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Marx à Venise. Une Biennale sous le signe de la transformation

Lien publiée le 10 mai 2015

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Paul Tanguy

La Biennale de Venise réunit tous les deux ans les grands noms de l’art contemporain, peintres, sculpteurs, photographes et performeurs, convoqués par un artiste-commissaire autour d’une thématique. Si la 54ème édition proposait un long voyage au bout de la nuit, dans le ciel étoilé, la 56ème est, quant à elle, profondément enracinée sur terre, dans notre monde, son présent et ses futurs possible. « All the world’s future », c’est le titre choisi par l’artiste nigérian Okwui Enzewor pour l’édition 2015 qui ouvre ses portes au public le 9 mai. « Tous les futurs du monde » est un parcours situé entre l’Histoire et l’oralité, une oralité de la dénonciation, de la critique et des luttes, un parcours scandé par Le Capital, de Karl Marx, transformé en oratorio de notre modernité.


La parole visionnaire de Marx dit le monde, notre monde, et prédit nos futurs, possibles, effroyables ou souhaitables. « Dire l’avenir », voici l’axe qui domine la 56ème édition de la Biennale de Venise. Il ne s’agit, en aucun cas, d’un prétexte à une fuite en avant déconnectée du monde. L’édition 2015 se situe, au contraire, pleinement ancrée dans notre temps. Pour Okwui Enwezor, « les fractures qui traversent aujourd’hui les quatre coins de la planête ré-évoquent les ruines évanescentes des catastrophes précédentes accumulées aux pieds de l’ange de l’Histoire, de l’Angelus Novus de Benjamin. Comment faire pour saisir pleinement l’inquiétude de notre époque, la rendre compréhensible, et l’articuler ? »

Pour répondre à cette interrogation multiple, pour dépasser la réalité décomposée et fragmentaire que nous proposent les médiations habituelles et dominantes pour que nous nous y perdions et nous nous n’y retrouvions pas « les nôtres », Enwezor fait appel à l’art pour proposer des clefs de lecture et des instruments de critique pour appréhender notre époque. En 1974, déjà, la Biennale avait été organisée comme un large meeting autour de la solidarité à l’égard du Chili. L’histoire et la politique y étaient fortement entrelacés pour expliquer à la fois les espoirs d’un processus révolutionnaire, les raisons d’une défaite et la barbarie pinochétiste-impérialiste. Enwezor se place dans cette continuité.

« Les changements radicaux qui ont eu lieu au cours des deux derniers siècles, souligne-t-il, –qui vont de la modernité industrielle à la modernité post-industrielle, de la modernité technologique à la modernité digitale, de la migration de masse à la mobilité de masse, [qui génèrent] les désastres environnementaux et les guerres génocidaires, la modernité et la post-modernité, le chaos et la promesse- ont produit de nouveaux espaces fascinants pour les artistes, écrivains, cinéastes, performeurs, compositeurs, musiciens ».

L’un de ces espaces, central dans la Biennale, est précisément le film-fleuve Das Kapital, d’Alexander Kluge. Kluge a su porter à terme un projet vieux de quatre-vingt-dix-ans, conçu par l’auteur du Cuirassé Potemkine et d’Octobre, à la fin des années 1920, et jamais réalisé. A travers un certain nombre d’images d’archives, de productions eisensteiniennes et d’entrevues, le réalisateur et écrivain allemand se propose de filmer Marx, un Marx actuel et qui serait notre contemporain.

Le parcours s’articule autour d’autres œuvres, dont le diptyque sonore d’Olaf Nicolai. Nicolai reprend en effet Non consumiamo Marx [« Marx n’est pas consommable » (1969)], du compositeur italien Luigi Nono -auteur, entre autres, de Nous sommes la jeunesse du Vietnam (1973)-, la voix de Cesare Pavese qu’il croise à des sons et des bruits captés sur les barricades parisiennes pendant le « Joli mois de mai » 1968.

Enwezor ne pouvait manquer, dans cet esprit, de rendre hommage à deux grands cinéastes disparus récemment, avec Chris Marker, d’un côté, et Harun Farocki, de l’autre. La Biennale propose en effet une sorte de cartographie raisonnée des œuvres du réalisateur-documentariste allemand présentant, chaque jour, l’un de ses quatre-vingt-sept films.

La voix et la parole étant également l’un des fils conducteurs de la Biennale, le spectateur-flâneur y est habité par d’autres sons, familiers ou lointains, mais qui restent toujours, pour reprendre Pavese, des voix de « camarades ». On songera notamment à celle de Pier Paolo Pasolini récitant Guinea, contrepoint poétique et intime à la dégradation contemporaine imposée par le capitalisme industriel.

On écoutera également les voix de l’enfermement, qui brisent le cercle de fer de l’aliénation et de l’exploitation. Le pianiste et compositeur américain Jason Moran donne à entendre une anthologie de chansons du labeur, passé et présent, qui résonnent en écho à la présentation de l’œuvre photographique Let us praise famous men, une galerie de portraits de famille de métayers de l’Alabama, réalisée en 1941, face-cachée du « rêve américain ». Moran fait résonner également, dans son travail, les chants des condamnés aux travaux forcés du pénitencier central de Louisiane, « l’Alcatraz du Sud », qui acquièrent une puissance toute particulière au contact des émeutes contre les violences policières que connaissent, aujourd’hui, les Etats-Unis.

La Grande-Bretagne qui vient de confirmer les conservateurs à Downing Street est, quant à elle, représentée par Jeremy Deller, présent, déjà, à Venise, en 2013. Deller propose ses Factory folk songs, autant de chants d’usines et de mélopées prolétariennes remontant, pour certaines, au début de la révolution industrielle, visant à adoucir ou à dénoncer les dures conditions de détention des bagnes salariés que sont les entreprises du capital, y compris dans les pays « avancés ».

Sans céder aux tentations esthétisantes ni verser dans une lecture caricaturale de notre époque, La Biennale a donc invité Marx sur la lagune. Jusqu’au 22 novembre 2015, les « nouveaux mondes possibles » de notre futur se donnent à voir et à écouter, sur les rythmes contemporains du Capital. C’est à une invitation urgente à la transformation que convoque Enwezor.

08/05/15