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En direct de n’importe quoi : Philippe Val et le journalisme
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://www.acrimed.org/article4687.html
Pourquoi revenir sur le dernier chef d’œuvre de Philippe Val, Malaise dans l’inculture, alors que nous avons déjà honoré le marathon promotionnel que l’ex-patron de France Inter a couru en quelques jours ? Parce que dans ce livre informe, il est question du journalisme et que la nullité du propos de son auteur n’a ni dissuadé des journalistes de l’accueillir ni incité ceux-ci à réagir. Notre dévouement étant sans limites, c’est à nous qu’il revient donc de défendre le journalisme contre Philippe Val.
Passé maître dans l’art de mélanger le n’importe quoi avec le pas grand-chose, Philippe Val, en effet, a mitonné un long chapitre qui confirme les talents culinaires dont il fait preuve dans l’ensemble de son opus de philosophie politique : « Le journalisme malade du sociologisme » (p. 214-277).
Découvertes en toc
Notre cuistot commence d’abord par touiller dans son brouet une découverte scientifique : les « deux gènes » du journalisme (p. 214-216). L’un informe, l’autre « emploie le dénigrement, l’insulte […], la rumeur, l’à-peu-près, la suspicion, le discrédit ». Philippe Val préfère le premier, mais pratique le second, comme toute son œuvre à Charlie hebdo permet de le vérifier [1], et comme la bêtise sans malaise de son livre l’atteste une fois encore.
Vient ensuite une deuxième découverte scientifique : les « deux familles » du journalisme (p. 216-218). L’une s’en tient aux « choses visibles » et l’autre traque « les choses cachées ». Peu importe si parmi les « choses cachées », il y a des causes impersonnelles qui, à l’instar de la « main invisible du marché », expliquent ce que l’on voit : Philippe Val préfère la première famille, mais appartient – hélas, dans son cas ! – à la seconde.
Car, voyez-vous – troisième révélation scientifique –, notre penseur à grande vitesse a découvert, parmi les causes de la crise du journalisme, une « crise interne » (?) et, du même coup, l’origine (qui ne saute pas aux yeux) de cette crise : « Elle trouve son origine dans le courant dominant de la sociologie française sur lequel Bourdieu règne sans partage ». Et le savant homme d’ajouter :« Tout commence par une critique des médias […] » (p. 218-219).
Mais avant d’en savoir plus, le lecteur attendra puisque, « à cela s’ajoute » la crise du Monde [2], « ouverte » dit-il, par le bouquin de Cohen et Péan, La Face cachée du Monde, paru en 2003 [3] Passons sur la version valienne de la crise du Monde : une lecture qui n’explique en rien ni la « crise interne » du journalisme, ni de le rôle qu’aurait joué le « courant dominant de la sociologie française »…
… quand, soudain, par un de ces coq-à-l’âne dont Philippe Val a le secret, « la critique des médias » surgit à nouveau avec le cortège habituel des calomnies que son patron, en journaliste qui informe, avait déversées dans Charlie hebdo. Passons [4] car, tout à coup, Bourdieu est de retour (p. 222) :
D’innombrables avatars de Bourdieu, universitaires pourfendeurs de la « pourriture » médiatique sont devenus professeurs dans les écoles de journalisme, et l’on a vu arriver dans les rédactions toute une génération de militants pour lesquels le journalisme devait faire avancer les « bonnes causes ».
« Certes, on est dans le ridicule », déclare Val, inconscient d’en avoir atteint le sommet… En effet, les guillemets qui entourent la « pourriture » ne protègent pas une citation, mais une création, « culturelle » forcément, de Philippe Val. Quant aux universitaires qui la pourfendraient, il n’en existe aucun qui serait devenu professeur dans les écoles de journalisme, du moins parmi les victimes du « sociologisme » patronné par Pierre Bourdieu ! L’adversaire des « rumeurs » (à l’exception de celles qu’il propage) et de la traque aux « choses cachées » (à l’exception de celle qu’il invente), s’en donne à cœur joie !
Mais comme il écrit dans un livre sérieux, Philippe Val ne s’est pas laissé à la facilité, comme il le fit dans Causeur, en brandissant son hachoir pour découper le « sociologisme » et Acrimed en fines lamelles (comme nous l’avions relevé dans un précédent article).
« Sociologisme » en vrac
Philippe Val quitte régulièrement sa toque de cuisinier du « sociologisme » pour mettre bout à bout (bout de ficelle, selle de cheval, Val tout court) tous les déchets de sa ratatouille. Par charité, on peut essayer (mais sans doute en vain…) de donner un minimum de cohérence à ce qui n’en présente aucune. Où rencontrons-nous le « sociologisme » ?
La défense des « bonnes causes » (dont il faut comprendre qu’elle est un effet du « sociologisme », des avatars de Bourdieu et de l’infiltration d’Acrimed dans les écoles de journalisme ?), « est la ligne éditoriale de beaucoup des rédactions en France, quoi que fassent et quoi que pensent les directeurs et rédacteurs en chef, généralement réduits à l’impuissance par les mutineries du collectif » (p. 222). Les chefs victimes du « sociologisme » des rédactions ? Celles-ci en rient encore, mais en silence : elles n’ont encore rien dit, nous abandonnant le travail ingrat de défense du journalisme contre les journalistes coalisés…
Il est vrai que le chef Philippe Val ne saurait être contesté : « Du jour où, avec la rédaction de Charlie, j’ai licencié Siné pour une chronique dont j’avais jugé inacceptable la coloration antisémite, le "journalisme médias", chambre d’écho fidèle du sociologisme, a décrété que j’étais passé dans le camp du mal » (p. 228). Quand la justice le condamne à deux reprises pour licenciement abusif, Philippe Val omet de le mentionner. Pourquoi cette omission ? Sans doute par ce que les tribunaux n’ont pas cédé au « sociologisme »… À la différence de ceux qui, comme nous, en affirmant leur solidarité avec Siné, auraient été, ce faisant, « la chambre d’écho du sociologisme ». Comprenne qui pourra quand il n’y rien à comprendre !
« Sociologisme » encore. Attention, ça décoiffe. Cela commence par une longue déploration que nous devons citer entièrement :
La société des journalistes et les syndicats imposent leurs choix de telle façon que la direction, pour ne pas perdre complètement la face, fait semblant de décider en dernière instance, mais le plus souvent sous la pression d’une rédaction. D’autant que cette dernière dispose d’armes dont elle n’usait qu’exceptionnellement autrement : le recours à la dénonciation, soit sur internet, soit dans un journal concurrent soit via Tweeter [5] (p. 235)
Haro sur les sociétés de journalistes, les syndicats et les rédactions ! Pôvres directions privées de leur toute-puissance et menacées de discrédit ! Et le « sociologisme » là-dedans ? Le voici :
Ce discrédit automatique qui frappe les dirigeants de nombreux journaux est là encore le produit d’un sociologisme de bazar qui se prend pour de la déontologie. (p. 236)
Par Montaigne et Spinoza (que nous pouvons, nous aussi, invoquer à n’importe quelle occasion), comment le bazar édifié sous le titre de « sociologisme » pourrait-il produire un discrédit « automatique » ? Et s’il n’est pas « automatique », est-ce parce le « sociologisme » provoque la coalition des gens de peu des rédactions qui bafouent l’autorité de leurs chefs ? Et comment ce « sociologisme » qui n’existe que dans la tête de Philippe Val, pourrait-il se prendre pour quoi que ce soit ?
Pour rétablir l’autorité minée par le « sociologisme », Philippe Val, DRH et expert en relation entre les directeurs de rédaction et la plèbe du journalisme propose à l’humanité souffrante ce théorème riche de sens… et de modestie : « Si, par exemple, dans la rédaction d’un organe d’information, il n’y a que des bons journalistes et un mauvais directeur, le journal ne sera jamais bon. Une rédaction constituée de journalistes moyens, mais dotée d’un très bon directeur, produira au contraire un bon journal, et les journalistes progresseront. L’idéal, bien sûr, étant d’avoir de bons journalistes et un bon directeur. » (p. 283). Avouons-le : ce truisme qui fait office d’idéal nous convient, « bien sûr » !
« Sociologisme », enfin : parler de « buzz » ? « C’est une manière sociologiquement correcte de nommer ce qui, autrefois, était la honte du journalisme : la rumeur » (p. 242). Et c’est un expert de la lutte contre le « buzz », « honte du journalisme », qui parle :
Résumons. Le « sociologisme », dans son aversion valienne, n’est rien d’autre que la créature de l’« antipathie instinctive » que Philippe Val éprouve pour les sociologues que, de son propre aveu, il ne parvient pas à lire [6]. Autant dire que, n’ayant rien à en dire, il aurait eu tort de se priver d’en parler ! À tout propos et donc à propos du journalisme…
Le tout (si l’on peut dire cela en parlant du néant) est enveloppé, en guise de raccourcis pamphlétaires, dans un tissu d’âneries. Mais il y a pire encore.
Perfidies en stock
Indigné parce que la protestation unanime dans l’affaire des Versets sataniques [7], a cessé de l’être dans celle des « caricatures de Mahomet », Philippe Val proclame : « Alors que Pierre Bourdieu, en 1986, faisait partie des intellectuels engagés dans défense de Rushdie, ses épigone actuels ont changé de camp. L’horreur que suscitait le régime de terreur de Téhéran s’est muée en une discrète sympathie […] ». Ou comment le trait pamphlétaire de Philippe Val se mue en indiscrète crapulerie.
Et ce n’est pas la seule. Il suffit de feuilleter. Au fil des pages, on apprend, citation dont il est impossible de trouver la source, que Noam Chomsky « qualifia la tragédie cambodgienne de "génocide éclairé" » (p. 240) [8]. On apprend aussi que, dans les médias, « Le Hamas… bénéficie d’une adhésion sans critiques ». Ne cherchez pas : ce sont des médias imaginaires [9] ! On découvre qu’il conviendrait de réprouver « la bien-pensance pro-palestinienne de Plantu »… qui n’est ni bien-pensante ni pro-palestinienne [10]. Et l’on bénéficie de cette autre perfidie, du moins si les mots ont un sens : qu’Edwy Plenel aurait empoché personnellement les millions d’euros réclamés par le fisc à Mediapart puisqu’il « s’exonère lui-même de sa dette fiscale » (p.246) [11]. Et cetera, et cetera, puisque Philippe Val se borne à ressasser et à enrichir son art de la calomnie,du mensonge et de la fabulation.
Quand il a épuisé son stock d’anecdotes et de falsifications, il arrive que Philippe Val (mais à sa façon, inimitable) vise de vraies cibles et les manque. Ainsi, par exemple, de la critique des émissions d’infotainment (ou de mélange des genres), des chaînes d’information en continu ou de l’abdication du journalisme de l’offre au profit d’un journalisme de l’audience à n’importe quel prix : soit très exactement ce que vise, mais avec de bonnes armes… cette sociologie qui lui fait tant de peine et qu’il remplace par sa propre inculture.
Mais à quoi bon poursuivre ?
Somme toute, le meilleur critique de Philippe Val est Val Philippe lui-même. À propos du journalisme, comme sur tout le reste, Philippe Val se rebelle contre le « sociologisme » qu’il invente, parce que ledit le « sociologisme » enrôlerait à son profit le Bien opposé de façon binaire au Mal ; mais Val Philippe, plus manichéen que n’importe qui, défend son Bien contre le Mal qu’incarneraient tous ceux qu’il réprouve. Philippe Val attribue au « sociologisme » la recherche de boucs émissaires ; mais Val Philippe en fabrique à longueur de pages ! Manifestement Philippe Val ne comprend pas ce qu’écrit Val Philippe. Mais, une fois encore, qu’y a-t-il à comprendre ? Rien.
Quant aux remèdes prescrits pour soigner le journalisme et le guérir du sociologisme, ce sont ceux d’un rebouteux qui propose d’enseigner Montaigne dans les écoles de journalisme. Montaigne… et Philippe Val ?
« Le journalisme peut être féroce. Bas jamais », déclare notre défenseur de la culture. Hélas, notre très cultivé est un cuistre, à la fois féroce et bas.
Henri Maler (avec Julien Salingue)
Notes
[1] Voir, entre autres, nos articles « Philippe Val, propagateur de calomnies et docteur ès déontologies » et « Philippe Val sur France Inter : un récital de mensonges et de calomnies contre Chomsky ».
[2] Une « addition » que Philippe Val présente ainsi : « Tout commence par une critique des médias plutôt bienvenue, qui pointe des situations monopolistiques, et les liens parfois caricaturaux qu’entretiennent les gens de pouvoir et des journalistes omniprésents dans les grands médias. À cela vient s’ajouter la crise du Monde, présidé à l’époque par Jean-Marie Colombani, et dirigé par Edwy Plenel ». Vous n’avez pas compris le lien entre les deux propositions (ni le rapport entre la crise du Monde et le « sociologisme » ?) Nous non plus.
[3] Et dont nous avons amplement rendu compte ici.
[4] Les curieux pourront se reporter à « Philippe Val : “la critique radicale des médias alliée du grand capital” », ou encore à « Philippe Val se charge de l’épuration de l’Observatoire français des médias ».
[5] Sic. L’orthographe correcte est « Twitter », et non « Tweeter ». Mais peut-être que Philippe Val ne connaît pas le réseau social dont il parle. On notera également que sur la quatrième de couverture, signé par le maître lui-même, on apprend que « le monde tient désormais en deux catégories : like et unlike ». S’il s’agit d’une référence à un autre réseau social, Facebook, là aussi c’est raté : le bouton « unlike » n’existe pas...
[6] « Pour ce qui concerne la lecture, j’obéis à une sévère discipline. N’étant pas immortel, je n’ai pas de temps à perdre avec des auteurs qui ne m’inspirent pas la gratitude accompagnant une bonne lecture » (p. 37). Notons que, sur l’ensemble de son livre, Philippe Val ne mentionne aucun ouvrage de la sociologie qu’il reprouve et n’évoque les noms que dequatre sociologues parmi les réprouvés (Pierre Bourdieu, Loïc Wacquant et le couple Pinçon-Charlot) En revanche, il se réfère à la « bonne sociologie » (comme il y a du bon cholestérol), celle d’Hugues Lagrange qui, dans Le déni des cultures (2010), soutient des thèses qui pour Val ont d’abord pour mérite de conforter… ses propres préjugés.
[7] Titre d’un roman de Salman Rushdie, publié en 1988. Le 14 février 1989, l’ayatollah Khomeini a édicté une fatwa condamnant à mort Salman Rushdie, le contraignant à vivre dans la clandestinité.
[8] Alors que, aussi controversées qu’aient pu être ses prises de positions, Chomsky a condamné ce génocide comme « le plus grand génocide de l’époque moderne », ajoutant :« Je pense qu’il serait difficile de trouver le moindre exemple comparable d’atrocité et de déchaînement de haine… » (en 1993, dans le documentaire Manufacturing Consent).
[9] Pas imaginaire, en revanche, cette « adhésion sans critiques » aux bombardements israéliens de Gaza : « Comment ces envoyés spéciaux auraient-ils commenté les bombardements alliés en Normandie qui ont précipité la chute du nazisme ? Auraient-ils condamné les scandaleux bombardements ? » (p. 232)
[10] Voir par exemple notre article de 2003.
[11] En revanche pas un mot sur les 300 000 euros et les centaines de milliers d’autres que Philippe Vall a mis dans sa poche personnelle en toute légalité et successivement après son départ de Charlie hebdo puis de France Inter. À noter que les pages consacrées à Edwy Plenel (p. 246-250) valent leur pesant de haine et permettent de prendre la mesure de la distance qui sépare celle-ci de la critique (à commencer par la nôtre).