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Anarchie vaincra (sur le papier)
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
(Le Monde) Textes fondateurs, figures historiques, Mémoires… Plusieurs ouvrages récents rappellent que l'idée libertaire est toujours vivace et anime certains mouvements démocratiques contemporains
L'anarchisme ne cesse de renaître. Ses défaites, dont la plus tragique remonte à la guerre civile espagnole, n'ont pas éteint ses combats pour la liberté, contre l'autorité et la hiérarchie. En Espagne, l'actuel regain démocratique n'est pas sans lien avec une tradition libertaire vivace. Autre signe : de " petits " éditeurs, indifférents au succès commercial et médiatique, entretiennent leur propre histoire, font œuvre de transmission.
On assiste même à un renouveau éditorial. Ainsi deux maisons associées – La Lenteur et Le Ravin bleu – exhument un traité important, L'Initiation individualiste anarchiste, publié en 1923 par E. Armand (1872-1962). Là encore, l'Espagne anarchiste n'est pas loin, une première version étant parue sous le titre El Anarquismo individualista. Cet " individualisme anarchiste " révèle des clivages connus entre libertaires proches de Bakounine et partisans de Marx et Engels, mais aussi parmi les anarchistes eux-mêmes. Pour ce fils de communard, qui écrivit son livre dans la prison de -Nîmes pour cause d'antimilitarisme, l'anarchisme individualiste se définit ainsi : " La négation, le rejet, la haine de la domination et de l'exploitation ; l'absence de l'obligation, de la sanction et de l'empiétement dans tous les domaines ; l'abolition de la contrainte grégaire sur l'ini-tiative et l'impulsion individuelles. "Anti-capitaliste, Armand est non moins anticommuniste et hostile au socialisme : pour lui, l'oppression de l'individu perdurerait si un Etat ou une communauté socialiste détenait les instruments de production et le capital. Ses autres combats sont l'athéisme et " l'amour libre "qui valorise le libre choix : " A la “dépendance sexuelle”, c'est-à-dire à la conception dominante qui veut que la femme soit le plus souvent une chair à plaisir, l'individualiste oppose la “liberté sexuelle”, autrement dit la faculté, pour les individus de l'un et l'autre sexe, de disposer à leur gré de leur vie sexuelle. " Du respect des libertés naîtra une nouvelle humanité " polydynamique, polymorphique, multilatérale " – bref, individualiste et pluraliste.
Le monde issu de la guerre de 1914-1918 et de la révolution bolchevique, Armand le prévoyait, serait hostile aux idéaux -libertaires. D'autres anarchistes, qui allaient vivre au cœur de l'Europe les tragédies du XXe siècle et l'avènement de -régimes liberticides, en feront la dou-loureuse expérience : ainsi de Rudolf -Rocker (1873-1958) et Max Nettlau (1865-1944). Le premier consacra un livre au -second publié en allemand en 1946, vite traduit en espagnol, et que publient aujourd'hui les Editions du Monde libertaire sous le titre Max Nettlau. Une -mémoire anarchiste.
Rocker était l'un des plus subtils théoriciens allemands de l'anarcho-syndicalisme et du socialisme libertaire. Son ami Nettlau, né à Vienne, était un historien de l'anarchisme auquel on doit, entre autres, une monumentale biographie de Bakounine. Sa vie fut consacrée à arpenter l'Europe pour collecter les documents les plus infimes de l'anarchisme et rencontrer des acteurs-clés, comme James Guillaume et Elisée Reclus. La tournure d'esprit si particulière de Nettlau fascinait Rocker. Au plan intellectuel : une quête érudite sans fin où le moindre détail compte, une exigence d'exhaustivité qui lui permit d'accumuler des trésors documentaires voués à la perdition. Au plan politique : le sens du pluralisme, des opinions dissidentes, de la tolérance. Son " intersocialisme " voulait faire dialoguer les tendances diverses du socialisme, contre l'hégémonie marxiste et communiste.
Si Nettlau et Rocker n'adhéraient pas à l'individualisme anarchiste d'Armand, leur socialisme libertaire rejoignait ses tendances libérales. Pour eux aussi, l'émancipation individuelle était un enjeu crucial. Faisant parler Nettlau, Rocker expose aussi ses propres convictions libérales : " Alors que le socialisme libertaire ou anarchisme s'est rattaché à la doctrine libérale des traditions humanistes et a approfondi la question de la liberté jusqu'au bout, le socialisme autoritaire rappela à la vie des philosophies absolutistes auxquelles les révolutions des XVIIe et XVIIIe siècles avaient tordu le cou. " L'autoritarisme socialiste porterait même la lourde responsabilité d'avoir ouvert la voie " à la réaction nouvelle pour aboutir à l'Etat totalitaire ". Le rejet du capitalisme chez Rocker s'accompagnait ainsi d'un regard très critique sur les formes dominantes de socialisme : " Ces deux extrêmes, l'impérialisme capitaliste avec la domination de ses cartels économiques et les courants socialistes avides de dictature, ont des points de -contact communs. " Pour contrer le nationalisme et le totalitarisme, dont Rocker déplorait l'attraction sur les milieux ouvriers, un socialisme de la liberté était à réinventer.
L'écrasement des anarchistes en Espagne hantait Rocker, qui y voyait l'annonce du triomphe de la barbarie fasciste et nazie. Ce goût amer de la défaite, on le retrouve dans les Mémoires que publie Floréal Cuadrado aux éditions du Sandre, dont le beau catalogue contient le meilleur de la pensée libertaire et -démocratique radicale – de Gustav Landauer à Cornelius Castoriadis. Né en 1946 de parents et grands-parents anarchistes espagnols, dont il restitue la biographie, l'auteur de Comme un chat allait devenir un acteur de la mouvance activiste d'extrême gauche et antifranquiste, se spécialisant dans la fabrication de faux papiers. Nourri de culture anarchiste, le livre évoque d'ailleurs brièvement Armand et sa théorie de l'amour libre. Toutefois, sur ce sujet comme sur d'autres, il souligne les décalages entre les idéaux et la réalité, et même les désillusions et trahisons.
En Mai 68, étant ouvrier, il est sollicité par des groupuscules communistes. Mais sans céder à leurs avances : " Pour moi, le véritable communisme était le communisme libertaire, pour lequel mes parents et leurs amis s'étaient battus. " Il participera à une microorganisation, les Partageux, qui, forte de ses trois membres, prépare la " confrontation armée ". Devenue les Egaux, elle est menée par un dirigeant dépeint en égocentrique par Cuadrado – " Egaux, égaux, ouais, ouais, se souvient-t-il, ego, ego surtout " –, qui élabore un projet de fabrication clandestine de LSD. Le but : diffuser la drogue par aérosols pour provoquer dans les Bourses européennes des " comportements erratiques collectifs " et une crise mondiale pire qu'en 1929 ! Notre faussaire vivra bien d'autres aventures groupusculaires, comme le projet d'enlèvement de Michel Platini, puis de Michel Hidalgo, lors de la Coupe du monde de football de 1978 en Argentine pour protester contre la dictature. Mais son engagement central concerne l'Espagne, avec les GARI (Groupes armés révolutionnaires internationaux), en soutien aux activistes anarchistes espagnols antifran-quistes du Mouvement ibérique de libération (MIL). Là, il rencontre Jean-Marc Rouillan, mais ne le suivra pas dans le terrorisme d'Action directe.
Souvent comique, le récit évite la complaisance sur certaines dérives gauchistes vers la violence et le banditisme : " Le terme expropriation auréolait les hold-up et ceux qui s'y livraient d'un panache révolutionnaire. L'argent exproprié servait à financer l'organisation. Si de nombreux militants qui réalisaient ces opérations financières donnaient tout, jusqu'au dernier centime, à l'organisation, d'autres mélangèrent les genres." Ces dérives, Cuadrado les explique aussi par le refus du travail salarié, un thème de l'après-68 qui renouait d'ailleurs avec certaines idées anarchistes. Lui-même, qui ne cessa de travailler – souvent à son compte –, porte un regard critique sur ces comportements peu glorieux.
Ayant traversé les épreuves de la prison et de l'exil, Floréal Cuadrado estime être retombé sur ses pieds, tel un chat aux sept vies. Et ce grâce à une " éthique simple et exigeante ", transmise par sa famille anarchiste, " faite du refus de parvenir, de méfiance envers l'argent, les pouvoirs et les croyances sans fondement rationnel ". Sans doute lui a-t-elle appris aussi autre chose : le goût de transmettre.
Les livres-clés
1793 Enquête sur la justice -politique, de William Godwin. Aux sources de l'anarchisme (épuisé).
1840 Qu'est-ce que la propriété ?, de Pierre-Joseph Proudhon. Contient l'une des premières occurrences -positives de l'" anarchisme " (Livre de poche, 2009).
1844 L'Unique et sa propriété, de Max Stirner. L'affirmation d'un anarchisme indivi-dualiste (Hachette livre/BNF, 2012).
1873 Etatisme et anarchie,de Mikhaïl Bakounine. Où l'auteur affirme : " Je détestele communisme " (épuisé).
1875 Les vices ne sont pas des crimes, de Lysander Spooner. La référence de l'individualisme libertaire américain (Les Belles Lettres, 1993).
1892 La Conquête du pain,de Pierre Kropotkine. Une référence pour l'anarchisme espagnol (Le Sextant, 2013).
1947 La Révolution inconnue, de Voline. La grande critique anarchiste du -bolchevisme (Entremonde, 2009-2010).
1965 L'Anarchisme, de Daniel Guérin. Synthèse à succès -parue trois ans avant Mai 68 (Folio, 1987).
Serge Audier
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Claude Pennetier : " Une attention portée à l'individu "
Pour l'un des maîtres d'œuvre du " Dictionnaire biographique du mouvement libertaire francophone ", la puissance d'attraction de l'anarchisme s'explique, entre autres, par le grand nombre de ses penseurs
Fort de son succès depuis sa parution en 2014, Les Anarchistes. Dictionnaire biographique du mouvement libertaire francophone passent en poche. Voici donc à disposition un siècle et demi d'anarchisme raconté en 500 notices de militants, de Bakounine à Sébastien Faure en passant par l'écrivain Octave Mirbeau et le peintre Paul Signac. Organisés sur le modèle du " Maitron ", le Dictionnaire biographique du monde ouvrier, impulsé par Jean Maitron (1910-1987), Les Anarchistes ont mobilisé de nombreux historiens sous la houlette, notamment, de Claude Pennetier, actuel directeur du Maitron. Il est proposé avec l'accès gratuit à la base " Anarchistes " du site Maitron-en-ligne.
Le dictionnaire s'inscrit-il dans un -renouveau de l'historiographie du mouvement libertaire ?
En œuvrant pour une meilleure connaissance des hommes et des femmes qui ont fait l'anarchisme, le dictionnaire participe d'une tentative de renouvellement du sujet, sur lequel les travaux restent insuffisants. Ils sont bien plus nombreux sur le communisme, car ce dernier a eu une très grande influence sur le continent européen et a produit beaucoup d'archives biographiques – à la différence de l'anarchisme, mouvement qui n'avait ni l'équivalent de la commission des cadres du PC ni comptes rendus d'organisation. Les grands travaux sur l'histoire du mouvement libertaire dataient des années 1950, au moment où il a connu, politiquement, une traversée du désert. L'historien Jean Maitron, qui n'était pas libertaire mais avait pour ces mouvements une grande empathie, a soutenu en 1950 sa thèse sur LeMouvement anarchiste en France. 1880-1914.En 1965, René Bianco, militant et historien, fondait le Centre -international de recherches sur l'anarchisme à Marseille. Plus tard encore, -Gaetano Manfredonia a signé des travaux importants. Néanmoins, il existe, aujourd'hui encore, un contraste entre l'intérêt du sujet et la recherche universitaire, encore très mince.
Saisir l'anarchisme par ses hommes et ses femmes est d'autant plus cohérent qu'il y a dans sa tradition une attention portée à l'individu. Les militants ont toujours été sensibles aux itinéraires de leurs aînés, ont voulu comprendre leur parcours, sans effacer d'ailleurs leur vie personnelle. Ils ont pris soin, souvent, de conserver des traces personnelles.
Quelles sont les grandes familles anarchistes ?
Les nuances du monde libertaire rendent la mise en place de catégories compliquée. On peut être libertaire de tant de façons – pensez simplement à l'influence du mouvement dans l'art, par exemple dans la chanson (Ferré, Brassens…). La dimension culturelle est très importante. Néanmoins, incontestablement, il y a un mouvement anarchiste, mais divisé en multiples organisations qui recoupent de grandes sensibilités. Avant 1914, la division passe entre syndicalistes et " individualistes ", ceux-ci donnant la priorité à l'épanouissement et à la liberté personnels dans l'idée que les individus doivent s'agréger de manière la moins autoritaire possible – et qui ne se reconnaissent pas forcément dans le mouvement ouvrier. Entre les deux guerres, après le choc de la révolution russe, la division se fait entre les plateformistes et les synthésistes. Les plateformistes veulent s'ancrer plus profondément dans le mouvement ouvrier, après le succès des bolcheviks. Les synthésistes, plutôt dominants dans la tradition française, organisent la synthèse -entre toutes les tendances (insurrectionalisme, anarcho-syndicalisme, individualisme…). En simplifiant, on peut dire que la Fédération anarchiste est plutôt dans le prolongement du synthésisme et Alternative libertaire plutôt dans celui du plateformisme. Mais les divisions sont liées aussi à la manière de mener l'action syndicale : certains anarchistes sont à la CNT (qui elle-même est divisée), d'autres à FO, d'autres à SUD et certains à la CGT… Néanmoins, même s'il y a des courants, il existe des moments de rencontre entre les anarchistes, comme l'anniversaire du congrès de Saint-Imier (Suisse), qui a vu en 1872 la fondation de l'Internationale antiautoritaire.
Précisons que l'anarchisme haut en couleur, celui de Ravachol et plus tard de la bande à Bonnot, est lié à l'" illégalisme ", un courant minoritaire qui professait que, devant la difficulté à mener l'insurrection, il fallait faire peur au patronat et créer un rapport de force par la menace ou par des comportements violents. Mais l'" illégalisme " a surtout mis le mouvement en très grande difficulté, en suscitant la répression policière.
Olivier Besancenot, l'ancien porte-parole du NPA, a écrit un livre avec Michael Löwy, " Affinités révolutionnaires. Nos étoiles rouges et noires " (Mille et une nuits, 2014),qui rappelle les alliances historiques entre marxistes et anarchistes. Y a-t-il une nouvelle vague d'intérêt politique pour les idées libertaires ?
Le thème est incontestablement à la mode. Sortira à l'automne un film d'Elie Wajeman qui s'appelle, comme notre livre, Les Anarchistes. De plus, les rééditions sont nombreuses (Bakounine, Kropotkine ou même Daniel Guérin)… A mon avis, ce regain d'intérêt s'explique très facilement par l'effondrement du communisme puis par l'échec de la social-démocratie : l'anarchisme propose une autre voie, hors des propositions des partis. Sa force est d'avoir un grand nombre de penseurs, et donc une forte présence d'ouvrages théoriques dans lesquels les courants les plus divers puisent leur inspiration.
Propos recueillis par Julie Clarini