? Sociologie d'une crise religieuse (Seuil, 252  pages, 18  euros), Emmanuel Todd veut démonter " l'imposture " de la communion nationale du 11  janvier. Comme l'avaient déjà rappelé de nombreux observateurs, " une partie de la France n'était pas là " lors de cette mémorable journée. En un mot, relève aujourd'hui Emmanuel Todd, c'est la France des classes moyennes supérieures qui a manifesté, pendant que celle du monde populaire, des jeunes des banlieues et des ouvriers de province boudait l'événement.

L'unanimisme politique et médiatique lui fit l'effet d'un " flash totalitaire ". En janvier  2015, assure-t-il, " aucune analyse critique n'aurait été audible ". Rony Brauman, ancien président de Médecin sans frontières, contestait pourtant dans nos colonnes " la rhétorique de l'intimidation  morale " en expliquant ce qui l'avait empêché de rejoindre le cortège (Le Mondedaté du 16  janvier), tandis que le philosophe Alain Badiou raillait cette injonction à manifester : " C'est tout juste si Manuel Valls n'envisageait pas d'emprisonner les absents ", écrivait-il (Le Monde daté du 28  janvier). Comme on peut le constater, l'originalité de l'essai d'Emmanuel Todd ne réside pas dans la victimisation d'un auteur alors prétendument bâillonné et qui fait aujourd'hui la couverture des journaux de toute l'intelligentsia de la gauche.

" Oligarchie de masse "

L'ouvrage est une invitation à comprendre les mécanismes du pouvoir idéologique et politique de notre société à partir du moment " Charlie ", une analyse savante et virulente de la " crise religieuse " d'une nation qui " se ment à elle-même " dans la communion laïque. Bien sûr, accorde-t-il, les manifestants ont, en toute conscience, défilé pour la tolérance. Mais ce n'est pas la réalité des " valeurs latentes " qui les agissaient. Ce jour-là, écrit-il, " il s'agissait avant tout d'affirmer un pouvoir social, une domination ". Celle de la " France blanche " des catégories supérieures qui s'est précipitée dans les rues pour " définir comme besoin prioritaire le droit de cracher sur la religion des faibles ". Celle d'une France inégalitaire non dans ses proclamations théoriques et conscientes, mais dans ses comportements pratiques et inconscients.

Car " les forces qui se réclament aujourd'hui de la République ne sont pas d'essence républicaine ", explique-t-il. Comme l'illustre l'écart entre les manifestations massives de Lyon et celles plus modestes de Marseille, ce sont les habitants des anciennes terres catholiques et hiérarchiques qui se sont mobilisées le 11  janvier. C'est cette " oligarchie de masse " qui accepte la ségrégation sociale des populations défavorisées, la relégation des jeunes musulmans dans les ghettos urbains qui s'est indignée, insiste-t-il.

Cartographie à l'appui, le démographe veut démontrer qu'une " subculture catholique périphérique ", qui perdure malgré le déclin de l'Eglise, détermine à leur insu les individus. Et favorise l'avènement d'une " néo-République " inégalitaire. Sous son influence, la " divinité cruelle " de la monnaie unique européenne a remplacé la Sainte-Trinité. Car le traité de Maastricht " nous vient du catholicisme et de Vichy plus que de la Révolution ", assure-t-il. Sous son emprise également, le PS s'est droitisé. Ainsi François Hollande, fils de parents catholiques, apparaît-il comme " la parfaite incarnation du catholicisme zombie ". Certes, le PS est " subjectivement " antiraciste, mais il est " objectivement xénophobe " assure Todd, car" il exclut les enfants d'immigrés de la nation française ". En résumé, il y a un décalage complet entre les paroles et les actes de ces dominants qui composèrent l'essentiel des manifestants.

De l'islamophobie des beaux quartiers à l'antisémitisme des banlieues reléguées, la responsabilité des notables de cette " néo-République " inégalitaire est, selon Todd, immense. Que faire alors ? Combattre " la nouvelle hystérie laïciste ", écrit-il, qui n'est autre qu'une " religion " qui fait de l'islam son bouc émissaire en proclamant " le devoir de caricaturer Mahomet ".

Après l'outrance de la démonstration, place à l'œcuménisme de la conclusion. Toute la panoplie de la laïcité ouverte du néorépublicanisme que Todd s'acharne à combattre y est sagement déclinée. Droit au blasphème, liberté d'expression protégée par l'Etat, assimilation des immigrés, " intégration positive " de l'islam… Même l'interdiction du foulard à l'école, considérée comme islamophobe par beaucoup, est considérée par l'auteur, qui n'est exempt ni de paradoxes ni de contradictions, comme " une bonne chose ". La cohorte de ses anathèmes s'achève donc sur le catalogue d'un pur catéchisme républicain. Il est enfin temps de répondre à la question posée par l'anthropologue : " Qui est Charlie ? " C'est Emmanuel Todd, mais il ne le savait pas.

Nicolas Truong